Exposition Chtchoukine : 130 chefs-d'œuvre d'un coup, c'est fou !

La Fondation Louis Vuitton présente, à partir de demain, la prestigieuse collection Chtchoukine : Monet, Cézanne, Matisse, Picasso et tant d'autres en majesté. L'événement de la saison.

    Certaines expositions vous coupent la parole. Vous vous sentez un peu bête devant ces chocs successifs, cette lame de fond, à répéter 130 fois, devant chacun des tableaux, après une interjection : « Que c'est beau. » Un peu court, n'est-ce pas ? Sergueï Chtchoukine (1854-1936), l'un des plus grands collectionneurs du début du XX e siècle, était-il un ogre ? Il semble impossible qu'un seul homme ait acheté, et contemplé en son palais moscovite, autant de peintures magistrales, de celles que l'on regarderait des heures, qui vous accompagnent toute une vie. Même d'Odilon Redon, il a « le » chef-d'oeuvre. Même d'artistes oubliés, comme Eugène Carrière, il a déniché la singularité.

    Mais, bien sûr, les foules vont aller voir « Icônes de l'art moderne : la Collection Chtchoukine », pour ses salles gorgées de Gauguin, de Matisse, de Picasso, de Derain, de Douanier Rousseau, de Signac, et à chaque fois les meilleurs possibles. Pour cette « Sainte Victoire » de Cézanne, un « cristal », comme dit Anne Baldassari, la commissaire de l'exposition, qui avait orchestré le succès de « Picasso et ses maîtres » au Grand Palais.

    Plus c'était fou, plus Chtchoukine aimait

    Elle a choisi une scénographie minimale, pour « laisser parler les oeuvres ». Mais pas n'importe comment : portraits de femmes, autoportraits d'artistes, paysages, mouvement subtil vers le fauvisme et le cubisme, à travers « un siècle de peinture en un musée », ou une expo, de Courbet et Monet aux avant-gardes. Chtchoukine, très pudique, n'aimait pas les nus. Il cachait ses Gauguin. Quand il en achète un, c'est le « Nu noir et or » de Matisse, sur une impulsion sans doute, puisque le tableau a été peint et acquis en 1908. Sidérante femme recouverte de quoi : cendre, ombres, poussière surnaturelle ? Le corps est montré et caché dans un même mouvement. Plus c'était fou, plus Chtchoukine aimait et fonçait. Un « oeil », comme on dirait un « nez » de parfumeur : l'image est de son petit-fils, dans le catalogue, qui recense les 275 oeuvres acquises par son grand-père.

    La Fondation Louis Vuitton en présente environ la moitié. C'est la première fois, depuis que le sexagénaire a fui la Russie devenue soviétique pour s'installer en France en 1918. Sa mort, en 1936, lui a évité de savoir que Staline, qui détestait cet art « bourgeois », contraire au réalisme socialiste, a séparé la collection en deux blocs, l'un au musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg (alors Leningrad), l'autre au musée Pouchkine de Moscou. « Interdits d'exposition, ces tableaux emblématiques disparurent pour un temps des cimaises et des publications de ces grands musées russes », écrit Anne Baldassari dans l'introduction du catalogue, une somme lui aussi. Staline est mort, les tableaux ont retrouvé la lumière. Chtchoukine, ce « collectionneur-héros », comme l'a surnommé un critique en 1912, triomphe aujourd'hui à Paris. Un nom imprononçable que l'on bégaie, comme lui : nom de dieu, d'un immense bonhomme.

    « La Desserte, harmonie en rouge » de Henri Matisse, 1908.

    Merci, M. Chtchoukine

    Un collectionneur, c'est un joueur, capable de faire sauter la banque. Comme un artiste, il a ses périodes, bleue ou rose, réaliste ou moderniste. Sergueï Chtchoukine a eu une première collection d'art russe classique, qu'il a entièrement revendue, comme on rejoue sa mise, pour s'attaquer à ses contemporains mal-aimés, et pas trop chers à l'époque, Matisse et Picasso en majesté, Cézanne, Monet... Il aimait se faire peur : « J'ai acheté cet homme fou », déclare-t-il au sujet de Gauguin. Qui à l'époque ne coûtait pas cher. « La totalité de ses 275 tableaux, Chtchoukine les a acquis pour l'équivalent de 15 M€. C'est moins que le prix d'un seul tableau d'une star de l'art contemporain aujourd'hui », sourit Anne Baldassari, commissaire de l'exposition.

