L'incroyable histoire de la cathédrale orthodoxe en plein Paris

La plupart des Français l’ignorent : cette année, une cathédrale orthodoxe a été inaugurée au cœur de Paris. Sylvie Santini révèle par quelles manœuvres et quelles pressions le Kremlin a réussi à imposer ce projet inouï. (Cet article est paru dans le numéro de juin 2014 de Vanity Fair).
NotreDame de Poutine ou l'incroyable histoire de l'glise orthodoxe en plein Paris
Les bulbes qui fâchent : la modélisation du futur « centre spirituel et culturel orthodoxe » de Paris, voulu par le président russe et dessiné par l'architecte français Jean-Michel Wilmotte.Wilmotte & associés

Les cent pas sur la promenade Loubianka, non loin du bâtiment qui abritait jadis le siège et la prison du KGB. Quinze minutes d’avance au rendez-vous. Mon interprète a connu l’URSS. Il s’esclaffe en désignant les immeubles en surplomb, la voie Nikitnikov, un entrelacs de rues au centre de Moscou : « C’est là que nous allons, me dit-il. Avant, c’était les locaux du Comité central ! À l’époque, il n’y avait pas de grille. Depuis la démocratie, ils en ont mis une. » À 14 heures pile, face à la Sainte-Trinité, une somptueuse église du XVIIe siècle couleur ocre rouge et crème fouettée, nous pénétrons dans l’un des édifices Art nouveau qui composent un quartier de bureaux très protégé. Devant l’entrée, des batteries de berlines en épi. Quelques Ford, beaucoup de BMW. À l’étage, le bureau de Vladimir Kojine, directeur des affaires économiques de l’administration présidentielle, est dénué de luxe. Maroquin et acajou, un portrait de Poutine au mur. Les armoiries impériales sont apposées au-dessus de la porte : l’aigle à deux têtes et les couronnes, le sceptre et la sphère. Avec un détail particulier, sur lequel il attire notre attention : une clé d’or. « C’était déjà l’insigne de ceux qui occupaient ma fonction sous les tsars. »

L'architecte Jean-Miichel Wilmotte sur le site avec en arrière-plan la Tour Eiffel

Le périmètre de compétence de Kojine est immense. Âgé de 55 ans, il gère un empire de biens fonciers et immobiliers, à l’intérieur et à l’extérieur de la Fédération de Russie. Il est aussi le grand argentier du régime, à qui n’échappe aucune dépense de fonctionnement des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Les nouveaux kremlinologues le considèrent comme l’un des plus proches conseillers de Vladimir Poutine. Kojine n’a pas pour habitude de parler aux journalistes. A fortiori à ceux de la presse étrangère – et encore moins quand l’actualité internationale est marquée par les tensions entre la Russie et l’Occident provoquées par la crise en Ukraine, comme c’est le cas en ce matin d’avril. Quelques jours auparavant, les États-Unis ont inscrit son nom sur la liste des dignitaires russes et ukrainiens indésirables sur leur territoire et frappés de sanctions économiques. Il s’énerve un peu quand on lui en parle, fulmine contre « ces gens à courte vue [en Europe et en Amérique] qui croient encore qu’une seule puissance peut gouverner le monde à sa guise » et vitupère « une récidive débridée de la guerre froide ». Il ne semble pas inquiet pour autant. Pour l’heure, ce n’est ni à Kiev ni à Washington que le conduit sa mission principale, mais à Paris. C’est lui en effet que Vladimir Poutine a chargé de superviser pour son compte le projet de construction d’une cathédrale russe orthodoxe dans la capitale française.

Un espace de 4245 m2 au bord de la Seine, pour ainsi dire au pied de la tour Eiffel, sur le prestigieux quai Branly, au débouché du pont de l’Alma. C’est là que doit être édifié, en 2016 au plus tard selon les exigences du Kremlin, le nouveau temple de la religion russe en France (qui compte environ 200 000 fidèles). La pose de la première pierre était prévue le 23 avril, mais elle a été repoussée pour cause de glaciation diplomatique. Une autre date a été retenue, le 6 juin, à l’occasion de la participation du président Poutine aux commémorations du débarquement de Normandie. Cette cérémonie ne devrait pas avoir lieu, sans que ni l’Hôtel de ville ni l’Élysée n’aient été informés de quoi que ce soit. Le bâtiment se présentera comme un feuilleté géant à la blancheur de sucre glace surmonté de cinq dômes filetés d’or. Un gâteau de noces célébrant l’union de la Sainte Russie et de la ­République, dessiné par Jean-Michel Wilmotte, architecte de renom et d’entregent.Le projet a été officiellement présenté le 17 janvier 2014. Mais avant cela, que de démêlés ! « Nous avons été à deux doigts de devoir renoncer », a fait publiquement remarquer l’émissaire de Poutine, évoquant ce jour-là à Paris devant un parterre de personnalités, des « moments dramatiques ». La guerre n’a pas eu lieu mais l’affrontement couve encore. N’en déplaise aux esprits chagrins, aux défenseurs du paysage et aux contempteurs de la grande Russie, l’omnipotent M. Kojine s’est juré de mener à bien cette tâche cruciale entre toutes. Il ne veut pas qu’il soit dit un jour que la France a dit « niet » au Kremlin. En coulisses, c’est une incroyable série qui s’est jouée en six saisons, dont l’intrigue mêlait diplomatie, liturgie, architecture et politique – Ken Follett revisité par les scénaristes de House of Cards.

