Quand Arte teste le sous-titrage collaboratif, les pros se rebiffent

La chaîne franco-allemande se met au “fansubbing”, afin de permettre à ses émissions de circuler dans toute l’Europe. Et les professionnels s’en inquiètent.

Par Jérémie Maire

Publié le 06 octobre 2016 à 14h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h04

Arte veut partir à la conquête de l’Europe grâce aux internautes. En plus du français et de l'allemand, évidemment, mais aussi de l'anglais, de l'espagnol et bientôt du polonais et de l'italien, disponibles sur les différents canaux télé et Web, la chaîne basée à Strasbourg souhaite mettre à disposition une (petite) partie de ses programmes dans des langues supplémentaires. Le projet Arte Europe, développé en partenariat avec la Commission européenne, propose donc de faire traduire par des internautes bénévoles certaines émissions produites par la chaîne, comme Metropolis ou BiTS. Celles-ci sont envoyées sur Amara, plateforme collaborative de traduction et de sous-titrage de vidéos, et soumises à une communauté de sous-titreurs amateurs. Une fois traduites et vérifiées par Arte, elles sont chargées sur la chaîne YouTube Arte in English.

Arte ne s’en cache pas : son projet, qu’elle présente comme une « expérimentation très limitée », s’inspire du phénomène des « fansubbers », ces amateurs de séries qui se plient en quatre pour traduire, le plus vite possible, des sous-titres de leurs shows préférés. Une pratique en général illégale, puisque portant sur des œuvres protégées par le droit d’auteur.

D'ailleurs, pour participer à l'opération d'Arte, les volontaires signent un contrat sur Amara, dans lequel ils acceptent le transfert « du droit d’auteur de [leurs] sous-titres à Arte » et dégagent la chaîne de toute responsabilité « contre toute procédure judiciaire, réclamations ou actions qui pourraient être portées contre lui sur n’importe quelle base, après l’utilisation par Arte des sous-titres, par toute personne qui a participé à la production des sous-titres et par tout tiers qui réclame des droits sur les sous-titres », comme le note Numerama.

Mais les contours flous de ce contrat échauffent les professionnels du sous-titrage, justement déjà remontés contre les « fansubbers » qui pullulent sur Internet. Arte préfère se blinder d’entrée de jeu : « La pratique en soi du “fansubbing” n’est pas réglementée », reconnaît la chaîne, qui dit avoir « fait en sorte qu’elle intervienne dans un cadre légal ». Aucune fiction n’est ainsi concernée par ce projet de sous-titrage collaboratif. « Nous mettons à disposition des émissions, documentaires ou reportages produits par Arte aux fans qui souhaiteraient les faire découvrir à leurs concitoyens, explique la chaîne. Quand ces programmes ne sont pas faits maison, nous stipulons aux producteurs, avec qui nous avons des contrats particuliers – les mêmes qui régissent Arte +7 [la plateforme de replay vidéo de la chaîne, ndlr] – que leurs émissions seront susceptibles d’être sous-titrées. »

Des arguments qui n'empêchent pas Juliette de la Cruz, présidente de l’Association des traducteurs et adaptateur de l’audiovisuel (Ataa), de se dire « choquée » par cette « expérimentation ». « La seule mention de poursuite possible du traducteur s’il y a un problème est inquiétante en soi. » Elle explique que dans le cadre de la législation sur le droit d'auteur, un sous-titre ne peut être modifié sans l'accord de celui qui l'a écrit. Or, le contrat d'Amara précise bien qu'Arte s'arroge un droit de modification. « On fait fi du droit français », tonne Juliette de la Cruz, même si de son côté, Arte promet qu’« aucune modification substantielle » ne serait réalisée sur le travail de ses « fansubbers ».

“S’il n’y avait pas cela, ces programmes ne seraient pas traduits en croate ou en serbe, par exemple. C’est ça ou rien.” Arte

Outre les questions légales, le caractère amateur du fansubbing pose question. « Arte a pourtant fait le choix de la qualité avec des traducteurs en français chevronnés et encadrés, précise de son côté Juliette de la Cruz. Or, on remarque chez elle des disparités avec les autres langues, notamment en anglais et en espagnol. Avec cette plateforme, c’est la même chose. Cela reviendrait-il à dire qu’il y a des langues mineures, qui méritent moins de professionnalisme ? »

Chez Arte, on se protège en comparant l’initiative aux principes collaboratifs d'un site de débats ou de Wikipedia : « Tous les contenus proposés passent évidemment entre les mains de nos traducteurs pour être modérés avant leur mise en ligne. » On précise aussi que « les internautes sur Youtube sont informés que la version visionnée est une version produite dans le cadre du “fansubbing” ».

Est-ce suffisant pour justifier le fait de laisser des amateurs travailler ? « Le principe de notre projet Arte Europe est de privilégier la diffusion des programmes à travers le continent, pas de rogner sur les coûts. Nous parlons d’une niche », explique la chaîne, qui insiste bien sur le fait que ce projet se fait dans un cadre « ponctuel qui n’est pas là pour porter préjudice à la profession de traducteur. » Avant d’ajouter : « S’il n’y avait pas cela, ces programmes ne seraient pas traduits en croate ou en serbe, par exemple. C’est ça ou rien. »

Une sentence peut-être un peu expéditive pour un projet qui a été financé par la Commission européenne à hauteur d’un million d’euros. « Imaginez le nombre d’heures qui auraient pu être traduites avec cet argent ! ironise l’Ataa. On ne peut s’empêcher d’y voir un lien avec les positions de l’Europe sur le droit d’auteur, une exception culturelle française qu’elle n’aime pas beaucoup. » L'association fait d'ailleurs sienne, non sans amertume, la citation d'Umberto Eco : « La langue de l'Europe, c'est la traduction. » 

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