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Le Sénat réforme la loi sur la presse en facilitant les poursuites contre les internautes

Après un passage en commission spéciale et un examen en séance publique, le texte version sénatoriale met encore largement à mal la loi de 1881 sur la liberté de la presse.

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Publié le 13 octobre 2016 à 17h45, modifié le 14 octobre 2016 à 18h18

Temps de Lecture 4 min.

Les sénateurs ont achevé dans la nuit de mercredi 12 au jeudi 13 octobre l’examen en séance publique de l’article 37 du projet de loi sur l’égalité et la citoyenneté, qui modifie en profondeur la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Un texte fondateur qui encadre notamment les délits de diffamation ou d’injure.

Le projet de loi a suscité une vive levée de bouclier après son examen en commission des lois. Les sénateurs avaient notamment décidé que le délai de prescription ne s’enclencherait, pour les propos tenus en ligne, qu’à partir de la date de retrait des contenus, ouvrant la porte à l’imprescriptibilité des délits dits « de presse ». Plusieurs sociétés de journalistes avaient sonné l’alarme.

Après un passage en commission spéciale, une rencontre avec certains syndicats patronaux de presse et un examen en séance publique, et malgré quelques adaptations, le texte version sénatoriale met encore largement à mal le délicat et vénérable édifice de la loi de 1881.

Malgré son appellation, la loi de 1881 sur la liberté de la presse ne concerne pas seulement la presse. Il est loin, le temps où les journalistes avaient le monopole de la parole publique : ils le partagent désormais avec les 40 millions d’internautes français, à qui la loi de 1881 s’applique également et que les changements concoctés par les sénateurs concernent au premier chef.

Un an de durée de prescription

Les sénateurs ont ainsi modifié les dispositions concernant la prescription des délits de presse (injure, diffamation, etc.). Aujourd’hui, une personne qui s’estime injuriée ou diffamée dispose de trois mois pour porter plainte – à l’issue de ce délai, l’auteur d’un contenu ne peut plus faire l’objet de poursuites. La nouvelle version de la loi étend ce délai à un an, avec une dérogation pour les articles publiés sur Internet qui seraient aussi imprimés dans un journal papier.

« C’est ubuesque, le Sénat joue les apprentis sorciers, c’est sans queue ni tête », tempête Jean-Christophe Bigot, avocat spécialisé du droit de la presse. Il note qu’au sein d’un même titre de presse, les articles publiés uniquement sur Internet n’allaient pas être soumis au même régime juridique que ceux publiés sur le papier. Sans oublier que les titres de presse ne publiant que sur Internet, les podcasts ou la télévision de rattrapage sont totalement exclus de ce délai raccourci de prescription.

Les sénateurs ont aussi mis à bas un mécanisme fondamental de loi sur la liberté de la presse : celui qui empêchait le juge de requalifier les faits qui lui étaient soumis. Autrement dit, si un individu se présentait au juge affirmant être diffamé et que ce dernier estimait au contraire qu’il s’agissait d’une simple injure, la procédure était annulée. Ce dispositif obligeait l’accusation à parfaitement préciser son attaque, au risque d’être déboutée : en miroir, cela protégeait la défense et donc la liberté d’expression.

Plus inquiétant encore, le texte fait sauter un autre verrou essentiel : les poursuites au civil, parfois entreprises en complément des poursuites au pénal, seront affranchies des obligations formelles spécifiques au droit de la presse, qui sont largement favorables à la défense. Cela facilitera donc de nombreuses poursuites et « cela concernera n’importe quel propos portant préjudice à autrui », souligne M. Bigot.

Les sénateurs ont souhaité exclure les « journalistes professionnels » de ce champ – mais pas les internautes de manière générale qui pourront donc se voir assignés devant les tribunaux de commerce, sans bénéficier du régime favorable actuel, par quiconque s’estimera lésé par leurs propos.

Contre les « corbeaux »

Quelle mouche a donc piqué les sénateurs ? La loi de 1881 avait pour vocation de protéger la presse : à l’heure d’Internet, c’est la liberté d’expression de 40 millions de Français qu’elle doit encadrer. C’est justement pour adapter le droit à Internet que le législateur entend rénover la loi de 1881.

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Lors de l’examen du texte au Sénat, on a pu réentendre des débats que l’on croyait avoir abandonnés au début des années 2000 sur les abus des espaces de discussion en ligne et la « loi silencieuse face à l’émergence d’Internet », selon les mots, mercredi soir, de François Pillet, sénateur Les Républicains du Cher, auteur d’un rapport sur le sujet publié cet été. Quitte à oublier au passage que ladite loi de 1881, à défaut d’être toujours efficace, s’applique déjà aux réseaux sociaux et débouche régulièrement sur des condamnations.

Pourquoi le Sénat a-t-il choisi de modifier si profondément ce texte ? Les sénateurs présents en séance affirmaient, le 12 octobre, vouloir contrer « les journalistes ou analystes autoproclamés » (François Pillet), les « commentaires anonymes et vengeurs qui émaillent les articles en ligne » (Jacques Mézard, RDSE, Cantal), voire même les « corbeaux numériques » (Françoise Gatel, UDI, Ille-et-Vilaine).

Pour ce faire, les sénateurs semblent avoir oublié la place prise par Internet dans la liberté d’expression de leurs concitoyens. « L’Internet est aujourd’hui devenu l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à la liberté d’expression et d’information », jugeait par exemple la Cour européenne des droits de l’homme en 2012. « La liberté d’expression des internautes mérite aussi d’être défendue », estimait d’ailleurs Patrick Kanner, ministre de la ville, de la jeunesse et des sports dans la nuit de mercredi à jeudi, au son des protestations de la droite. « La liberté d’injurier ! », lui a répondu François-Noël Buffet (Les Républicains, Rhône).

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