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Le journal de bord d’un enseignant en prison

Trente mois d'éducation carcérale avec des élèves en attente de jugement et des collègues complotistes.

Illustrations : Stephen Maurice Graham

Les noms et les détails personnels ont été changés afin de protéger l'anonymat de l'auteur.

Mois 0-3
Je suis placé sous la tutelle d'Ellen, dont l'âge avoisine les 45 ans. Ellen fait partie de la quatrième génération de sa famille à occuper un poste à la prison.

Elle m'accueille de manière assez directe :

« Ne va surtout pas croire que tu arriveras à les changer. »

J'esquisse un sourire et lui réponds « OK. »

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Les cours du matin durent trois heures et demie. La recherche suggère que la durée optimale de concentration pour un adulte qui a reçu une éducation classique est comprise entre 20 et 25 minutes. La plupart des prisonniers auxquels j'enseigne ne possèdent pas de diplôme, et plusieurs d'entre eux ont arrêté l'école entre huit et onze ans.

À peine cinq minutes après le début du cours, Ellen a expliqué à un prisonnier nommé Kris qu'il aura un avertissement écrit s'il ne termine pas ses additions et ses soustractions. Tous les détenus qui étudient dans notre département doivent signer un document expliquant qu'ils doivent finir tous les travaux demandés sous peine de sanctions disciplinaires.

Plusieurs motifs nous obligent à donner un avertissement aux prisonniers – par exemple, si on les trouve en train de fumer dans les toilettes du département éducatif, de jurer en classe, de ramener une feuille à carreaux dans leur cellule ou de dessiner un pénis en érection sur le tableau. Il s'agit d'un système flexible qui laisse énormément de place à la subjectivité. Une professeur qui répond au nom de Tracy a donné un avertissement écrit à l'un des prisonniers pour avoir lâché un rot insolent. Il est probablement judicieux de noter que le simple fait de recevoir un avertissement peut retarder le transfert d'un prisonnier dans une prison ouverte, parfois jusqu'à trois mois.

Après avoir fini ses calculs, Kris s'amuse à lancer une petite gomme sur un autre prisonnier surnommé Scratchy. Ce dernier dort pendant la première heure et demie de chaque session parce qu'il bénéficie d'un traitement qui ne peut être pris qu'à certaines heures de la journée. Ellen explique à Kris que s'il continue de lancer de la gomme sur Scratchy, il aura un avertissement. Ellen se retourne et repart vers son bureau. Kris me regarde et sourit. Je regarde Kris et lui souris également.

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J'ai la chance d'avoir Kris dans ma classe pour mon premier cours. Il fait un mètre quatre-vingt et a une corpulence sèche et musclée, le crâne rasé et des sourcils et des cils blonds presque invisibles. Kris est assez connu dans la prison, et les autres détenus sont aussi bien influencés qu'intimidés par sa personnalité. Vu qu'il est en détention préventive, Kris a le droit de porter ses propres vêtements : un maillot de rugby moulant sur un jean coupe droite et des Air Max noires. Le premier jour où je me retrouve seul face à la classe, Kris se balance sur sa chaise et sourit frénétiquement pendant que je détaille les objectifs de la leçon. Il m'interpelle : « Salut, Tricky-Dicky. »

Je réponds : « Oui, Crispin ? »

Il dit, « Crispin ? T'es complètement cinglé, Dicky. »

La matinée se passe plutôt bien et une fois que tout le monde a terminé, Kris récolte les feuilles et les amène à mon bureau, puis nous nous relayons pour jouer tous ensemble au pendu sur le tableau.

Une fois les détenus partis, Ellen me regarde et me dit : « Tu aurais dû lui donner un avertissement écrit. »

Mois 3 à 6
« Learn 2 live 4 life » est un cours de motivation. Les prisonniers sont envoyés à ce cours s'ils refusent de s'engager dans un job offert par la prison ou dans le programme éducatif – ou s'ils se sont fait virer.

Je donne le cours en duo avec une fille nommée Charlotte ; l'expression sur son visage montre un sentiment permanent de déception et de ressentiment, et les détenus essayent souvent de jouer là-dessus pour nous monter l'un contre l'autre. Un détenu du nom de Nicolas s'adresse à Charlotte en privé et lui dit qu'il se sent victimisé parce que je refuse de l'appeler par son surnom. Nicolas est blanc et son surnom est « Paki ». Charlotte m'approche avec un visage qui exprime la colère et m'explique que je ne comprends pas la culture des classes populaires et que je devrais avoir plus d'empathie pour « Paki ». Je souris et dit :

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« Ça me semble un peu problématique. »

Mois 6 à 18
Je remplace pas mal de profs absents ou malades sur différents cours durant cette période.

