Il y a dix ans, Anna Politkovskaïa était assassinée

Le 7 octobre 2006, la journaliste Anna Politkovskaïa était assassinée à Moscou. Dix ans après, l’enquête n'a toujours pas déterminé qui était le commanditaire. Nous avions rencontré cette femme courageuse, qui nous avait raconté ce qui la poussait à continuer son travail, malgré le danger.

Publié le 07 octobre 2016 à 09h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h04

Jai rencontré Anna Politkovskaïa à Moscou en février 2005. Elle m’avait donné rendez-vous tard le soir, dans le petit appartement où elle vivait avec sa fille et une tribu d’animaux – un chat persan, un chien, des oiseaux. Les yeux d’Anna, c’est ce qui frappait le plus. Le bleu du ciel et l’acier de la détermination, perlé de craintes aussi, pour les siens, pour elle, et pour la Russie. Je relis mes notes. Poutine, évidemment : « Nous avons démarré notre carrière ensemble pendant la seconde guerre tchétchène, disait-elle. Moi dans le journalisme, lui à la tête du pays. Dans mes articles, je m’adresse à lui, au mauvais dirigeant plus qu’à sa personne, dont je me fiche éperdument. Mais il n’a jamais répondu. »

Les arrestations, l’enlèvement trois jours durant, l’empoisonnement dont elle avait fait l’objet en route pour Beslan ? Tout cela l’inquiétait, bien sûr, mais pas au point de lui faire baisser les yeux : sa place était en Russie. Il fallait rester malgré les menaces de mort, parce que chaque année le fil de la démocratie devenait plus ténu, les médias d’opposition, moins nombreux. Rester forte, parce que « Poutine le dit lui-même : “Si tu es faible, tu seras balayé” ». Elle a tenu bon, pour les plus souffrants, ces mères de combattants tchétchènes ou russes qui venaient la voir en larmes, et pour la population russe qui regarde ses journalistes tomber, amorphe. Anna, elle, disait juste son attachement à son journal, Novaïa Gazeta, et sa « chance de pouvoir écrire. Deux articles par semaine, c’est énorme ».

Trop pour ceux qui l’ont fait assassiner. Et jamais suffisant pour ceux qui continuent, en notre nom et pour des contrats de gaz, d’accueillir, d’embrasser, de décorer même le chef du Kremlin. Bref, de lui dérouler le tapis rouge. « Je peux comprendre qu’on fasse du business, mais il y a des limites, dit Anna juste avant qu’on la quitte. C’est une situation déshonorante. Quand je vois le tapis rouge et l’accolade qu’on lui réserve, j’ai mal. » Nous aussi. Olivier Pascal-Mousselard


Entretien avec Anna Politkovskaïa (publié dans Télérama le 4 octobre 2003)

S'il ne restait plus qu'une journaliste russe sur le terrain, ce serait elle. Anna Politkovskaïa, reporter à Novaïa Gazeta, couvre la guerre en Tchétchénie depuis 1999, en dépit des dangers, des intimidations, des arrestations quelquefois musclées dont elle a été victime. En octobre 2002, sa renommée dépasse le cadre de son journal quand elle est sollicitée par les preneurs d'otages du Théâtre de la Doubrovka, à Moscou, pour servir de médiatrice. Elle tiendra ce rôle avec ténacité. Mais, au bout de trois jours, alors qu'elle pense que les négociations vont aboutir, les forces spéciales russes donnent l'assaut, provoquant la mort de quelque cent soixante-dix personnes. En juin dernier, Anna Politkovskaïa a publié son deuxième livre sur la guerre en Tchétchénie, Le Déshonneur russe (1). Témoignage irréfutable, récit parfois à la limite du soutenable, ce livre est de ceux qui forcent à ouvrir les yeux.

En quoi cette deuxième guerre diffère- t-elle de la première ?

La grande différence tient à l'attitude de la population russe. La majorité était contre la première guerre. Aujourd'hui, la société civile se tait. Autre différence : l'opposition tchétchène est en miettes. Les preneurs d'otages, les kamikazes ne sont pas, ne sont plus, des indépendantistes. Ceux qui commettent des attentats sont le plus souvent des gens qui vengent leurs proches.

Quels objectifs vise Vladimir Poutine ?

Au début, cette guerre était pour lui un moyen de cimenter la société russe contre un ennemi identifiable. On n'en est plus là. Il faut considérer qui est vraiment Poutine. Si j'essaie d'être objective, et d'oublier la haine que je peux ressentir à son égard, je dirais qu'il est toujours cet homme venu des rangs intermédiaires de la hiérarchie du KGB. Cela forge une certaine mentalité. Je crois que sa volonté d'exterminer les Tchétchènes n'est que l'expression du désir irrationnel d'un petit “kagébiste”. On peut résumer l'attitude de Poutine d'une phrase : “Moi, je ne baisserai jamais la tête devant les Tchétchènes.”

