Rebuts

Où se cachent les œuvres d’art pour mourir ?

Invendables, abîmées ou passées de mode : à la veille de la Fiac, tour d’horizon du devenir zombie de certaines créations artistiques qui interrogent un marché de l’art avide de valeurs sûres.
par Judicaël Lavrador
publié le 18 octobre 2016 à 17h11

A la Fiac, les œuvres autant que les galeristes sont à leur top. Aucune rayure, aucune trace de doigt, tout juste déballées de leur enveloppe de papier bulle et de leur caisse sur mesure, mises en beauté dans le cadre superbe du Grand ou du Petit Palais - l’extension de la Foire ne connaît pas de limites -, elles brillent là pour quelques jours. Et après ? Après, les plus chanceuses auront trouvé une famille d’accueil, les cimaises d’une fondation prestigieuse ou les murs pas moins confortables d’un particulier, un coffre-fort ou le conteneur climatisé d’un port franc. Les moins bien loties, pas vues, pas prises, boudées par les collectionneurs, retourneront saturer le stock de la galerie ou celui de l’artiste.

Quoi qu'il en soit, les unes et les autres s'exposent à une vie pleine de risques, de tumultes et de tourments, qui est tout sauf un long fleuve tranquille. Et c'est à cet après-Fiac - après la gloire passagère et les honneurs, après le barnum - que beaucoup, artistes, chercheurs, institutionnels, pas dupes de l'emballement du marché de l'art, s'intéressent. Au point que le centre Pompidou-Metz échafaude pour sa nouvelle exposition (1) une catastrophe aux vertus spéculatives : «2052. L'art est menacé d'interdiction et l'ombre d'une disparition totale plane… Plus de 80 œuvres clés ont pu être sauvegardées au sein d'un musée transnational à l'existence précaire : face au désastre imminent, chacun doit trouver le moyen de préserver pour les générations futures les notions emblématiques véhiculées par l'art, à travers sa mémoire et sa propre expérience.» De manière moins radicale, mais pas moins futée ni moins troublante, l'artiste et commissaire Christophe Lemaître publie un livre collectif intitulé la Vie et la Mort des œuvres d'art (2), aboutissement de deux ans de travail, d'expositions et de tables rondes, qui fourmille de contributions pointant des cas cliniques, des vides juridiques et économiques (œuvres restaurées abusivement, ou disparues, ou mutantes, ou agonisantes) qui défient experts de l'art, spécialistes de l'ontologie ou art dealers. Le livre se fait un malin plaisir à recenser ce qu'il peut arriver de pire - et finalement de meilleur - aux œuvres d'art dès lors qu'elles se délitent, qu'elles tombent en morceaux ou dans l'oubli, qu'elles perdent toute leur valeur marchande et abandonnent même leur statut.

Tableau balafré

Il y a en effet une catégorie blanche, bizarrement inventée par les assureurs, où certaines œuvres se retrouvent gros Jean comme devant ou, dans la novlangue des experts, en état de «total loss». Une langue que l'artiste et commissaire américaine Elka Krajewska a apprise, parlée et découverte un peu par hasard, au cours d'une discussion avec un employé de la branche art d'un des poids lourds du milieu de l'assurance, Axa. Certaines œuvres endommagées ne valent même plus la peine ni le coût de leur restauration. Or si leur propriétaire, indemnisé, fait une croix dessus, il semble que l'assureur peine, lui, à savoir quoi en faire. Et du coup, la garde, malgré tout. Elka Krajewska en fait depuis 2009 le sujet et la matière d'expositions au Salvage Art Institute (3), un lieu new-yorkais et au-delà, projet curatorial dédié à ces œuvres qui n'en sont plus, qui ne sont plus considérées comme telles par le marché de l'art. Un Balloon Dog de Jeff Koons en mille morceaux, un dessin d'Alberto Giacometti dont les couleurs ont déteint après un dégât des eaux, une toile éventrée… Voilà quelques-unes des 40 pièces zombiesques, ni complètement mortes ni complètement valides, plus valables ni évaluables, que le Salvage Art Institute a déjà réussi à sortir des entrepôts des assureurs, au prix de négociations et de défenses passionnées de l'intérêt du projet. Qui ne saute pas aux yeux de ceux dont le métier est de garantir la valeur. C'est le cas de Philippe Bouchet, délégué artistique chez Axa Art en France, qui se souvient par exemple du cas embarrassant d'un tableau de Magritte perforé par accident chez un client, irrécupérable pour le marché et végétant donc comme en pension chez l'assureur, où il décore aujourd'hui malgré sa balafre les bureaux de l'agence.

le «Red Balloon Dog Ed. 51/66» de Jeff Koons du Salvage Art Institute avec les références «Damage: 12/24/2008: claim: 05/11/2009; total loss: 05/20/2009.» Photo James Ewing.

