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Audrey Azoulay : "Une femme ne devrait jamais se sentir coupable parce qu'elle travaille"

Audrey Azoulay
Audrey Azoulay, ministre de la Culture. (Paris, 2016.) Photo Louis Teran

Riche de son enfance franco-marocaine, Audrey Azoulay prône l’ouverture de la culture vers d’autres horizons, en particulier, la mode. Son défi ? Valoriser ce précieux patrimoine français. Rencontre avec une femme de dialogue.

On la rencontre durant la trêve estivale, elle est entre deux déplacements, à son bureau de la rue de Valois. Elle est rayonnante – cela saute aux yeux –, immédiatement sympathique, vraiment disponible, et on est tout de suite convaincu que son énergie pourrait déplacer des montagnes. En février dernier, Audrey Azoulay est passée brusquement du poste de conseillère chargée de la culture à l'Élysée à celui de ministre de la Culture, en remplacement de Fleur Pellerin, débarquée.

Issue d'une vieille famille d'Essaouira, au Maroc, fille d'André Azoulay, banquier puis conseiller du roi du Maroc, cette énarque a laissé d'excellents souvenirs au CNC, d'où elle vient. Elle y était numéro deux. Le cinéma est donc son terrain de prédilection, mais il n'est pas le seul. Mme la ministre a évidemment à cœur d'élargir les domaines de la culture car celle-ci représente, tout particulièrement pour elle, issue d'une double civilisation, un vecteur fondamental d'ouverture et d'intégration.

Soucieuse de ne pas mettre la mode de côté - comme en ont parfois donné l'impression ses prédécesseurs -, elle vient de confier à Olivier Saillard (directeur du musée Galliera) une mission sur le patrimoine de la mode en France afin d'en valoriser les ressources exceptionnelles. Un Forum de la mode sera également organisé en décembre 2016 pour permettre aux différents acteurs de la profession de débattre librement des problématiques propres à ce secteur. Rencontre avec une femme engagée et solaire.

Son engagement politique

Lefigaro.fr/madame. - Quel bilan tirez-vous de vos premiers mois au ministère de la Culture ?
Audrey Azoulay. - L'immersion a été immédiate : dès le lendemain de ma nomination, j'étais au Parlement pour défendre la liberté de création des artistes. Aucun des dossiers ne m'était totalement inconnu du fait de mes fonctions précédentes dans le domaine culturel. Évidemment, le plus attendu, qui était perçu comme un casse-tête et même un défi, était celui de l'intermittence. Mais nous avons tous ensemble trouvé un modèle juste et équilibré pour le monde du spectacle, avec à la fois de nouveaux droits mais aussi des économies.

Aviez-vous des appréhensions lors de votre entrée en fonction ?

Un défi qui me tient à cœur : l'ouverture des bibliothèques le dimanche

Non, je ne l'ai jamais envisagée comme cela. C'est une responsabilité importante, mais c'est la plus belle mission qui soit. Dès le début, j'ai souhaité dialoguer, réconcilier, faire avancer les choses à travers des accords professionnels, tel celui de l'intermittence, et aussi un accord dans le cinéma pour renforcer la diversité des films en salles. Parmi les autres défis qui me tiennent à cœur, celui de favoriser l'ouverture des bibliothèques le dimanche. Cela peut paraître anodin, ça ne l'est pas du tout : c'est absolument majeur dans le rapport des familles avec la culture.

Qu'avez-vous appris en grandissant dans une famille de lettrés ?
Plus que la littérature, c'était l'engagement politique qui était au centre des conversations familiales. Les livres ont joué un rôle capital dans mon enfance. Mes parents sont marocains, je suis née et j'ai grandi en France, et je garde en mémoire l'importance qu'ont eue pour moi l'école et la bibliothèque du quartier Beaugrenelle, à Paris, où nous habitions. Ensuite, il y a eu les films, grâce à la télévision. Je suis une enfant du "Ciné-club" et du "Cinéma de minuit". C'est là que j'ai découvert le cinéma de Billy Wilder, de Joseph Mankiewicz, d'Henri-Georges Clouzot, de Marcel Carné ou d'Otto Preminger, des films que je fais aujourd'hui découvrir à mes enfants.