Alexsey Druginyn / Ryia Novosti / AFP 

Alexsey Druginyn / Ryia Novosti / AFP

Saison I. Sarkozy et le pope star

À l’automne 2007, le patriarche de Moscou, Sa Sainteté Alexis II, doit être reçu par le président Nicolas Sarkozy, qui se veut l’ami des religions. C’est la première visite d’un chef de l’église russe en France depuis le schisme de 1054 entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe. Il est reçu en pope star. Vladimir Kojine assure s’être fait raconter par le patriarche (avant sa mort, le 5 décembre 2008) que l’idée d’une nouvelle église est née de cet échange au sommet, en quelques instants. En fait, quelques religieux ainsi que des laïcs franco-russes s’activaient depuis quelques années pour dénicher un terrain propice à Paris. Le prince et homme d’affaires Alexandre Troubetzkoï était l’un d’eux. Dans ses locaux de l’association Dialogue franco-russe, sur les Champs-Élysées, il affirme avoir démarché, dès 2005, la mairie de Boulogne-­Billancourt, le conseil régional d’Île-de-France et le ministère de l’intérieur (dirigé à l’époque par Sarkozy) pour obtenir le droit de construire la basilique sur l’île Seguin. En vain. Il est vrai que, jusqu’à l’été 2008, Nicolas Sarkozy ne se montrait guère empressé envers la Russie. Candidat à la présidence de la Répubique, il raillait le zèle de Jacques Chirac auprès de Vladimir Poutine. C’est seulement lors du conflit géorgien, lorsque la Russie sera en position d’accusée, que le nouveau président français découvrira son homologue du Kremlin. Il lui reconnaîtra désormais du caractère et de l’autorité. De là date le regard favorable qu’il porte sur les requêtes venues de Moscou. Si Poutine tient à avoir son église à Paris, c’est que l’enjeu n’est pas seulement spirituel mais géostratégique. La religion orthodoxe ne se reconnaît pas de pape mais quinze patriarches qui représentent chacun une langue et un pays. Moscou dispute de longue date à Constantinople (devenue Istanbul) la suprématie religieuse. Une cathédrale en majesté à Paris – « cœur de l’Europe » selon Kojine – signerait le grand retour de la Sainte Russie sur la scène internationale. « Le pouvoir russe, c’est l’autel et la politique ; le vrai coéquipier du président de la Fédération, ce n’est pas Medvedev mais le patriarche Cyrille [successeur d’Alexis II] », explique l’écrivain Vladimir Fédorovski, auteur de Poutine, l’itinéraire secret (éditions du Rocher). Aussi les dirigeants de Moscou ont-ils lancé une vaste campagne pour reconquérir un à un les bastions perdus. Dans son quartier général de la rue Nikitnikov, le superintendant Kojine cite volontiers la Bible : « Il y a un temps pour jeter les pierres, un autre pour les ramasser. » Il explique : « Au cours des décennies passées et pendant la période de désintégration de l’Union soviétique, la Russie a perdu bien des sites sacrés qui ont été construits avec l’argent de l’Empire. Nous aidons l’Église à les reconstruire, les restaurer, les récupérer ; en Italie, en Israël ou en Palestine, et aussi en France. » Il cite en exemple le retour dans le giron de Moscou de la cathédrale Saint-Nicolas de Nice, en 2013, après des années de procédure. À Biarritz, en revanche, l’église Saint-Alexandre-Nevski fait de la résistance. Son homonyme parisien, rue Daru, près de l’Arc de triomphe, a réussi à échapper à la tutelle du Kremlin. Placée sous l’obédience de Constantinople après 1931 par les émigrés russes de la Révolution, elle a été classée monument historique en 1981 grâce au maire de Paris, Jacques Chirac, et reste, avec ses ors et ses dômes, la propriété inaliénable de l’association paroissiale. Pendant que, de l’autre côté de la Seine, dans un coin anonyme du XVe arrondissement, le plus haut représentant du patriarcat de Moscou à Paris officie dans un ancien garage à vélos, l’église des Trois-Saints-Docteurs. Le dimanche à l’heure de la messe, ce lieu dépourvu de tout signe religieux visible de l’extérieur est submergé de fidèles et de vapeurs d’encens. L’évêque Nestor confiera plus tard, en interview, espérer que ses ouailles puissent enfin disposer d’un édifice digne de leur foi avec la future cathédrale du quai Branly. « Ne voyez là aucune arrogance, relativise ce colosse barbu de 40 ans. Il nous fallait plus de place : les jours de grande fête, les gens ne peuvent même pas entrer dans la paroisse. » Une fois acquis le feu vert de l’Élysée, religieux et civils s’affairent pour trouver un terrain. Parmi eux, un cabinet de lobbying, ESL & Network, présidé par Alexandre Medvedowsky, ancien élu socialiste, énarque d’origine ukrainienne et ami de Jean-Pierre Philippe, le mari de Nathalie ­Kosciusko-Morizet. Il a entre autres pour associée Olga Belot-Schetinina, chevelure de jais et CV impressionnant, moscovite de Paris depuis 2002. Cette dernière a connu Innocent, le prédécesseur de Nestor, dans le club des anciens du MGIMO, la grande école diplomatique de son pays, « notre ENA à nous ». Dès 2008, l’archevêque lui confie une mission de recherche foncière qui s’est vite changée en médiation interétatique. Discrète – autant qu’on peut l’être lorsqu’on mesure 1,80 m – et circonspecte, elle ne quitte pas d’une semelle l’ambassadeur de Russie en France, Alexandre Orlov, sur le bureau duquel le projet de cathédrale est classé parmi les dossiers hautement signalés. Olga se prévaut d’une intervention décisive dans la découverte du terrain du quai Branly, ancien siège de Météo-France. La précieuse parcelle des bords de Seine est convoitée par d’autres puissants acheteurs : l’Arabie saoudite, le Canada et la Chine. Nexity, géant de la promotion immobilière dont le PDG, Alain Dinin, a lui aussi des ascendances russes, aide l’ambassade à formuler la meilleure offre. Vladimir Kojine est reçu à Bercy par Éric Woerth, alors ministre du budget qui exerce la tutelle sur France Domaine, l’établissement public gérant le patrimoine foncier de l’État. L’accord est vite scellé. Kojine confirme que des négociations ont eu lieu entre Paris et Moscou : « Nous avons discuté de la structure de la transaction. » Il ne veut toutefois pas en livrer le montant – que des sources dignes de foi à Bercy établissent à 73 millions d’euros. « L’accord stipulait que le prix devait demeurer secret, objecte l’émissaire de Poutine. Nous, nous tenons parole. » Néanmoins, il ne se prive pas d’affirmer que l’offre des concurrents saoudiens était « bien supérieure » et qu’ils prétendaient, eux, y dresser « une énooorme mosquée ». Comprendre : « Voyez ce à quoi vous avez échappé à côté de la tour Eiffel ! » La vente est signée le 3 février 2010. L’acte mentionne expressément la construction d’un « centre spirituel et culturel orthodoxe ». Frédéric Mitterrand, ministre de la culture à l’époque, décrit dans son journal de bord (La Récréation, Robert Laffont), à la date du 28 octobre 2010, l’impatience de l’ambassadeur Orlov : « Il ne faut plus tarder pour la cathédrale, le concours d’architecture est ouvert. » Un conseiller de François Fillon, Jean de Boishue, lui souffle à l’oreille : « Tu suis de près... et en même temps tu ne peux pas grand-chose, le président l’a promis à Poutine. » Le 9 décembre suivant, lors d’une visite à à Moscou, Fillon glisse à Mitterrand : « [Poutine] n’en démord pas (...). Vous les voyez, vous, les bulbes au pied de la tour Eiffel ? » Avec le recul, Frédéric Mitterrand assure : « C’est le genre d’histoire dont je me suis méfié dès le début et qui ne va cesser de s’aggraver. » Une « pantalonnade bien française », selon ses termes, va en effet se jouer à partir de l’automne 2010 autour du projet d’église qu’il rebaptise avec espièglerie : « Saint-Vladimir ».