“Le pouvoir russe, qui est fort et obstiné, n'a de respect que pour les gens forts et obstinés.”

Comment parvenez-vous à faire encore votre métier de journaliste en Tchétchénie ?

J'agis de façon très directe, et je vais jusqu'au bout. Le pouvoir russe, qui est fort et obstiné, n'a de respect que pour les gens forts et obstinés. Et puis j'utilise tous les moyens de pression possibles : je réponds presque toujours aux invitations que l'on me fait à l'étranger pour des conférences ou des débats sur la Tchétchénie, car ce sont autant d'occasions d'enfoncer le clou sur cette guerre atroce. Je pense que cette notoriété internationale est ma meilleure protection.

Cela a-t-il modifié l'attitude des militaires russes à votre égard ?

Les plus bornés n'ont pas changé. Mais, plus que la reconnaissance internationale, c'est la prise d'otages de Moscou qui a changé l'attitude de certains militaires à mon égard. Pas un jour ne passe sans qu'il y ait un attentat et le pouvoir ne parvient pas à arrêter cette vague. Alors, il y a peu, des hauts gradés sont venus me voir pour me demander conseil. Passé le choc de cette démarche, je n'ai pu m'empêcher de leur dire qu'ils réagissaient trop tard, tragiquement trop tard.

Vous expliquez dans votre livre à quel point les Tchétchènes qui informent les journalistes s'exposent à de graves représailles...

En effet, mais je trouve encore des gens sur place qui ont le courage de me donner des informations pour la seule raison qu'ils ont trop besoin de mon aide. Il est difficile, par exemple, d'ouvrir une instruction à la suite d'une plainte sans s'appuyer sur un article de presse. Mais d'autres journalistes russes se rendent en Tchétchénie. J'ai cru comprendre qu'Andreï Babitski [célèbre journaliste de Radio Free Europe capturé par des “bandits tchétchènes” avant d'être relâché, ndlr] essaie d'obtenir une autorisation pour repartir en Tchétchénie. Je regrette simplement que certains écrivent sous pseudonymes. Moi, je suis convaincue que, pour être entendu, il faut agir à découvert.

“La guerre ne développe pas que le cynisme, elle développe aussi des espoirs, même s'ils sont parfois fragiles”

Est-ce que vous avez toujours peur ?

L'homme peut s'entraîner à pratiquer toutes sortes d'activités. Apprendre à surmonter sa peur en est une. Je crois que je suis bien entraînée. Ce qui me pousse à continuer, ce sont les gens qui s'adressent à moi pour que je les aide. Je n'ai pas le droit de refuser, car si quelqu'un demande l'aide d'un journaliste, c'est qu'il a épuisé tous les recours. C'est aussi pour cela que cette guerre est devenue pour moi une affaire personnelle.

Une journaliste française, Sophie Shihab, a expliqué récemment que son travail lui semblait parfois inutile, qu'elle avait l'impression que le monde entier se moquait des Tchétchènes. Pouvez-vous comprendre son découragement ?

Bien sûr. Mais je trouve de temps en temps des petites récompenses qui me permettent de tenir le coup. Je rentre des Etats-Unis où j'ai assisté à une audition au Congrès sur la Tchétchénie. J'ai vu et entendu des membres du Congrès et du département d'Etat décidés à se battre pour que Bush fasse pression sur Poutine. Le département d'Etat a adopté une position que je n'aurais jamais imaginée, compte tenu des relations étroites, fraternelles même, qui lient Bush à Poutine dans leur " lutte contre le terrorisme ". Pour moi, c'était une véritable joie. Et ce sera une bonne nouvelle à annoncer aux Tchétchènes, qui ont vraiment le sentiment d'être abandonnés par tout le monde. La guerre ne développe pas que le cynisme, elle développe aussi des espoirs, même s'ils sont parfois fragiles.

Comment expliquez-vous l'absence de réactions internationales sur la question tchétchène ?

D'abord, par un certain je-m'en-foutisme. Mais aussi, et surtout, parce qu'il est facile pour des hommes politiques de se retrouver dans une sorte d'union sacrée autour de la lutte contre le terrorisme sans s'interroger sur les conséquences de la répression aveugle pour les populations civiles. Je ne comprends donc pas pourquoi les victimes irakiennes révulsent les opposants à la guerre alors que, dans le même temps, personne ne souffle mot sur les meurtres des victimes tchétchènes. J'ai l'impression de vivre dans un monde d'hypocrites où l'on ne voit pas ce qu'on ne veut pas voir. L'arbitraire prévaut. Si demain Poutine décidait d'attaquer l'Ukraine et d'exterminer les Ukrainiens, qui s'opposerait à lui ? 

Propos recueillis par Marie Colmant

(1) Le Déshonneur russe, d'Anna Politkovskaïa. Traduit du russe par Galia Ackerman. Ed. Buchet-Chastel, 224 p., 20 €.

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