Que vous a apporté votre double culture française et marocaine ? Est-ce un moteur supplémentaire pour faire vivre votre mandat différemment ?
C'est une force, et je l'ai toujours ressentie comme telle quand j'étais plus jeune. On tient souvent un discours très réducteur sur les identités multiples qu'on résume à la religion, à la géographie ou au statut social. En réalité, elles donnent des ouvertures et une grande facilité de dialogue. À Beaugrenelle, où j'ai grandi, donc, il y avait beaucoup d'étrangers - des Iraniens, par exemple. J'ai retrouvé cette ambiance en lisant Désorientale, de Negar Djavadi, sur l'identité et la transmission. Cette sensibilité dont je suis fière trouve des applications très concrètes dans mes fonctions actuelles où la diversité est un sujet majeur. Notre histoire, celle de la France, est faite de cela ; c'est une culture qui s'est enrichie au contact des autres, et cet accueil des étrangers fait partie de notre vocation.

La culture peut-elle sauver le monde ou est-ce naïf de le penser ?

Plus la culture est ouverte et partagée, mieux elle remplit son rôle

Dans l'histoire, elle ne l'a pas sauvé et, en même temps, tout dépend de ce que l'on entend par culture. Plus elle est ouverte et partagée, mieux elle remplit son rôle. Je ne pense pas qu'une culture élitaire puisse contribuer à la cohésion d'une société. D'ailleurs, je tiens à souligner l'importance de la parole politique aujourd'hui : quand la parole divise, elle soutient les forces d'éclatement qui abîment la société. La parole politique a une responsabilité majeure et il nous faut la reconquérir.

Être une femme est-il un atout dans un milieu culturel réputé très résistant ? Depuis Frédéric Mitterrand, il semble que le ministère de la Culture se soit féminisé…
Les artistes s'exposent par leur création, ils ont une sensibilité particulière, et c'est pour cela qu'on les aime. Il faut savoir les accepter et les respecter, car ils ne sont ni consensuels ni instrumentalisables.

Est-ce un atout d'être une femme à ce poste ?
Je suis loin d'être la seule au gouvernement. Le président et le Premier ministre ont été très attentifs à la parité. C'est essentiel pour le pays et pour les femmes. Il y a aujourd'hui un mouvement général qui permet aux femmes d'accéder partout dans le monde à des postes à responsabilité. On leur réserve parfois les situations les plus complexes à gérer, comme au Royaume-Uni, après le Brexit. Mais il reste énormément à faire. Par exemple, pour la direction de grandes institutions culturelles, je reçois plus de candidats que de candidates, parfois je n'en ai même pas du tout et je vais les chercher. L'explication ? Des siècles de domination masculine. (Elle rit.) Les femmes doutent parfois de leur capacité à occuper certains postes. J'en ai été témoin. Au CNC, par exemple, très souvent, des femmes que je voulais promouvoir, ou qui souhaitaient être promues, avaient tendance à sacrifier leur vie personnelle au profit de leur ambition professionnelle. J'ai des souvenirs marquants d'une jeune femme me disant : "Merci de m'avoir fait confiance, je ne ferai pas d'enfants." On ne peut pas accepter que les femmes soient en permanence déchirées entre vie personnelle et vie professionnelle.

Vous, mère de deux enfants, avez-vous trouvé le juste équilibre ?
Personne ne peut tout faire bien. Il y a des moments difficiles. On donne le meilleur et je sais que, peut-être, parfois, des sacrifices sont consentis en chemin. J'ai avancé sur les deux fronts, en me disant qu'une femme ne devrait jamais se sentir coupable parce qu'elle travaille. Heureusement, les modèles évoluent. Par exemple, ma mère ne travaillait pas quand j'étais enfant. J'ai construit mon propre modèle, ce n'est ni celui de mon père ni celui de ma mère, je me suis nourrie des deux.

Le monde dans lequel vous évoluez est-il particulièrement misogyne ?

J'ai eu la chance de travailler avec des hommes féministes

Il l'est, comme le sont tous les lieux de pouvoir. Mais je ne pense pas que cela ait été un frein en ce qui me concerne. J'ai eu la chance de travailler avec des hommes féministes, à commencer par le président de la République. Après, bien sûr, il y a dans la vie politique un machisme latent, mais il faut savoir s'en protéger et avancer malgré tout.