Vladimir Kojine (photographié à Moscou le 11 avril 2014 pour Vanity Fair *par Oleg Nikishin) a été chargé par Vladimir Poutine de négocier son projet de cathédrale avec les autorités françaises et le maire de Paris de l'époque, Bertrand Delanoë.*

Oleg Nikishin

Saison II. Le « voile de la Vierge »

Tout commence sous les meilleurs auspices. Pour complaire à leur hôte français, les Russes se mettent en quatre. Un concours d’architecture est organisé – ce qui, selon une source interne à Nexity, ne leur serait peut-être pas venu spontanément à l’esprit. Conseillés par leur promoteur et par leur élégante lobbyiste, ils composent un jury ­binational, mi-russe, mi-français, et se rangent même à l’usage – saugrenu à leurs yeux – d’indemniser les finalistes recalés : 25 000 euros chacun, c’est écrit dans le règlement. Quatre ans plus tard, en pleine crise ukrainienne, Vladimir Kojine le jure : « Le président, le Patriarche et moi-même n’avions qu’un souci : ne rien faire qui contrarie la France et les Français. » L’ambassade est l’épicentre du dispositif. « Rien que pour cela, je ne regrette pas d’avoir participé au jury », plaisante l’un de ses membres, l’architecte Bernard Desmoulins, qui y représentait la Mission interministérielle pour la qualité des bâtiments publics. « Choc des cultures », se souvient-il en pensant au « bunker soviétique » qu’est encore l’imposant bloc de béton érigé au bord du boulevard Lannes, dans le XVIe arrondissement, sous le règne de Léonid Brejnev. Christine Fabre, autre jurée, recrutée au titre d’une association patrimoniale du VIIe arrondissement (SOS Paris), décrit à l’intérieur « une salle grande comme la galerie des Glaces ». Le plus flamboyant des candidats, Rudy Ricciotti, bâtisseur du Mucem de Marseille, est si impressionné par « l’ambiance glaciale » qu’il y perd sa faconde. Il faut dire qu’on ne voit pas tous les jours des popes siéger dans un concours. L’évêque Nestor, le permanent du patriarcat en France, a été rejoint par un hiérarque moscovite, l’archevêque Marc, sorte de ministre des affaires étrangères de Sa Sainteté Cyrille. (Le débonnaire Nestor fait d’ailleurs remarquer qu’il est déplacé de qualifier de « pope » les ministres du culte orthodoxe : en russe, le terme équivaut à peu près à notre « cureton ».)

Quelques 110 propositions parviennent à l’organisateur, qui les expose sur des panneaux d’1 m sur 1,50 m dans la salle des fêtes. « Il aurait fallu des patins à roulette pour l’arpenter », plaisante Christine Fabre. Le cahier des charges est à la fois clair et emberlificoté : l’église, « élément central », doit « garder les traditions et principes canoniques propres aux meilleurs exemples de l’architecture ecclésiale orthodoxe russe » – des bulbes à tout le moins, entre un et cinq, on n’y coupe pas, et la faculté d’organiser des processions autour les jours de fête. Mais elle doit aussi « ne pas être caricaturale, ni délibérément non contemporaine ». Autant demander à un ours de passer par le chas d’une aiguille. Le 10 décembre 2010, dix projets sont sélectionnés. Cinq Français, cinq Russes. Fifty-fifty, ou presque. En fait, l’un des candidats russes est pour moitié espagnol, Manuel Nuñez-Yanowsky, associé à un cabinet moscovite. C’est le plus âgé des finalistes, sec et nerveux comme un danseur de flamenco. Il porte beau mais il passe pour « un revenant », dit Bernard Desmoulins. Étiqueté de surcroît « post-moderne » – ce qui, parmi l’élite de l’architecture autorisée, relève de l’insulte caractérisée. Il a en effet travaillé dans les années 1970 avec le catalan Ricardo Bofill et a commis, à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-­Denis), les monumentales Arènes de Picasso, aujourd’hui connues sous le nom familier de « camemberts ». Pour la cathédrale du quai Branly, il fait miroiter une construction en verre ondulé qui prendrait la forme d’un immense voile, une longue traîne de « Marie, mère de dieu » tombant du ciel, un jardin romantique, bref, un édifice plein de sensibilité pour un projet ultrasensible. À la surprise générale, c’est son dossier (celui de son agence, à l’acronyme peu chrétien de SADE) qui sera retenu. Mais sa victoire ne se dessine qu’au terme d’un épisode embrouillé et d’une passe d’armes homérique.Le jury n’est en réalité pas aussi paritaire qu’il en a l’air. Sept Russes d’un côté, dont un expert en peinture d’icônes et le ministre de la culture, auxquels il faut ajouter un huitième : Vladimir Kojine, qui préside. Sur les rangs des sept Français en revanche, figurent à côté des représentants de la mairie de Paris, de la mairie du VIIe arrondissement et du ministère de la culture, deux authentiques Russes blancs : le prince Troubetzkoï, déjà mentionné, et l’envoyé du premier ministre français, Jean de Boishue, dont le très breton patronyme ne laisse pas supposer qu’il descend par sa mère de l’aristocratie russe. La communauté orthodoxe française doit indirectement à cette dernière, princesse Mechtchersky, son cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne) et la maison de retraite qui en est logiquement l’antichambre. Les jurés français laissent vite percer leurs divisions. Les deux représentants de la municipalité, pourtant attentifs au conservatisme supposé de leurs riverains, sont séduits par un projet audacieux, conçu par l’architecte Frédéric Borel : un tourbillon de béton blanc élancé vers les nuages et surmonté d’un seul bulbe. Peu convaincu, Troubetzkoï le qualifie sans façon de vulgaire « serviette de table ». « La Russie d’aujourd’hui », supplément du Figaro et porte-voix de l’ambassade russe compare carrément l’édifice à un « minaret » provocateur. Quant au mandataire de Frédéric Mitterrand, Jean-Pierre Biron (son directeur de cabinet), il sèche simplement la séance. « Tout était plié depuis Moscou », dira-t-il plus tard au ministre. De fait, les Russes font bloc. Mgr Nestor confesse un certain intérêt pour les esquisses de Borel – « un homme sympathique qui voulait sincèrement nous comprendre », dit-il – mais tous soutiennent le candidat que l’on devine choisi par Moscou, dont ils jugent le projet plus orthodoxe, au propre comme au figuré. Le jour du « grand oral », le 17 mars 2011, Manuel Nuñez-Yanowsky fait une présentation ébouriffante. Il se montre « sûr de lui, alternant avec brio le russe et le français, se passant des services de l’interprète assermenté », raconte la jurée Christine Fabre. Seule Dominique Alba, à l’époque directrice du Pavillon de l’Arsenal et vestale de l’architecture dans la capitale, tente de porter le fer. Cette professionnelle intransigeante et reconnue a l’oreille de l'ancien maire, Bertrand Delanoë. Elle affronte à visage découvert le projet préféré du Kremlin. À l’arrivée, le vote donne les deux favoris ex-æquo, loin devant tous leurs rivaux. « Il fallait tout recommencer, se remémore Dominique Alba. J’ai essayé de persuader M. Kojine de remettre les choses à plat... Mais rien à faire, il a exigé aussitôt un deuxième scrutin, avec un ordre de préférence sur trois projets : ceux de Nuñez-Yanowsky et de Borel, plus celui de Jean-Michel Wilmotte. » Au dépouillement final, c’est l’Espagnol qui rafle la mise. Cette fois, Wilmotte arrive en deuxième position, Borel n’est que troisième. Dominique Alba quitte la séance en colère. « M. le maire a de bons petits soldats, mais vous avez perdu », lui lance Kojine. L’arbitre des pertinences architecturales de la Ville de Paris impose que soient inscrites au procès-verbal de la réunion les réserves du maire sur le lauréat et boude le buffet offert par l’ambassadeur – « un excellent saumon, précise avec malice Christine Fabre, et de la salade russe – celle que les Russes appellent “salade française” ». Manuel Nuñez-Yanowsky, lui, boit du petit-lait. À bientôt 70 ans, il vit enfin son heure de gloire. Natif de Samarcande, en Ouzbékistan, fils d’une Russe et d’un républicain espagnol qui a passé sept ans dans les camps de Staline, il a été homme de théâtre avant de se lancer dans la construction, a mené plus d’une vie à Odessa, Barcelone, Moscou et Paris. Durant sa jeunesse, il a même fréquenté Dalí et Gala dans leur château de Pubol, dont son domaine catalan est voisin. Tout cela, il le raconte à présent entre deux portes ou au téléphone car cet homme fantasque est un courant d’air, toujours entre Paris et l’Espagne – il n’a pas son pareil pour esquiver les rendez-vous qu’il a lui-même fixés et s’en excuser avec une exquise courtoisie. Pour la basilique parisienne, il dit avoir concouru presque par hasard, « pour rendre service à des “petits jeunes” recommandés par un ami scénographe ». Puis il a pris l’aventure à cœur une fois la première épreuve vaincue, si bien que le vote du 17 mars 2011 lui est apparu comme la consécration d’un parcours atypique. Son triomphe sera de courte durée.

