« A la télévision, l’Egypte ressemble à Vienne ; on descend dans la rue, on découvre que c’est la cousine de la Somalie. » Dans une Egypte en pleine crise économique, cette réplique cinglante a été massivement reprise sur les réseaux sociaux. Elle a été prononcée sur un ton mêlant colère et consternation par Mostafa, un conducteur de tuk-tuk, ces tricycles à moteur qui font office de taxi, au micro du journaliste Amr Al-Leissy, dans une émission diffusée mercredi 12 octobre sur la chaîne privée Al-Hayah (« la vie »).
Depuis, la vidéo, est devenue virale, et ce « diplômé en tuk-tuk », comme il se décrit lui-même avec ironie, un symbole de la colère d’une majeure partie de la population, confrontée à la hausse des prix et à la dégradation des services publics. Ces paroles ont fait le tour des réseaux sociaux. « Avant l’élection présidentielle [de mai 2014, dont le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi est sorti victorieux], nous avions du sucre, du riz et nous l’exportions. Que s’est-il passé ? Nous voulons comprendre ! », interpelle-t-il.
Controverses autour de la vidéo
Le jeune chauffeur n’a pas de mots assez durs pour pourfendre l’incurie de l’élite politique égyptienne. « Un pays avec un Parlement, une armée, des services de renseignement intérieur et extérieur, vingt ministères : comment sa situation peut-elle être celle-là ? » Convoquant le souvenir d’un passé glorieux, il assure : « Les trois choses les plus importantes pour qu’un pays se développe sont l’éducation, la santé et l’agriculture. Si le citoyen avait accès à ces choses-là, seul Dieu pourrait surpasser ce pays ! »
Vue près de 6 millions de fois sur la page Facebook de la chaîne Al-Hayah, la vidéo a suscité le soutien des internautes autour du hashtag en arabe #Jesuisdiplôméentuktuk. A leurs yeux, ce père de deux enfants, vivant dans la périphérie du Caire, résume en trois minutes toute la situation du pays et ce que 91 millions d’Egyptiens pensent. Quelques jours après la colère du chauffeur de tuk-tuk, la vidéo d’un chauffeur de taxi s’immolant par le feu en criant qu’il n’avait plus rien à manger a, elle aussi, fait le tour des réseaux sociaux : son geste a rappelé celui du Tunisien Mohamed Bouazizi, en 2011, à l’origine de la révolution contre Ben Ali, puis des « printemps arabes ».
Toutefois, des doutes ont rapidement été émis sur la spontanéité du jeune conducteur au discours parfaitement ciselé. Trop, selon certains, pour une personne non éduquée. D’autres, parmi les plus fidèles du régime, insinuent que l’interview aurait été commandée par le journaliste Amr Al-Leissy, ou que le chauffeur aurait été payé par lui pour « répandre le pessimisme », une accusation qui a valu des poursuites judiciaires à certains militants. Face à ces mises en cause, Amr Al-Leissy, ainsi que le producteur Mohamed Al-Komy, ont assuré que ce micro-trottoir est authentique.
Certains, enfin, n’ont pas manqué de rappeler les accointances du journaliste, pourtant rapidement reniées, avec l’ancien président Mohamed Morsi, un membre des Frères musulmans déchu de son poste lors du coup d’Etat de juillet 2013. Alors que, selon Amr Al-Leissy, le premier ministre Chérif Ismaïl aurait émis le souhait de rencontrer le désormais célèbre chauffeur, les rumeurs de l’arrestation de ce dernier se sont très vite répandues. Interrogé par la police, Mostafa aurait été libéré et se cacherait désormais pour protéger sa famille.
Réactions politiques immédiates
Les mots qu’il a prononcés ont retenti jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. Dans ce qui est considéré comme une réponse à ce buzz inhabituel, le président Abdel Fattah Al-Sissi, s’exprimant devant les médias gouvernementaux, le 15 octobre, les a appelés à agir dans l’intérêt de l’Egypte, affirmant notamment que « les réseaux sociaux peuvent être instrumentalisés par des agents étrangers pour détruire de l’intérieur des Etats ».
Cette rhétorique répétée à l’envi par le président d’un Etat figurant parmi les premiers geôliers de journalistes au monde, n’est pas restée sans suite. La chaîne Al-Hayah a annoncé le lendemain que Amr Al-Leissy, le présentateur de l’émission concernée, a pris ses « congés annuels ». Si Amr Al-Leissy assure qu’il ne s’agit pas d’une sanction politique et qu’il sera bientôt de retour à l’antenne, cet étonnant concours de circonstances rappelle celui qui a conduit au limogeage de la journaliste Rania Badawi d’ONTV : après le premier épisode de son émission « Kol Youm » (« tous les jours »), celle-ci avait été jugée trop critique envers la ministre de l’investissement, Dalia Khoshid. Comme Al-Hayah, ONTV appartient à un homme d’affaires proche du régime.
Dépassée par un scandale dont elle se serait probablement passée, la chaîne Al-Hayah a décidé de supprimer la vidéo du chauffeur de tuk-tuk de son compte Facebook ainsi que de celui du présentateur Amr Al-Eleissy.
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