Histoires marginales

«Ce programme, explique Elka Krajewska, subvertit les idées du marché sans trop forcer. Il explore un territoire fugitif, d'une manière assez insouciante, sans fabriquer quoi que ce soit d'autre sinon de l'attention. C'est de cela qu'il s'agit : regarder ensemble, toucher quelque chose qui fut intouchable, en faire l'expérience, observer encore et encore en se passant de la nécessité de l'évaluer concrètement et, oui, tester nos propres frontières séparant ce qu'on estime être de l'art et ce qui n'en est pas.» Le Salvage Art Institute a son propre mode d'exposition, peu orthodoxe : les œuvres, ou ce qu'il en reste, sont posées sur des espèces de tables roulantes parce qu'elles doivent «être instables et manipulables, accessibles de tous les côtés, assume la commissaire américaine. Par exemple, les toiles sont présentées de telle sorte que leur dos puisse être vu.»

Comment montrer ce qui est censé n'être plus digne d'être considéré, apprécié ? C'est la même question que se pose le jeune artiste Gregory Buchert dans son «Musée domestiqué», une conférence performée qui narre l'histoire édifiante, cocasse et pitoyable d'œuvres qui, faute de trouver preneurs, ont fini le temps passant par devenir autre chose. A l'image d'une sculpture de Pierre Mercier, présentée en 1988 au musée d'Art moderne de la Ville de Paris par Suzanne Pagé et élogieusement commentée par Daniel Soutif dans le catalogue de «Construction-image» : une fois remisée à l'atelier, elle devint encombrante et l'artiste, plus trop en veine ni auprès des institutions ni auprès du marché, se décida à la transformer en étagère. L'artiste Michel François a également livré à Gregory Buchert le cas de ce cube de plâtre, dont il ne se souvenait plus trop à quoi il l'avait destiné, s'il était censé être une pièce en soi ou un socle. Du coup, il n'osait plus s'en séparer, le traînant comme un objet fétiche et porte-bonheur sur les sites de ses expos, sans jamais l'y présenter : «Aucune galerie n'en a jamais voulu», confia Michel François à Gregory Buchert, ajoutant, philosophe, qu'«il y a des trucs qui doivent vous rester sur les bras». Tous ces reliquats qui n'ont de fait aucune chance de franchir les portes du Grand Palais, toutes ces histoires marginales, ces destins d'artistes oubliés, ces œuvres irrémédiablement sinistrées, ces pièces naguère encensées et désormais perdues corps et âmes reviennent pourtant hanter l'histoire de l'art, grâce ou à cause de jeunes gens qui ne se laissent pas conter fleurette par le marché.

Gregory Buchert a ainsi commencé son «Musée domestiqué» au moment où, sortant du post-diplôme des beaux-arts de Lyon, il allait devoir mener sagement son parcours d'artiste émergent, impliquant comme il le résume d'«envoyer des PDF, de postuler au salon de Montrouge, de trouver une galerie». Rien qui ne corresponde à l'idée qu'il se fait d'une pratique artistique. Le «Musée domestiqué» est alors à ses yeux une manière de mise en garde. «Il y a tellement d'euphorie autour de l'art et des artistes qu'on presse comme des fruits, jusqu'à ce qu'ils n'aient plus de jus… Il faut bien se rendre compte que le monde de l'art est une espèce d'hydre à laquelle on coupe régulièrement la tête. Une autre repousse derrière, une autre génération arrive… Le "Musée domestiqué" me permet de réfléchir à ma propre pratique, mais au-delà, à l'encombrement, à la mort, à ce qu'on jette, ce qu'on garde, ce qu'on transmet.»

(1) «Un musée imaginé. Et si l’art disparaissait», au Centre Pompidou Metz, jusqu’au 27 mars.

(2) La Vie et la Mort des œuvres d'art de Christophe Lemaître, Tombolo Presses, 224 pp., 19 €. Rens.: presses.t-o-m-b-o-l-o.eu

(3) The Salvage Art Institute, New York, dont il est beaucoup question dans 10:04 de Ben Lerner, l'Olivier. Rens.: salvageartinstitute.org

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus