Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

Transports

Grande distribution et voiture individuelle : comment la France a tué ses villes

A cause de la grande distribution et de la voiture individuelle, les villes se meurent : les commerces sont désertés et la population est paupérisée. Dans son nouveau livre, Olivier Razemon raconte comment on en est arrivé là et quoi faire pour redresser la barre. Reporterre publie des bonnes feuilles de Comment la France a tué ses villes.

Olivier Razemon est journaliste, spécialiste des transports. Les lecteurs de Reporterre le connaissent notamment pour sa participation à un atelier média avec une dizaine d’enfants de la maison de quartier du Haut-Pantin, dans le cadre du projet Climat et quartiers populaires. Son livre, Comment la France a tué ses villes, est édité par Rue de l’échiquier. Nous en publions les bonnes feuilles ci-dessous.

Olivier Razemon.

« À Dunkerque, je ne peux pas me vanter d’avoir écumé les boîtes de nuit. Ça m’a semblé d’une tristesse, cette ville ! C’est un port, certes, mais ce qui marche vraiment, ce sont les cigarettes et l’alcool. » En mai 2015, en pleine promotion du film La Tête haute où elle incarne une juge des enfants, Catherine Deneuve évoque amèrement ses journées de tournage. Comme lorsque Le Monde avait qualifié Saint-Étienne de « capitale des taudis », les réactions, à Dunkerque, alternent entre fureur et raillerie. La Voix du Nord se fend d’un billet assassin. Un groupe Facebook invite à « boycotter le film ». La ville de Dunkerque réclame des excuses et le maire, Patrice Vergriete (divers gauche), réagit, toujours dans le quotidien régional : « Madame Deneuve a-t-elle seulement posé ses yeux sur notre longue et belle plage de sable fin ? A-t-elle pris la peine de découvrir notre ancien port historique ? D’admirer notre trois-mâts, le Duchesse Anne ? » Et l’édile d’inviter la star à passer quelques jours dans la ville portuaire, « pour lui faire découvrir le territoire et sa population ».

Retraçons un instant son séjour. Durant le tournage, Catherine Deneuve ne loge pas à Dunkerque, mais dans un hôtel prestigieux du mont Cassel, à une vingtaine de kilomètres de la ville. Un chauffeur est chargé chaque matin de la conduire sur le lieu du tournage. On peut raisonnablement supposer qu’il s’agit d’une luxueuse berline aux vitres teintées. De son siège capitonné, la star aperçoit ce que toute ville moyenne donne à voir, de nos jours, en France : des vitrines vides, quelques bistrots, des voitures garées sur les trottoirs, mais aussi beaucoup de gens qui se déplacent à pied, essentiellement des hommes car la rue est masculine, des hommes pas très riches, peut-être une cigarette à la main. Mais ce dont Catherine Deneuve ne se doute a priori pas, ni dans sa berline, ni, de retour à Paris, des balcons de son appartement de la place Saint-Sulpice, c’est que dans toutes les villes, aujourd’hui, on peut observer ce qu’elle a vu à Dunkerque. Il faut passer sa vie en plein centre de Paris pour imaginer encore des cités de province prospères, animées par des boutiques de quartier où le notaire soulève son chapeau pour saluer la mercière.

Morts pour la France

La crise urbaine s’aggrave d’année en année. L’alerte est donnée à la fois par les spécialistes du commerce et les élus locaux, qui constatent, de concert, la prolifération des vitrines vides. Depuis le début des années 2010, les témoignages abondent, les reportages fleurissent, les statistiques confirment. Dans la presse régionale comme dans les journaux télévisés, le thème de la ville sinistrée suscite de temps à autre « un sujet ». Les téléspectateurs découvrent le triste sort de ces commerçants et artisans qui décalent de mois en mois le paiement de leurs factures, et n’osent pas l’avouer à leur entourage.

On se penche alors sur le malaise de ces entrepreneurs, prompts à attribuer leurs difficultés, pêle-mêle, aux taxes, aux impôts, à la complexité des normes, aux difficultés d’embauche, aux charges sociales et à la concurrence d’Internet. En janvier 2014, à Breteuil (4.500 habitants, Oise), des restaurateurs, buralistes, coiffeurs, boulangers, tous installés dans le centre-ville, installent des planches en forme de cercueil sur le devant de leur boutique. « Ceci est l’avenir de vos commerçants » puis, en lettres capitales, « morts pour la France », peut-on lire sur le bois verni. En quelques semaines, la « mode » des cercueils se répand dans d’autres villes du département et jusque dans la préfecture régionale, Amiens. Les médias évoquent alors le « ras-le-bol fiscal ».