L'architecte Manuel Nuñez-Yanowsky, photographié pour Vanity Fair par Alexandre Guirkinger pour Vanity Fair *devant les Arènes de Picasso à Noisy-le-Grand. Son projet d'église a été sélectionné en mars 2011 puis écarté huit mois plus tard. Il a saisi la justice.*

Alexandre Guirkinger pour Vanity Fair

Saison III. Delanoë contre-attaque

Le maire de Paris a adressé les invitations pour le 9 novembre 2011 à 15 heures, à l’hôtel de ville. À l’instant prévu, Bertrand Delanoë fait son entrée, escorté par Anne Hidalgo, encore adjointe à l’urbanisme, et exécute un numéro à sa façon. Cinglant, impérial, sans appel. Tous les « Russes » sont là : l’ambassadeur Orlov, l’architecte, les professionnels de la construction et les prêtres... Ils s’attendent à faire une aimable présentation et soudain, le maire se lance dans une diatribe de 40 minutes, proclame que ce projet est « une insulte à l’âme russe, à l’église orthodoxe en général et à Paris en particulier ». Ignorant Nuñez-Yanowsky, Delanoë ne s’adresse qu’à Vladimir Kojine, devant l’assistance médusée. L’architecte espagnol raconte qu’à ce moment-là, il aurait aimé « casser la gueule » du maire. L’un des présents se rappelle avoir aperçu « un jeune prêtre, fin, blondinet » riant sans se cacher. La description correspond à la silhouette adolescente du père Alexandre Siniakov, recteur, à seulement 34 ans, du seul séminaire orthodoxe d’Europe, implanté à Épinay-sous-Sénart. Théologien parfois anticonformiste, il n’appréciait pas pour autant le projet exubérant de Manuel Nuñez-Yanowsky. « Mais plaisait-il seulement à ceux qui ont voté pour lui ? » s’interroge malicieusement aujourd’hui le « hiéromoine », dans la paix de l’ancien couvent catholique qui abrite son séminaire. Il suggère que le choix du jury était le fruit d’un compromis entre le goût de ses compatriotes pour la tradition et l’exigence de modernité requise par la localisation parisienne. « S’ils ne tenaient qu’à eux, ­estime-t-il, ils auraient choisi une église orthodoxe russe traditionnelle, une vitrine de la Russie éternelle ! » Les Russes ne s’avouent pas vaincus. Nantis de leur titre de propriété, d’un lauréat désigné en bonne et due forme et de l’expertise des grandes entreprises enrôlées dans l’aventure – Nexity, puis Bouygues Bâtiment-Île-de-France et le bureau d’études Egis – ils déposent le 31 janvier 2012 un permis de construire. À la préfecture, puisqu’il s’agit d’un permis d’État. Peine perdue. Une nouvelle salve hostile part de la Ville de Paris le 27 février, sous la forme d’un communiqué de presse appelant l’Unesco, « garante de la sauvegarde des rives de la Seine », à « se mobiliser » contre « une architecture de pastiche médiocre (...) conçue dans la précipitation ». Deux mois plus tard, le 27 avril 2012, une délégation de l’organisation internationale assiste à une présentation du projet au ministère de la culture. Selon le récit de Manuel Nuñez-Yanowsky, l’architecte en chef des bâtiments de France, Jean-Marc Blanchecotte, s’y montre « plutôt favorable » à l’intégration de l’église dans le site. Le lauréat doit revoir sa copie. Il corrige divers paramètres concernant l’évacuation des eaux, d’autant plus cruciaux que le voisin immédiat de la cathédrale sera un bâtiment historique, le palais de l’Alma, siège des anciennes écuries de Napoléon III et annexe de l’Élysée – c’est là que résidaient secrètement, au temps de François Mitterrand, sa fille cachée Mazarine et sa mère, Anne Pingeot. À l’hôtel de ville, on a aussi sonné le tocsin en invoquant « un problème de sécurité nationale ». Un reste de paranoïa héritée de la guerre froide fait juger déraisonnable que les Russes s’installent à portée d’écoute du logement de fonction du conseiller diplomatique de l’Élysée, de son chef d’état-major particulier et du service du courrier présidentiel, eux aussi hébergés dans l’immeuble du quai Branly. Les choses traînent en longueur. Confession à retardement de Frédéric ­Mitterrand : « Je n’avais qu’une solution, laisser pourrir. » L’élection présidentielle française se profile, « le changement c’est maintenant », les émissaires de Moscou vont l’apprendre à leurs dépens. En mai 2012, François Hollande succède à Nicolas Sarkozy. Le 28 septembre suivant, deux « avis défavorables » tombent simultanément : celui de l’architecte des bâtiments de France, subitement moins compréhensif, et celui de la responsable de la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC). Autant de mauvais présages pour la délivrance attendue du permis de construire.

Saison IV. La retraite de Russie

Son Excellence Alexandre Orlov en perdrait son flegme. Nous sommes le 16 octobre 2012. Un an a passé depuis l’affront essuyé devant Bertrand Delanoë. Neuf mois depuis la première demande de permis de construire. À la fin du mois de novembre, elle sera caduque. La cathédrale est toujours dans les limbes, Kojine s’impatiente. L’homme de Poutine est attendu le lendemain à Paris, où il doit rencontrer – entre autres – le nouveau ministre français des affaires étrangères, Laurent Fabius. « C’était l’époque où je venais à Paris comme si j’allais au boulot, tous les matins », plaisante, à Moscou, Vladimir Kojine. Pour préparer l’entrevue au Quai d’Orsay, l’ambassadeur Orlov a convoqué ses troupes. Il lit alors à haute voix une lettre transmise par Laurent Fabius à son homologue Sergueï Lavrov. Aurélie Filippetti, ministre de la culture, y explique que le permis n’a aucune chance d’être délivré à cause des deux avis défavorables précités – « le préfet de région ne peut passer outre », écrit-elle. Avec l’accent traînant des Russes les plus parfaitement francophones, le diplomate lâche une autre bombe : la directrice de la DRAC lui aurait avoué avoir reçu « des instructions » pour bloquer le projet. Les négociateurs russes ont tôt fait de souscrire à la théorie du complot. Il faut dire que depuis l’installation de la gauche au pouvoir, une bonne partie des collaborateurs de Delanoë a investi les hautes sphères de la République. Son ex-directeur de cabinet, Nicolas Revel, est secrétaire général adjoint de l’Élysée ; son ancien conseiller pour la culture, David Kessler, occupe le même poste à la présidence ; Laurence Engel, naguère directrice des services culturels de la mairie, dirige le cabinet d’Aurélie Filippetti. Une autre conseillère de la mairie, Anne Tallineau, a rejoint l’équipe Fabius. Plus verrouillé que chez les soviets, l’appareil d’État est maintenant truffé d’opposants à la cathédrale ! Il n’en faut pas plus à Alexandre Orlov pour imaginer qu’une conspiration est en cours. « On me dit qu’il y a des bolcheviques à l’Élysée qui ne veulent pas d’église du tout », relève-t-il, pince-sans-rire. Au passage, architectes et experts du bâtiment en prennent pour leur grade : « On a traîné, traîné... Si on avait perdu moins de temps sous la présidence Sarkozy, on aurait déjà le permis. » Rompez. Le 20 novembre, une semaine avant la date butoir, la Fédération de Russie n’attend même pas la notification d’un refus. Elle retire sa demande de permis de construire. Pour Nuñez-Yanowsky, la partie est finie. Commence celle de Wilmotte.

