A Paris, un centre d'accueil de migrants joue le melting pot culinaire

Dans l'ancien lycée Jean-Quarré, où sont hébergés 145 migrants, le jardinage ou la cuisine sont des moyens de tisser des liens avec les habitants du quartier. Et de donner le goût du vivre ensemble.

Par Virginie Félix

Publié le 24 octobre 2016 à 15h42

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h07

Au pied des tours de la place des Fêtes, un potager nous fait de l'œil. Citrouille ventrue, pieds de tomates grimpants, plates-bandes touffues et bien peignées : un carré de verdure aussi fécond qu'inattendu dans ce coin du XIXe arrondissement de Paris dense et vertical. Derrière les quelques mètres carrés de nature gagnés sur le bitume, se découpe la silhouette grise et trapue du lycée Jean-Quarré. Un ancien établissement de formation professionnelle déserté depuis belle lurette par les étudiants, mais qui a entamé ces derniers mois une nouvelle vie en devenant centre d'hébergement d'urgence pour les migrants.

« SOLIDARITY », disent neuf lettres capitales tracées à la peinture noire sur la façade. Dans ce bâtiment à l'architecture des années 70, cube de béton brut aux fenêtres alignées comme des pixels, sont accueillies depuis février dernier cent quarante-cinq personnes. Des réfugiés afghans, soudanais ou érythréens qui ont trouvé dans les ex-salles de classe devenues chambres à coucher, sanitaires, laverie ou salles de restauration, un endroit où reprendre leur souffle après des parcours souvent longs et traumatisants. « Beaucoup d'entre eux, en arrivant ici, n'avaient pas vu un lit depuis plusieurs mois, raconte Bruno Morel, le directeur général d'Emmaüs Solidarité, qui nous fait visiter les lieux. Ce centre est une structure qui doit leur permettre de se poser, de récupérer et de réfléchir à la suite, de construire leur projet. »

L'ONG dit avoir pensé le lieu comme un « établissement pilote ». Lorsque la mairie de Paris lui a confié les clés du bâtiment – qui avait d'abord été squatté par des migrants, de juin à octobre 2015, avant d'être évacué pour des raisons sanitaires – elle a dû agir vite : trois mois pour boucler les travaux, donner un coup de peinture sur les murs défraîchis, aménager les espaces de vie. Et concevoir un projet à la fois architectural et social.

Des passerelles

A Jean-Quarré, les résidents, exclusivement des hommes seuls, pour la plupart très jeunes, trouvent une aide juridique pour accomplir leurs démarches, un soutien moral et psychologique, mais aussi une première porte d'entrée vers l'intégration. Des cours de français tous les jours, des activités sportives ou culturelles (atelier de théâtre ou construction de meubles en carton dans le centre Emmaus du Pré-Saint-Gervais), l'accès à une bibliothèque mobile, avec livres et tablettes numériques, fournie par Bibliothèques sans frontières. Et surtout des passerelles tissées avec les habitants du quartier pour favoriser l'accueil des migrants, et répondre par l'initiative et l'action à un climat où prospèrent les discours de méfiance – pour ne pas dire d'hostilité.

En témoigne le fameux potager qui a pris racine en moins de six mois sur l'asphalte de la cour, grâce à l'action commune d'une association du quartier, Verger urbain, et des résidents du centre. Deux fois par semaine, riverains et réfugiés se retrouvent pour semer, bêcher et désherber. Dans les plates-bandes s'opère un fertile mariage des cultures : un melting pot végétal où se côtoient fraises, pastèques, menthe, épinards, piments… mais aussi des plants d'amarante, une cousine de l'épinard que l'on consomme beaucoup au Soudan. « Beaucoup de résidents avaient dans leur pays un petit lopin de terre. Nous leur avons demandé de nous donner des idées de graines à semer, à partir des variétés qu'ils avaient l'habitude de cultiver chez eux », explique Tiphaine Bourniol, la coordinatrice socio-culturelle du centre.

En bordure du potager a poussé un poétique « arbre à souhaits ». Au bout des branches pendent des petits papiers sur lesquels les migrants ont inscrit, dans leur langue et en français, quelques vœux immenses ou minuscules : « Je voudrais jouer au football », « Je voudrais danser avec les étoiles », « Je voudrais une mademoiselle belle, je voudrais danser avec mademoiselle ». Une des feuilles fait voleter dans le vent deux simples mots : « La paix ».