À l’approche des élections municipales de 2014, les reportages dans les villes convoitées par le Front national racontent à peu de choses près la même histoire. À Perpignan, Fréjus (Var), Hayange (Moselle) ou Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), le centre-ville est « à l’agonie », constatent les journalistes. Les caméras filment les stores baissés, les trottoirs délabrés, les détaillants désespérés et le maire sortant qui avoue son impuissance. « Dans le centre vivent ceux qui n’arrivent pas à accéder à des logements sociaux faute de places disponibles ; ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter une voiture », peut-on lire dans Le Monde à propos de Hayange. L’accumulation de ces images finit par dresser un constat : en France, les villes meurent.

(…)

À Toulon, dans le Var.

« Les rues se sont éteintes comme des lampes », peut-on lire sur « Vierzonitude », un blog qui décrit avec acrimonie la désaffection du centre-ville de Vierzon et l’extension des zones commerciales. La sous-préfecture du Cher est devenue « un mouroir commercial », y compris le long de la nationale 20, « la route d’Espagne », autrefois hyper fréquentée. La ville moyenne s’étiole, décline, se paupérise. C’est l’impression que ressent le flâneur, à Vierzon comme ailleurs. Mais ce n’est pas seulement une impression. Les chiffres et les données sont implacables.

C’est le symptôme le plus flagrant de la crise urbaine : les vitrines vides et sombres, les façades aveugles, les stores métalliques baissés. En 2016, le photographe Thibaut Derien a publié un recueil de clichés pris dans de nombreuses villes françaises et intitulé J’habite une ville fantôme. La plupart des centres urbains sont touchés, à des degrés divers. La presse régionale est coutumière de ces articles consacrés au « dernier poissonnier de Montauban » ou à la rue Lafayette de Landerneau (Finistère), devenue, selon l’écrivain Hervé Bellec, « la rue Lafaillite ».

L’agonie du petit commerce

La douleur du petit commerce est mesurée méthodiquement par Procos, la fédération pour l’urbanisme et le développement du commerce spécialisé, qui rassemble 260 enseignes, d’André à Zara en passant par Flunch, Krys et McDonald’s. Chaque année, au mois de juin, Procos publie pour les 300 plus grandes villes françaises le taux de vacance commerciale, la proportion de locaux inoccupés à un moment donné. Depuis le début des années 2000, cette variable progresse d’année en année, tandis que la durée entre deux baux ne cesse de s’allonger. En 2015, le taux de vacance dans les centres des 300 villes étudiées atteignait 9,5 %, soit un point de plus qu’en 2014, 1,7 point de plus qu’en 2013 et 2,3 points de plus qu’en 2012. Non seulement la conjoncture se dégrade, mais la tendance s’accélère. Les villes petites et moyennes sont les plus touchées : en 2015, le taux de vacance ne dépasse pas 6,3 % pour les agglomérations de plus de 500.000 habitants (moins de 5 % à Nantes, Strasbourg, Lyon ou Toulouse), mais atteint 11,1 % dans les villes de moins de 50.000 habitants, et même 11,3 % dans celles qui comprennent entre 50.000 et 100.000 habitants. Et l’écart entre les grandes et les petites villes ne cesse de croître. Pascal Madry, directeur de Procos, tire la sonnette d’alarme. « Nous fixons le seuil d’alerte à 10 %. Or, ce niveau est dépassé dans une centaine de villes sur 300 », constate-t-il. Le phénomène touche désormais les surfaces commerciales périphériques. La vacance atteignait, en 2014, 7,6 % des galeries des centres commerciaux et parcs d’activités commerciales, contre 4,3 % en 2001. Dans le jargon de la grande distribution, les galeries jouxtent un centre commercial, en général dans le même bâtiment, tandis qu’un parc d’activité comporte plusieurs magasins de moyenne surface, souvent des bâtiments de plain-pied en tôle ondulée qu’en langage courant on appelle « zone commerciale ».