Au début, ça m'est égal puisque ça me donne l'occasion de voir d'autres classes, mais assez rapidement je me sens dévalué et je m'ennuie. Du coup, j'ai choisi d'analyser quelques-uns des autres professeurs :

Nigel : Croit en la peine de mort pour les pédophiles et les meurtriers et mange de l'agneau vindaloo micro-ondé à raison de trois fois par semaine. Il parle énormément de ses enfants, la plupart du temps en des termes positifs, mais parle de sa belle-fille en l'appelant « la Jap' » à plusieurs occasions. Ne m'adresse plus la parole pendant à peu près cinq mois après que j'ai exprimé mon soutien à la décentralisation.

Davina : Me lance des piques passives agressives à propos d'un pet nauséabond, certes, que j'ai laissé échapper pendant une réunion. Elle fait partie des rares profs diplômées ayant une « passion » perceptible pour sa matière, mais elle est souvent en arrêt maladie et a décidé de prendre part aux départs volontaires.

Philippa : Adresse une plainte écrite à propos d'un statut Facebook en rapport avec le boulot d'un autre professeur. Adresse une plainte écrite contre un autre professeur parce qu'il a donné aux prisonniers davantage que le sachet de thé, la dose de lait, et le sucre autorisés par pause-café. Adresse une plainte écrite contre un autre professeur parce qu'il a fait un check avec un détenu. Aime voyager et découvrir d'autres cultures.

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David : Aime à me parler, à moi et rien qu'à moi, de théories du complot. Me demande comment ouvrir un compte Twitter. Adresse une plainte écrite contre Philippa parce qu'elle s'est moquée de sa coupe de cheveux, puis prend part aux départs volontaires.

Mois 18 à 24
Il y a des changements dans le régime de la prison, de nouvelles politiques et de nouveaux objectifs en termes de présence en classe. Dans ma classe, il y a assez de tables pour dix détenus et mais seulement huit chaises. Lorsque je regarde ma liste d'élèves, je vois que mon cours doit en accueillir quinze.

Arron attend son jugement pour meurtre mais est convaincu qu'un compromis lui permettra d'être condamné pour homicide involontaire. Je me dis, Il a l'air honnête, il sait prendre ses responsabilités.

Au cours de la semaine qui précède son procès, je chope Arron en train de voler des surligneurs, mais le laisse partir avec un simple avertissement verbal. À midi, je vais à la bibliothèque et le vois connecté. Sa bio le présente ainsi : « Hard Style Mother Fucker To The Max. »

Lorsque le jury condamne Arron pour meurtre, le juge informe l'assistance qu'il n'a jamais été question d'une condamnation pour homicide involontaire, et qu'il est très probable qu'Arron doive accepter le fait de ne jamais être libéré. Il sera condamné pour au moins 20 ans.

Je vois Arron près de sa cellule quelques jours plus tard. Il est adossé à la rampe d'escalier et me fait signe de la main alors qu'il se dirige calmement et en silence vers un autre détenu. En me rappelant son dernier post – « La vie c'est comme une boîte de chocolats, tout va bien jusqu'à ce que tu tombes sur celui au café dégueulasse !!!111 »—je réponds à son geste et je me dis, Il a l'air zen, posé.

Mois 24 à 30
La politique de la prison a encore changé. Ils accordent moins d'importance au nombre d'élèves. Depuis que j'ai commencé, plusieurs membres de l'équipe sont partis, les professeurs diplômés ont été remplacés par des membres de l'administration et des informaticiens. Le département est globalement silencieux, les détenus globalement contents tant qu'ils ont leur sachet de thé.

Philippa se trouve à l'extérieur de ma salle de classe et est en train de dire à un autre professeur que je n'arrive pas à contrôler ma classe. Je me dis, Elle a l'air folle, c'est perturbant.

À la fin du cours, je me tourne vers la porte et constate que Philippa est toujours là, son visage pressé contre la vitre, grognant quelque chose que je n'arrive pas à comprendre.