Difficile liberté
L'édito de Valérie Toranian, à retrouver dans le nouveau numéro de la Revue des Deux Mondes.
Suspendu en raison du violent tĂ©lescopage avec les attentats terroristes islamistes de novembre 2015, le film de Nicolas Boukhrief Made in France nâest finalement jamais sorti en salles. Il raconte lâhistoire de quatre jeunes Français de confession musulmane prĂ©parant une sĂ©rie dâattentats simultanĂ©s Ă Paris. La peur des distributeurs aura eu raison du film : sa diffusion a Ă©tĂ© limitĂ©e aux plates-formes de vidĂ©o Ă la demande.
Vu lâampleur du traumatisme national, le rĂ©alisateur accepta dâassez bonne grĂące cette entrave Ă sa libertĂ© dâexpression. Il eut mĂȘme lâhonnĂȘtetĂ© de reconnaĂźtre que « toute la polĂ©mique autour de la sortie du film, complĂštement involontaire, lui a donnĂ© une existence mĂ©diatique plus importante sans doute que celle quâil aurait eue sans les tragĂ©dies de janvier et novembre 2015 ». Mais il ajoutait Ă©galement que « le destin Ă©trange de ce film, dâĂȘtre en quelque sorte puni dâavoir eu raison, est aussi le symptĂŽme dâune frilositĂ© du cinĂ©ma français face aux questions politiques ».
“Notre pays nâa plus vraiment affaire Ă la censure. Mais est-on vraiment libre de parler et de dĂ©battre pour autant ?”
Dans le cas du documentaire de Lemine Ould Salem et François Margolin, Salafistes, câest le gouvernement, par la voix de deux ministres de la Culture successives, Fleur Pellerin et Audrey Azoulay, qui censura le film en lâagrĂ©mentant dâune interdiction aux moins de 18 ans, ce qui entravait sa distribution et empĂȘchait sa diffusion à la tĂ©lĂ©vision. Le film donnait Ă voir des djihadistes du nord du Mali et des imams mauritaniens en pleine argumentation salafiste. On lui reprocha, dans le contexte post-attentats, « des propos et des images susceptibles de heurter le public ». François Margolin sâindigna « dâun cas de censure absolu qui nâa pas existĂ© depuis la guerre dâAlgĂ©rie ».
Cette censure « commerciale » dans un cas, « gouvernementale » dans lâautre, mĂȘme si elle est contestable sur le fond, a au moins le mĂ©rite de dire ce quâelle est et de motiver ses arguments, « au nom du bien public ». Et de nos jours, de tels cas de censure sont suffisamment rares pour que les mĂ©dias sâen fassent lâĂ©cho de façon tapageuse. Notre pays nâa plus vraiment affaire Ă la censure. Mais est-on vraiment libre de parler et de dĂ©battre pour autant ? Lâautocensure, que chacun exerce plus ou moins sur sa pensĂ©e ou son langage, nâa-t-elle pas des effets encore plus dĂ©vastateurs ? Ce sont quelques-unes des questions auxquelles tente de rĂ©pondre ce numĂ©ro.
Ă lâĂ©poque oĂč sâexerçait la censure royale et religieuse, hommes et femmes de lettres, EncyclopĂ©distes, dramaturges et artistes sâingĂ©niaient à contourner ou duper les forces de la rĂ©pression. Voltaire eut jusquâĂ 175 pseudonymes et savait retourner la censure en publicitĂ©, écrit Michel Delon. Dâailleurs, poursuit-il, si la censure Ă©tait une menace rĂ©elle au XVIIIe siĂšcle, elle a Ă©galement provoquĂ© « une inventivitĂ©Â sans prĂ©cĂ©dent pour mettre les rieurs de [son] cĂŽtĂ© et apprendre […] Ă lire entre les lignes. Elle a aiguisĂ© le sens de la mĂ©taphore, les mots Ă double entente. Sans elle peut-ĂȘtre, lâironie des LumiĂšres ne serait pas cette insolence quâon admire depuis deux siĂšcles ».
“Plus besoin de censeur ou de cadre lĂ©gal. Chacun surveille son voisin.”
Au XVIIIe siĂšcle, lâesprit des LumiĂšres se dressait contre lâabsolutisme pour faire jaillir la vĂ©ritĂ© et la libertĂ©. Aujourdâhui lâesprit travaille contre les LumiĂšres. Plus besoin de censeur ou de cadre lĂ©gal. Chacun surveille son voisin. La police du langage, le moralisme et la bien-pensance ont pris la place des procureurs de la sixiĂšme chambre correctionnelle, oĂč Flaubert et Baudelaire, nous raconte Robert Kopp, subissaient les foudres de la censure pour offense Ă la morale publique.