Le projet accepté et finalement abandonné de Manuel Nuñez-Yanowsky. 

Saison V. La providence Wilmotte

Dès la mi-novembre, le nom du célèbre architecte français a commencé à circuler. Omniprésent, opiniâtre, charmeur, insatiable, irrésistible en somme. Et rompu au franchissement des fuseaux horaires. On l’annonce venant à la rescousse de l’équipe lauréate. Par quel subterfuge ? Les Russes, sentant leur projet compromis, ont sans doute commencé à rechercher une solution de rechange. Les Français les ont aidés, en leur fournissant une liste de cinq noms de créateurs susceptibles de prendre la relève. « Celui de Wilmotte venait en dernier, mais peut-être était-ce une liste alphabétique ? » fait mine de s’interroger Olga Belot-Schetinina, non sans une once de perfidie.Est-il encore besoin de présenter Wilmotte ? À la tête de l’un des cabinets qui comptent à Paris, il emploie plus de 200 salariés, vient d’entreprendre la rénovation de l’hôtel Lutetia, est tenu pour l’une des références de sa profession. Encensé par les patrons du CAC 40, pour lesquels il a réalisé nombre de sièges sociaux – pour LVMH, Alstom ou L’Oréal, celui d’Eiffage est en chantier à Vélizy-Villacoublay (Yvelines) –, il est cloué au pilori par ses pairs, qui le rangent plus volontiers dans la case affaires que parmi les hommes de l’art. La plupart ne lui reconnaissent aucun génie, si ce n’est celui de l’autopromotion. La profession est d’autant moins confraternelle que tout semble réussir à Wilmotte le conquérant. Cent projets en cours, des commandes publiques et privées en veux-tu en voilà. À Paris seulement, il s’attelle simultanément à la rénovation du Palais Brongniart, ancien siège de la bourse ; à la transformation de la halle Freyssinet en temple du numérique, avec la bénédiction de la mairie de Paris et pour le compte du patron de Free, Xavier Niel ; à l’édification, enfin, de 92 000 m2 de bureaux dans le futur « Pentagone à la française » du quartier Balard, qui abritera le ministère de la défense. Et la liste n’est pas exhaustive. Cet impressionnant volume d’affaires suffit-il à justifier le choix des autorités russes ? Non. Wilmotte, on s’en souvient, est arrivé deuxième au concours de mars 2011. Un bon point pour lui. En outre, la Russie est l’un des axes de prédilection de son développement international. Il y consacre depuis dix ans une énergie particulière, aidé en cela par une directrice bulgare, polyglotte et orthodoxe, Borina Andrieu, qui a vécu plusieurs années à Moscou. En 2012, il a décroché, avec l’urbaniste Antoine Grumbach, le premier prix d’un concours international pour le « Grand Moscou » ainsi que divers projets d’aménagement tout aussi titanesques (nouvel aéroport, « zone des trois gares », etc.) dont la réalisation reste également au point mort. S’y ajoute, depuis septembre 2013, la rénovation de l’université européenne de Saint-Pétersbourg, sise dans l’historique Palais de marbre. Des musées, publics et privés, sont aussi dans ses cartons. Wilmotte a même des projets en Ukraine. Il est vrai que la Russie est un pays de Cocagne pour les ­architectes du monde entier, mais que les désillusions y sont nombreuses – en 2007 par exemple, ­Dominique ­Perrault, célèbre auteur de la bibliothèque ­François-Mitterrand, a été dépossédé de son beau projet pour le théâtre Mariinsky II à Saint-Pétersbourg. « Connu des Russes, arrivé deuxième au concours et bien introduit à Paris, Wilmotte offrait la solution de compromis idéale, indique-t-on à l’Élysée. Nous étions soucieux, cette fois, que tout se passe en bonne intelligence. » En juin 2013, rien n’est encore signé. Mais durant l’été, l’architecte et sa directrice montée sur ressorts – et sur talons de douze centimètres en toutes circonstances – ont déjà foncé par deux fois à Moscou, cartons sous le bras, pour des entretiens au monastère Danilovski avec le patriarche Cyrille. « On est resté une heure et demie avec lui, c’est fabuleux ! » m’a confié un Wilmotte exultant, rencontré dans la ruche que constitue son agence parisienne du faubourg Saint-­Antoine. Le toupet en bataille, mais toujours impeccablement cravaté – comme le sont rarement ses confrères – l’architecte raconte les courses contre la montre dans les aéroports, les valises à trimballer, les heures perdues dans les embouteillages de Moscou, les maquettes égarées... Sans oublier les découvertes, en chemin, d’artistes « fabuleux » débusqués jusque dans leurs ateliers. L’homme est compulsif et enthousiaste. En janvier 2014, lors de la présentation à la presse de la maquette de la cathédrale, le permis enfin obtenu, il a qualifié de « lumineux » ses échanges avec le chef de l’Église moscovite – « les plus émouvants de ma vie professionnelle ». À l’inverse de son prédécesseur espagnol, Wilmotte a bénéficié de soutiens œcuméniques et coordonnés. Plus question de promener les Russes : François Hollande, en voyage à Moscou le 28 février 2013, s’est engagé auprès de Vladimir Poutine à ce que le projet avance désormais vite et bien. Une sorte de concile permanent a été mise en place le mois suivant à l’Élysée, dont les deux copontifes sont Nicolas Revel, secrétaire général adjoint, et Vladimir Kojine. Participent aux « groupes de travail » l’intégralité de l’équipe russe (l’ambassadeur, son avocate et sa lobbyiste) mais aussi un aréopage de délégués de la préfecture, des ministères et de la municipalité (dont François Revardeaux, conseiller spécial pour la Russie aux affaires étrangères, et Mathias Vicherat, directeur du cabinet de Bertrand Delanoë). Le tout sous la haute surveillance des dignitaires de l’église orthodoxe. C’est entre ces hommes qu’ont été négociées les conditions de l’accord conclu entre Kojine et Revel le 23 août 2013, qui préludait au dépôt de la demande de permis de construire, introduite le 16 septembre. Trois mois plus tard, le 24 décembre, le sésame était enfin accordé. Détail cocasse : « Les Russes l’ont annoncé à cor et trompette le jour de Noël et, à la mairie, nous n’étions même pas au courant », se souvient Philippe Valli, directeur du cabinet de Rachida Dati dans le VIIe arrondissement. À cette date, tous les services de l’État étaient fermés. « Faute de confirmation officielle, on a cru à un coup de bluff de Moscou ! »

