Danses urbaines : le 9-3 a un incroyable talent

Depuis 1997, l'association Moov'n Aktion organise le festival Danse Hip-Hop Tanz, mais aussi des ateliers de haute volée pour les jeunes un peu partout en Seine-Saint-Denis. Epatant.

Par Erwan Perron

Publié le 25 octobre 2016 à 16h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h07

Yacine Amblard, 43 ans, doux air d'intello avec ses lunettes cerclées, n'a guère changé physiquement depuis cette première fois où on le rencontrait, en 1997. Il venait de fonder à Bobigny l'association Moov'n Aktion et de lancer en Seine-Saint-Denis le festival Danse Hip-Hop Tanz. A cette époque, il fait mine de l'oublier aujourd'hui, Yacine avait une dent contre les rappeurs. « Hurler dans un micro "Pow pow pow, j' tue tout le monde", c'est facile, ironisait-il. Les danseurs hip-hop, eux, ne peuvent pas tricher. On fait les trois tours sur la tête ou on ne les fait pas. Alors forcément, ils sont plus humbles... »

Au fil des ans, même s'il n'est pas aussi reconnu que Cités Danse, au Théâtre Jean-Vilar à Suresnes, ou Kalypso, à la Maison des arts de Créteil, Danse Hip-Hop Tanz s'est inscrit parmi les festivals de danses urbaines qui comptent. Il y règne toujours une incroyable ambiance ! Depuis les gradins, le public hurle et applaudit à tout rompre les lockers, poppers et autres breakers (1) qui pour certains seront les stars de demain. Mais ce festival qui donne sacrément la pêche n'est que le point d'orgue d'un travail mené tout au long de l'année par l'association dans le département...

Ateliers de danse

Ce dimanche après-midi, on accompagne Yacine dans l'un des ateliers de danse organisé par Moov'n Aktion, au centre social de la Fosse aux fraises, à Bagnolet. « Ça bouge beaucoup ici », glisse d'emblée son directeur, Yahia Mahcer. Entendez : le quartier est l'un des plus gros points de trafic de shit et de cocaïne du « 9-3 »... Pour cette première session, Yacine prend les inscriptions des treize participants, cinq garçons et huit filles, âgés de 15 à 17 ans. Il est content de reconnaître Rafik et Yanni, qui avaient déjà participé à l'atelier l'an passé. Nous, on est content de reconnaître le prof de danse, Charly Moandal , la cinquantaine athlétique, un « historique » du mouvement hip-hop.

Il y a une dizaine d'années, il avait ému dans le spectacle A l'ancienne, monté par le collectif Jeu de jambes et produit par Moov'n Aktion. Une pièce chorégraphique où Charly, en compagnie d'une dizaine d'autres danseurs, racontait sa propre histoire : celle du Bataclan, entre 1982 et 1984, quand tous les dimanches, les undergrounds afro-antillais et branchés convolaient, au son du funk, de l'afro-beat, du zouk et des premiers disques de rap. Yacine n'a pas fait appel par hasard au charismatique Charly. Face à des lycéens, il en impose. Il a cet art incroyable de faire se mouvoir ensemble des danseurs débutants. « J'ai ma botte secrète pour accrocher les mômes, dit le danseur. Chaque début d'année, je leur demande : "Qu'écoutez-vous sur vos téléphones ? On va danser sur votre musique. Mais beaucoup mieux que vous ne le faites actuellement..." »

Yacine Amblard, fondateur de l'association Moov'n Aktion, et son associé Scalp.

Yacine Amblard, fondateur de l'association Moov'n Aktion, et son associé Scalp. JÉRÔME BONNET POUR TÉLÉRAMA

Vitesse supérieure

Yacine le reconnaît, il a changé de discours depuis notre première rencontre. « Il y a encore quelques années, j'aurais hésité à me présenter comme animateur "sociocul". Aujourd'hui, je le revendique ! » Ce changement d'optique est à la fois contraint et mûrement réfléchi. Quand, en 1997, journaliste pour des magazines de rap, il fonde Moov'n Aktion, en compagnie de l'Allemand Dirk Korell, qui, lui, lâche son emploi d'assistant de production à la MC 93, leur objectif est clair : partir à la conquête des théâtres, pousser un maximum de danseurs sous les feux des projecteurs. Tous deux se répartissent les rôles. A Dirk, les tournées et les projets de création à l'étranger, à Yacine le développement de l'association en Seine-Saint-Denis. Moov'n Aktion a alors la chance de produire les spectacles de l'Allemand Storm, un des danseurs les plus demandés à travers le monde. Eclaté dans les théâtres de plusieurs villes du département, son festival Danse Hip-Hop Tanz accueille des compagnies emblématiques comme Boogie Saï ou Clash 66...