« Que sâest-il passĂ© ? », demande lâĂ©crivain et journaliste Brice Couturier. « Comment le dĂ©sir dâĂ©mancipation envers les prĂ©jugĂ©s » qui fut celui de la gĂ©nĂ©ration des annĂ©es soixante « sâest-il mĂ©tamorphosĂ©Â en vigilance idĂ©ologique policiĂšre au service de nouvelles idĂ©es reçues, de nouveaux partis pris ? » « Sous prĂ©texte de mener le combat idĂ©ologique contre le fascisme â mĂȘme lorsquâil a disparu â, les âvigilantsâ contrĂŽlent la vie intellectuelle. Ils guettent les âdĂ©rapagesâ, dressent des listes de suspects. »
AndrĂ© Perrin Ă©numĂšre dans lâexcellent ScĂšnes de la vie intellectuelle en France (1) les Ă©lĂ©ments qui empoisonnent dĂ©sormais le dĂ©bat : « la disqualification de lâauteur par les intentions quâon lui attribue, la disqualification de ses thĂšses par les effets quâon leur impute, la disqualification des mots et des concepts quâil utilise ».
CĂ©line Pina, ancienne conseillĂšre rĂ©gionale socialiste, tĂ©moigne de la solitude et de lâisolement de ceux qui, comme elle, ont dĂ©noncĂ© les compromissions, le clientĂ©lisme dans les quartiers, lâaveuglement devant lâislam politique : « le rejet subi et la menace ressentie peuvent rendre fou ».
“La parole nâest dĂ©cidĂ©ment pas si libre au pays de Voltaire.”
La Revue des Deux Mondes a demandĂ© Ă Michel Onfray, cible privilĂ©giĂ©e de la bien-pensance, notamment aprĂšs ses Ă©crits sur Freud (2), dâĂ©voquer la place du philosophe face Ă cette censure aux mille visages : « le passage Ă tabac, lâimpossibilitĂ© de trouver un Ă©diteur, lâorganisation du silence mĂ©diatique, le matraquage de la dĂ©sinformation, les campagnes de presse injurieuses, le contrĂŽle fiscal, la calomnie virale des rĂ©seaux sociaux, les moyens ne manquent pas pour empĂȘcher lâexercice libre dâune parole libre », observe le philosophe.
La censure, rĂ©sume lâhistorien Laurent Martin, « est certainement devenue plus insidieuse, moins explicite, elle procĂšde davantage par normalisation que par sanction, compte sur le conformisme des agents plutĂŽt que sur lâintervention brutale du pouvoir. Ce dĂ©placement rend chacun de nous, plus que par le passĂ© peut-ĂȘtre, responsable de ce quâil est aujourdâhui permis de penser et de dire ».
Rassembler des paroles dâintellectuels pouvant tĂ©moigner des pressions subies nâest pas chose aisĂ©e. Nous lâavons constatĂ© en rĂ©alisant ce dossier. HĂ©sitations, rĂ©tractations. Certains nous ont mĂȘme donnĂ©Â des textes quâils ont subitement retirĂ©s de peur dâavoir Ă subir une stigmatisation. Heureusement, dâautres nâont pas hĂ©sitĂ©. La parole nâest dĂ©cidĂ©ment pas si libre au pays de Voltaire.
La Revue
des Deux Mondes
édition novembre 2016
disponible en kiosque Ă partir du 20 octobre.Â
1. AndrĂ© Perrin, ScĂšnes de la vie intellectuelle en France, LâArtilleur, 2016.
2. Michel Onfray, le CrĂ©puscule dâune idole, lâaffabulation freudienne, Le Livre de poche, 2011.
(Photo : ShutterStock)
” On n’a jamais fait croire des sottises aux hommes que pour les soumettre. La fureur de dominer est de toutes les maladies de l’esprit humain la plus terrible. […] Nous devons ĂȘtre jaloux des droits de notre raison comme de ceux de notre libertĂ©. Car plus nous serons des ĂȘtres raisonnables, plus nous serons des ĂȘtres libres. […] Le droit de dire et d’imprimer ce que nous pensons, est le droit de tout homme libre dont on ne saurait les priver sans exercer la tyrannie la plus odieuse.” (” Lettre XIII Ă l’occasion des miracles. AdressĂ©e par Mr. Covelle Ă ses chers Concitoyens “, in Collection des Lettres sur les Miracles Ă©crites Ă GenĂšve et Ă Neufchatel, 1767).