Saison VI. L’honneur bafoué de « Manolo »

Il en est un pendant ce temps qui ne décolère pas : Manuel Nuñez-Yanowsky, furieux contre celui qu’il surnomme aigrement le « marchand de meubles » Wilmotte, sans préciser si l’expression renvoie aux activités de designer de son rival ou à l’adresse de son agence, dans ce qui fut le quartier des ébénistes. Dès le mois de juin 2013, le concepteur des Arènes Picasso, assisté d’un conseiller juridique tout en rondeurs, Me Louis Fauquet, l’exact opposé de sa silhouette ascétique, pique ses banderilles. Quatre assignations en justice : contre Wilmotte, coupable selon lui de ne pas l’avoir averti dans les temps qu’il prenait la main sur le projet ; contre la Fédération de Russie, qui n’aurait pas résilié son contrat dans les formes ; contre Bertrand Delanoë et Aurélie Filippetti, pour « abus d’autorité sur personne publique », « chantage », « extorsion » et « trafic d’influence ». Aux deux derniers, l’impétueux réclame 10 millions d’euros de dommages et intérêts. Ses plaintes sont rejetées une à une. Lui-même est condamné à verser des frais de justice à la Russie : 5 000 euros, une obole. Faute de règlement, les autorités font opérer en mars 2014 une saisie sur ses comptes bancaires. Trois mois auparavant, devant la presse parisienne, Vladimir Kojine se montrait pourtant clément envers l’initiative judiciaire, « plus émotionnelle qu’autre chose », de l’architecte : « La Fédération a respecté 100 % de ses engagements vis-à-vis de lui », assurait-il. Selon son défenseur, Nuñez-Yanowsky aurait perçu « ce qui lui était dû pour le travail effectué », soit « la moitié des honoraires convenus », en l’occurrence, 600 000 euros environ. « On ne demande pas de dédommagement, non, non, souligne l’avocat, enseveli sous la pile de documents liés à l’affaire. Juste l’annulation du permis de construire. Et la démolition de l’ouvrage de Wilmotte s’il est un jour construit. » Ce n’est pas rien. Sans entrer dans les méandres d’une procédure que Me Fauquet qualifie, avec un indéniable sens du verbe, de « village Potemkine », on peut raisonnablement penser à un baroud d’honneur de la part d’un homme lésé du grand contrat qui aurait pu marquer son apothéose. « Il brûle ses vaisseaux », admettait en juin 2013 le dévoué défenseur, avocat solitaire fourvoyé avec passion dans une lutte de desperado. Mais le plaignant est-il à ce point l’agneau du sacrifice ? « J’ai été traité d’une façon ignoble ! Les Russes et les Français se sont comportés comme des cosaques », s’enflamme Nuñez-Yanowsky au téléphone, retenu cette fois par la fuite d’une vanne dans sa résidence espagnole. À ses anciens commanditaires, l’architecte catalan reproche de n’avoir pas au moins tenté de lui offrir un lot de consolation après l’avoir « foutu dehors ». « Comme Chirac l’avait fait pour Bofill et moi, quand il nous a proposé la place de Catalogne après nous avoir viré du chantier des Halles, raconte-t-il. Mais avec la gauche, je n’ai jamais eu de chance. » Poussés dans leurs retranchements, ceux qui ont suivi de près les circonvolutions de son projet confessent une certaine perplexité. « C’était difficile de travailler avec lui, confie l’un d’entre eux. Il n’a pas vraiment de bureaux, fonctionnait avec des sous-traitants en Russie, ce qui retardait les rendus. » Chez Nexity, maître d’ouvrage délégué jusqu’à l’été 2012, on se souvient que « le permis n’était vraiment pas délivrable » : « Toutes considérations esthétiques mises à part, Nuñez-Yanowsky prenait des libertés avec l’urbanisme. C’est à juste titre que l’État russe a rompu son contrat. » Jean-Marc Blanchecotte, l’architecte des bâtiments de France aujourd’hui retraité et distingué en 2013 de la médaille de vermeil de la Ville de Paris, nie avoir reçu des pressions, comme l’affirme le Catalan outragé. Au bout du fil, il paraît toutefois affolé : « Je ne peux pas vous répondre, je suis dans le métro et puis c’est une affaire qui relève de la politique internationale ! » On lui fait observer que l’avis défavorable qu’il a rendu succédait pourtant à des propos plus élogieux prononcés devant l’Unesco. « Je ne m’exprimais là que sur l’intégration dans le site », assure-t-il. Il ajoute que « le projet était insuffisamment préparé pour le permis, posait plein de problèmes techniques, dus notamment à son adossement à un bâtiment historique, et on n’arrivait pas à le faire évoluer de manière satisfaisante ». Vint en effet un jour où, devant les modifications justifiées par les impératifs techniques, le préposé aux relations internationales du patriarcat de Moscou et de toutes les Russies, Mgr