L'arbre à souhaits

L'arbre à souhaits © Marc Chaumeil / Divergence

Empreinte culinaire

Ce soir-là, ce n'est pas au potager mais du côté de la cuisine que l'on sème les graines d'un « vivre ensemble » apaisé. En ce début octobre, le centre inaugure la première d'une série de rencontres qui entendent rappeler, très concrètement, ce que l'immigration a apporté, depuis des décennies, à la culture française (1). Gastronomie, sport, musique, mode… Autant de domaines dans lesquels la fameuse « identité » française s'est enrichie d'influences et d'apports étrangers, comme le rappelle Marie Poinsot, de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration, coorganisatrice de l'événement.

Et, en effet, quoi mieux que la cuisine, cette langue universelle et familière à tous, comme entrée en matière ? «  Lorsque l'on parle de la France, ce qui revient toujours, c'est l'image de la bonne bouffe, note Bruno Morel. Mais on oublie beaucoup ce que la culture alimentaire des pays étrangers a apporté à notre culture culinaire. » « Dans le contexte actuel, poursuit Tiphaine Bourniol, c'est une manière de parler de l'accueil des réfugiés de façon positive, en montrant ce qu'ils ont pu apporter à la culture française. Et la cuisine est un thème convivial, fédérateur, y compris pour les personnes les plus réfractaires à la question des migrants. »

On peut rappeler par exemple, comme s'y attelle ce soir-là l'historien Denis Saillard, l'empreinte laissée par l'immigration italienne dans le paysage gastronomique français. « Regardez la popularité de l'huile d'olive aujourd'hui ! Alors qu'au XIXe siècle encore, même en Provence, c'était une huile très méprisée, s'amuse le chercheur. Ou encore la manière dont la tielle, cette spécialité napolitaine à base de pâte à pain farcie de poulpe et de sauce tomate pimentée, est devenue le plat emblématique de Sète jusque sur les cartes postales – au point que tout le monde a oublié ses origines italiennes. »

Cours de cuisine

Cours de cuisine © Marc Chaumeil / Divergence

Un livre de recettes

Présents dans la salle au côté d'habitants du quartier et de membres d'associations, une quinzaine de résidents du centre s'en tiennent à une écoute silencieuse. La barrière de la langue ne facilite pas les choses. « Pour eux, la prise de parole n'est pas facile, même quand il y a des interprètes. Ce soir, c'était un coup d'essai, et il était important d'ouvrir les portes du centre à des gens du quartier, des associations », précise Tiphaine Bourniol. Tout en réfléchissant aux moyens d'améliorer ce dialogue interculturel : « Pour le prochain débat, sur la musique, j'aimerais qu'on recueille auprès des résidents la musique qu'ils aiment, pour la faire écouter. »

Quant à l'échange autour de la cuisine, il devrait se prolonger avec les habitants du quartier de manière plus concrète : «  Nous sommes en train de mettre en place une cuisine mobile pour faire partager hors du centre la cuisine des réfugiés », explique la coordinatrice. Il y a quelques semaines, une douzaine de designers du collectif Bam sont venus plancher avec les résidents, traçant à la craie sur le sol de la cour les plans de ces fourneaux ambulants. Fin octobre, ils doivent se retrouver pour les construire ensemble. « L'idée est que les Afghans ou les Soudanais fassent un plat de leur pays et qu'on puisse le partager avec les riverains. A terme, on voudrait faire un livre de cuisine à partir de ces recettes. »

La cuisine, outil de partage et de connaissance de l'autre, mais aussi porte d'entrée dans la société française. Le secteur qui a besoin de bras, comme le raconte Zarshah, la trentaine, arrivé de Jallalabad, en Afghanistan, hébergé à Jean-Quarré depuis cinq mois. « Dans mon pays, j'étais interprète pour les forces spéciales américaines. Je n'avais jamais travaillé dans la restauration. Mais ici, j'ai trouvé assez vite du travail en cuisine, d'abord dans la restauration rapide puis dans des restaurants italiens, libanais. Je travaillais au noir, jusqu'à ce que j'obtienne mon statut de réfugié politique, il y a trois mois », poursuit-il en nous montrant le précieux sésame. Aujourd'hui, il est cuisinier dans un foyer à Ivry, dans le Val-de-Marne. « Un contrat de deux ans, 26 heures par semaine », précise-t-il. Et l'espoir, en germe, d'une nouvelle vie au-delà des murs de Jean-Quarré.

(1) Prochaines rencontres, gratuites et ouvertes à tous, le 8 novembre et le 6 décembre à 20 heures, autour de la musique et de l'immigration ; le 10 janvier et le 21 février (la mode) ; le 7 mars et le 4 avril (les exils littéraires) ; le 9 mai (la migration des talents sportifs).

A lire :

Cuisines et dépendances, le très riche numéro de la revue Hommes et migrations, publié par la Cité nationale de l'histoire de l'immigration (janvier-février 2010), sur les migrations culinaires.

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