Avez-vous des modèles ?
Simone Veil, qui a apporté une parole et laissé une vraie trace. Il y a aussi une figure qui a toujours été importante à mes yeux, celle de Jean Zay, ministre du Front populaire, grand résistant assassiné en 1944. Pendant sa captivité, il écrivait des textes très beaux sur la reconstruction de la France à laquelle il pensait participer. Il a été le fondateur de la politique du cinéma, en engageant la rénovation de l'industrie cinématographique et en participant à la création du Festival de Cannes, et il a fait beaucoup pour la culture populaire et les enfants.

Êtes-vous une ministre féministe ?
Bien sûr. Je suis extrêmement attentive à la place des femmes, je veux les promouvoir, aller les chercher, leur dire qu'elles peuvent et parfois qu'elles doivent. La culture doit être aux avant-gardes, c'est à nous, c'est à moi d'être ambitieuse pour les femmes. Je n'ai pas peur de me battre, de m'engager pour cela. La culture, c'est un ministère de combat.

Une dernière chose : quel est votre sentiment concernant le feuilleton national de l'été, celui du burkini ?
C'est une polémique qui a trop duré et qui laisse un goût désagréable. On est dans la caricature de la pratique, qui est minoritaire, et celle d'un discours qui peut très vite se durcir et engendrer de la violence. À titre personnel, je pense que le port du burkini ne correspond pas aux valeurs qui sont les nôtres dans l'espace public et, comme par hasard, cette pratique s'exerce contre le corps de la femme. Ce n'est pas le modèle de société que je souhaite.

"J'aime la mode en tant que femme et comme ministre"

Audrey Azoulay
Audrey Azoulay, ministre de la Culture. (Paris, septembre 2016.) Photo Louis Teran

Quel rapport entretenez-vous avec la mode ?
J'y suis très attachée en tant que femme et comme ministre. C'est la rencontre de la création la plus libre et de l'industrie. La haute couture est une spécificité française. Nous avons à la fois des talents créatifs - des maîtres et des stylistes émergents - et des champions de l'industrie du luxe qui font rayonner la France à l'étranger.

Avez-vous des stylistes de prédilection ?
J'en aime beaucoup, même si je ne porte pas forcément leurs créations. Je pense à Azzedine Alaïa en tout premier lieu. C'est le créateur qui sublime le corps de la femme et qui le respecte. Je suis sensible à son histoire personnelle, celle d'un Tunisien devenu un maître français. Il est impossible de ne pas citer les grandes maisons - Chanel, Dior, Saint Laurent - qui ont réussi des choses exceptionnelles et qui savent se renouveler. Je suis avec attention le travail de Bouchra Jarrar et de Roland Mouret.

Une femme ministre est-elle contrainte d'effacer sa féminité ?

Il est hors de question d'effacer ma féminité

Surtout pas ! Bien sûr, le monde politique possède ses codes, y compris pour les hommes. Dans le respect de ces codes, il est hors de question d'effacer ma féminité et je n'ai pas eu l'impression de le faire depuis ma prise de fonction. Défendre la place des femmes dans la vie politique, ne pas s'excuser d'être une femme, cela passe aussi par cela.

Des interdits ?
Je ne portais pas de minijupes avant ma nomination, je n'ai pas eu à les remiser…

Theresa May, Premier ministre du Royaume-Uni, a convié récemment la crème de la mode anglaise. Qu'allez-vous faire pour défendre ce secteur en France ?
Le ministère est un lieu de vie et une vitrine pour la création. Récemment, nous avons accueilli au Palais-Royal le défilé Louis Vuitton et encore celui d'Isabel Marant. À l'occasion de la Fashion Week, nous exposerons les réalisations de la nouvelle génération de créateurs lauréats de l'édition 2016 du Festival de mode et de photographie à Hyères, que j'ai eu la chance de découvrir en avril dernier. Nous avons en France un patrimoine exceptionnel. J'ai eu le bonheur, il y a quelques semaines, de visiter la maison Saint Laurent et d'admirer ses remarquables collections. Ce patrimoine, nous devons le préserver et le partager avec le public. C'est le sens de la mission que j'ai confiée à Olivier Saillard.

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37 commentaires
  • anonyme

    le

    Si une femme échange la santé physique et mentale de ses enfants contre sa carrière alors oui, elle doit se sentir coupable.

  • Ben_Voyons

    le

    il faudrait qu'elle prenne le métro, un de ces jours.
    ça lui ferait une expérience.

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