Marc, accablé, ne vit plus dans le « voile de la Vierge » qui l’avait tant séduit qu’un « tutu de ballerine » fort impie. La messe était dite. À présent, Kojine peut reconnaître que les doutes qu’il nourrissait « depuis le début, sans le dire à personne », étaient fondés. « Dès que se sont posées les questions d’ingénierie, dit-il, il est apparu que la toiture en verre allait devenir la source du problème : elle se transformait en lourde structure. » En somme, le projet péchait par ce qui avait fait sa force. « Quand on veut noyer son chien, on dit qu’il a la rage », soupire Me Fauquet. Mgr Nestor, lui, brûlerait presque un cierge en l’honneur de l’ancien maire de Paris : « Sa ferme intervention nous a ouvert une porte de sortie inespérée. » Les esquisses de Wilmotte avaient déplu à l’évêque lors d’une première réunion à l’Élysée ? Elles ont désormais son onction. À telle enseigne qu’il a offert à son supérieur, Cyrille, pour ses 66 ans, une maquette de l’édifice en modèle réduit – « avec la lumière à l’intérieur et tout et tout ». Wilmotte confie avoir fait la procession de Pâques 2013 au monastère Danilowski. Familier de la Russie, cet ami de Marek Halter renvoie ses détracteurs à leurs préjugés contre sa formation originale (il est diplômé de l’école d’art Camondo et non de la filière architecturale) et son style prétendument « commercial ». « Je l’aime, ce projet », déclarait-il avec ferveur le jour de sa présentation à la presse. Sa pierre blanche, dite «?de Bourgogne », feuilletée de strates de verre, ne fournit-elle pas une lointaine réminiscence des murs de la Dormition, église majeure parmi les édifices de la «?place des cathédrales?» au Kremlin ? Là où s’affairent, depuis février 2014, grues et pelleteuses à la démolition des baraques en béton de Météo-France, s’édifieront quatre bâtiments : l’église, une maison paroissiale, un centre culturel et une école bilingue. L’architecte insiste sur la composition « très aérée » de l’ensemble, avec toitures végétalisées et une allée plantée – dessinées par le paysagiste Louis Benech, qui a baigné enfant dans un monde suranné de Russes blancs et se souvient d’y avoir croisé Félix Youssoupov, le prince conjuré de l’assassinat de Raspoutine. Il peste depuis lors contre les décisions de la Ville de Paris qui l’empêchent de planter les bouleaux dont il rêvait. Il optera pour des aulnes, des tilleuls de Mongolie et « un faux verger, pour donner l’image rurale d’une église des champs ». La Ville de Paris a fini par donner son aval. Delanoë « ne déteste pas », lâchait-on du bout des lèvres à la mairie avant l’élection municipale de mars 2014. Dominique Alba éprouve encore des regrets en pensant au projet sacrifié de son poulain Borel – « un bâtiment sculpture, disant ce qu’il était, dans une écriture contemporaine ». Mais elle salue les qualités du dossier actuel : « Il n’est pas frontal sur la Seine et annonce sa fonction d’église, sans être ostentatoire. » Mention passable, donc. « De toute façon, les immeubles d’avant n’étaient pas beaux. Et puis Paris, avec le temps, peut tout absorber ! Voyez le Sacré-Cœur... » Elle n’est pas loin de se féliciter, même, de l’onde de choc provoquée par son oukase de mars?2011 : « Après tout, songe-t-elle, c’est valorisant pour l’architecture qu’elle puisse provoquer des incidents diplomatiques. » Vladimir Kojine, l’homme des biens séculiers à Moscou, ne partage pas la « courte vue » des Occidentaux ; il veut contempler l’histoire sur un temps long. La première pierre de la future cathédrale ­sera-t-elle posée par les deux présidents alors que la Russie de Poutine est menacée d’être mise au ban des nations démocratiques ? Il l’ignore. « Tout peut arriver, prévient-il. Mais cette affaire est supérieure aux péripéties de la politique au jour le jour. Qui se souvient de l’occupation de Moscou par les troupes françaises ? Ou du 31 mars 1814, quand le tsar Alexandre Ier est entré dans Paris ? » Avec la force que lui confère sa proximité avec Poutine, il affirme : « Ce monument sera construit. Et il restera un joyau de votre capitale, comme le pont Alexandre III. »La cathédrale que Frédéric Mitterrand baptisait cavalièrement « Saint-Vladimir » devrait être consacrée à la Sainte-Trinité, c’est du moins ce que semble souhaiter le patriarcat par la voix de son légat parisien Nestor : « C’est le nom d’un monastère édifié lors de la lutte contre les Tatars au XIVe siècle, explique l’ecclésiastique. “Regarder la Sainte-Trinité, c’est vaincre la haine”, dit-on chez nous. » Il n’en faudra sûrement pas moins.

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