La méthode de Procos, qui permet de connaître la vacance commerciale à la décimale près, est logique, précise, systématique. Chaque année, entre les mois de mai et septembre, mais en évitant le mois d’août, des chargés de mission de la structure parcourent les villes et dénombrent les boutiques vides. Ce procédé, bien construit, comporte toutefois quelques biais. Tout d’abord, le constat se limite à l’hyper centre, ces quelques rues proches de la mairie ou de la place principale, « où nos adhérents sont susceptibles de s’installer », dit Pascal Madry. Les adhérents de Procos, de célèbres marques soucieuses de leur réputation, se montrent en effet très exigeants en termes de localisation. Ce choix explique pourquoi certaines villes, prospères sur le papier, présentent un paysage urbain sinistré. C’est le cas de Saint-Étienne : la vacance y était officiellement de 7 % en 2014, mais le comptage ne prend pas en compte les dizaines de rues, pourtant assez centrales, dévastées par la déprise commerciale. De fait, les enseignes ne veulent déjà plus s’y installer. Enfin, Procos ne répertorie pas non plus la vitalité des commerces de quartier, ces boulangeries, boucheries, cafés, petits restaurants, épiceries ou quincailleries qui animent un simple carrefour ou une cité et lui donnent parfois une vigueur de village.

(…)

Étalement pavillonnaire en vue à Saint-Inglevert, dans le Pas-de-Calais.

Écoutons le diagnostic des habitants : « Le problème, c’est qu’ici, les gens vont à l’hypermarché au lieu de faire leurs courses en ville. » Dans cette phrase, il se trouve un terme en apparence anodin, mais en réalité primordial : « vont », le verbe « aller ». Donc, les gens « vont » à l’hypermarché. Mais comment y vont-ils donc ? Quel moyen de transport utilisent-ils pour se rendre dans le temple de la consommation plutôt que dans le magasin qui se trouve dans leur quartier ? La réponse, on la connaît : quand les gens « vont », en fait, ils conduisent.

De nos jours, les distances ne signifient plus grand-chose. « Ce samedi, je vais faire des courses à Marseille » peut vouloir dire, aussi bien, baguenauder rue Paradis ou passer deux heures au centre commercial de Plan de campagne, à 15 kilomètres de la Canebière.

La motorisation provoque une confusion des échelles. Les adverbes et locutions « près », « à côté », « loin », ne signifient pas la même chose selon qu’on se déplace avec un moteur ou sans. « Au cœur de la grande région » ou « au centre de l’agglomération » désignent bien souvent « en pleine campagne, à 10 km des centres urbains ». Les agents immobiliers, comme tout le monde, ont pris l’habitude de communiquer en minutes, et non en kilomètres : « Votre terrain à bâtir à seulement 5 minutes des commerces. » On peut même habiter à quelques kilomètres d’une préfecture de 50.000 habitants, profiter régulièrement de tous les services générés par cette proximité (les géographes disent « aménités »), et ne jamais mettre les pieds sur la place de l’hôtel de ville.

La mort par étouffement

Le commerce de proximité se trompe lorsqu’il mise sur un usage rationnel de la voiture individuelle. Tous les commerçants, ainsi que les chambres de commerce ou les élus, rêvent de cette famille tranquille et heureuse qui stationne sagement son véhicule sur un emplacement légal avant d’aller faire ses courses, remplir le coffre de victuailles et de gros paquets, puis repartir sereinement vers la proche périphérie ! Las, cette image de voiture-caddie méconnaît l’utilisation réelle de l’objet. Dans la vraie vie, quand on se met au volant, on ne se soucie pas de la survie du commerce local.

L’hypermobilité motorisée permanente entraîne en revanche des nuisances considérables qui finissent par corroder, avilir, disloquer le territoire. Les premières études révélant les impacts de la voiture sur le milieu urbain datent des années 1960 ou 1970, souligne Frédéric Héran dans La Ville morcelée, un ouvrage consacré aux « effets de coupure en milieu urbain ». « Les choses en sont venues à ce point que tous les services urbains dépendent étroitement de la circulation automobile. Celle-ci prend à la fois aux habitants des banlieues le temps et l’espace. Il en résulte des sentiments de frustration et des accès de mauvaise humeur car, sous le beau prétexte d’augmenter la vitesse de circulation, on ne parvient en fait qu’à la ralentir, à rendre les rencontres plus difficiles en dispersant dans un vaste secteur régional les fragments épars de la cité », observait l’historien américain Lewis Mumford, spécialisé dans l’histoire de la technologie, en… 1961.

Pour comprendre à quoi ressemble une ville entièrement dominée par la voiture, on peut certes s’envoler pour Atlanta, Beyrouth ou Shanghai. On peut aussi se contenter de traverser Saint-Nazaire ou Bar-le-Duc un mardi après-midi.


-  Comment la France a tué ses villes, par Olivier Razemon, éditions Rue de l’échiquier, 208 p., 18 €.

Fermer Précedent Suivant

legende