    Mais qu'avait de génial ce fils d'un magnat du textile ? Une soif de revanche. « C'est un enfant malingre à la tête énorme, perpétuellement souffrant, affligé d'un bégaiement si intense qu'il parvient à peine à s'exprimer », écrit son petit-fils, André-Marc Delocque-Fourcaud Chtchoukine, dans le catalogue de l'exposition. De ses maux, l'ado KO fait un style : quitte à être différent, le voilà dandy, végétarien forcené.

    Chtchoukine n'arrive pas à Paris en terrain conquis. « Il voyait sa collection comme un futur musée. Il a été très bien éduqué, formé, par des marchands français qui étaient de vrais passionnés, comme Durand-Ruel ou Vollard. Matisse aussi l'a beaucoup conseillé, ils sont devenus amis. Avec Picasso, très antibourgeois, c'était plus distant », ajoute Anne Baldassari. N'empêche : quand Matisse emmène Chtchoukine au Bateau-Lavoir, l'Espagnol est bien content de lui vendre des toiles pour manger à sa faim. Surtout que le collectionneur achète tout l'atelier. Cet archétype du Russe éclairé et fortuné tel que les haïssent les bolcheviques passe entre les mailles de la Révolution. Malin, il a transféré ses avoirs financiers à l'étranger dès 1913. « Trotski le connaissait. Il a été protégé. Chtchoukine a donné sa collection à la ville de Moscou. A sa manière, il a été révolutionnaire en montrant sa collection, qui a inspiré les jeunes artistes russes », ose Anne Baldassari. L'industriel s'exile à Paris en 1918, à 67 ans. Bizarrement, alors qu'il vit enfin dans la ville de ses peintres amis, il coupe tout contact avec le milieu de l'art, ne collectionne plus rien. Le fou de couleurs s'efface dans le gris et gomme son existence. Jusqu'à sa mort en 1936, il ne reverra jamais ses trésors.

    « Le Gué », de Paul Gauguin, 1901.

    Un rêve de 30 ans

    Il est assez rare de lire un catalogue d'exposition préfacé par « Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie », ainsi que par François Hollande. La rétrospective « Icônes de l'art moderne : la Collection Chtchoukine », du nom de ce collectionneur russe du début du XXe siècle, a été rendue possible par des tractations au plus haut niveau des deux Etats. Si des tableaux avaient déjà été prêtés ponctuellement, c'est la première fois que 130 chefs-d'oeuvre de cette collection d'exception sortent d'un coup du territoire russe. Poutine devait d'ailleurs l'inaugurer aujourd'hui, mais sa venue en France a été officiellement « reportée » il y a une dizaine de jours dans un contexte diplomatique tendu.

    L'exposition n'en a pas été menacée pour autant : « Tous les visas de sortie des oeuvres avaient été signés par le ministre russe de la Culture. L'exposition est là, malgré les aléas. Et c'est justice parce que Sergueï Chtchoukine ne collectionnait que des peintres français, il n'achetait qu'à Paris », souligne Jean-Paul Claverie, conseiller de longue date de Bernard Arnault, le président de la Fondation Louis Vuitton et qui a commencé sa carrière au cabinet du ministre de la Culture Jack Lang en 1981. Pour lui, cette exposition est le « coup » d'une vie. Elle a débuté par une amitié : « L'atout personnel, c'est qu'au cabinet de Jack Lang j'ai rencontré le petit-fils de Chtchoukine, qui est français, et nous sommes devenus amis, raconte Jean-Paul Claverie. Il évoquait déjà ce rêve de faire venir en France la collection de son grand-père, l'une des plus belles au monde d'art moderne, sinon la plus belle. »

    Il faudra des années, voire des décennies, pour que le rêve se réalise. Ambassadeurs, conseillers ministériels, financiers y travaillent. LVMH soutient depuis longtemps plusieurs musées russes. La Fondation a aussi restauré à Moscou « l'Atelier rose » de Matisse, trop abîmé auparavant pour voyager, avant de le faire venir à Paris, dans l'un des 35 convois d'oeuvres. Vuitton va aussi parrainer des artistes contemporains russes. Le coût de cette opération hors normes ? « Laissons le rêve parler », élude Jean-Paul Claverie.

    « Icônes de l’art moderne »,