Mais, en 2011, c'est la crise : les centres culturels français à l'étranger coupent leurs aides à la création. Résultat négatif de Moov'n Aktion, avec un déficit de 12 000 euros. Dirk jette le gant et part s'installer sous le soleil de Montpellier. Yacine reste accroché à son béton, la foi chevillée au corps. Pas question de laisser tomber sa mission. Désormais épaulé par Pascal « Scalp » Grégoire, 51 ans, il se lance dans un travail méticuleux, patient, entêté d'actions artistiques dans le département. « Organiser des stages et des rencontres entre les artistes et le jeune public, on l'a toujours fait, explique-t-il. Mais souvent, il s'agissait d'une petite semaine de stage avant la représentation. Là, on est passé à la vitesse supérieure. Les mômes ont besoin de nous toute l'année. Il ne faut pas les lâcher... »

H.I.P H.O.P

Avec le gouailleur Scalp, Yacine s'est trouvé un associé enthousiaste et précieux. Dans les quartiers, Scalp a un CV qui brille. Quand ils viennent au théâtre, souvent pour la première fois, applaudir leurs enfants dans l'un des spectacles qui ponctuent chaque atelier, il n'est pas rare que les parents viennent le saluer. Ils reconnaissent le champion de France de boxe thaïlandaise et l'ancien membre des Paris City Breakers, l'un des tout premiers collectifs français de danseurs, juré pendant plusieurs années de H.I.P H.O.P, la fameuse émission « breakdance » de Sidney, sur TF1. L'enfant des 4 000, à La Courneuve, est un inlassable avocat de sa discipline : « Avec le hip-hop, on a prouvé que les bonnes propositions artistiques peuvent aussi venir d'en bas. L'ADN du hip-hop, c'est : les temps sont durs, alors revendiquons le ­divertissement. »

En 2015, Scalp et Yacine ont organisé vingt ateliers. Soit trois cent vingt heures de cours, avec la crème des danseurs hip-hop, dans une dizaine de villes de Seine-Saint-Denis, dans des lieux aussi différents que des théâtres, des maisons de quartier, des lycées professionnels, des services jeunesse, des centres sociaux... A La Courneuve, au centre culturel Houdremont, Mohammed Condé, 19 ans, étudiant en deuxième année de BTS, se souvient avec émerveillement de son stage, en compagnie de dix-neuf autres jeunes. Quatre périodes de cinq jours, pendant les vacances scolaires, à raison de deux heures par jour, avec pour prof Malcom Fazeuilh. A la tête de sa compagnie, Les Enfants prodiges, le chorégraphe est un grand spécialiste de la house-hip-hop, un nouveau style à la gestuelle très fluide qui fait fureur un peu partout dans le monde.

“Il ne faut pas se voiler la face, le hip-hop a encore une image de racaille.” 

Mohammed Condé est bien placé pour le savoir : depuis longtemps déjà, il imitait les mouvements du danseur en regardant ses vidéos sur YouTube. « S'entraîner seul dans sa chambre et danser en groupe, sur un vrai parquet, c'est très différent... Savez-vous qu'au Brésil Malcom donne des cours devant mille personnes ? Quelle chance de l'avoir eu rien que pour nous à La Courneuve ! » Cette saison, Mohammed Condé participera à un nouvel atelier de Moov'n Aktion, avec pour profs les Bandidas, le collectif français féminin qui monte. « Elles sont spécialisées dans le popping, dont le principe de base est la contraction et la décontraction des muscles en rythme. Le stage sera gratuit... » Son premier atelier lui a donné confiance. Alors Mohammed a franchi le pas. Le dimanche, il se joint désormais aux cercles des danseurs qui enchantent la ville : sur le parvis de la Défense, à Nanterre, sous la verrière du Studio Centquatre, à Paris...

Un nouvel athlète-poète est lancé sur le bitume. « Il ne faut pas se voiler la face, le hip-hop a encore une image de racaille. » Dans la famille de Moov'n Aktion, Ali Archad, 28 ans, et Stevens « Crackers » Taillasson, 26 ans, les deux adorables French Wingz, sont, eux aussi, des stars de la télé depuis qu'ils sont passés dans l'émission La France a un incroyable talent, sur M6. Mais lucides. « Les lumières et les paillettes des plateaux télé, ce n'est pas ce qu'on préfère. On voit plutôt la danse comme un outil pour rapprocher les gens », dit Crackers. « Ce qu'on aime chez Yacine et Scalp, c'est qu'ils nous ressemblent, un "Black" et un "Reubeu" ! s'amuse Archad. Ils sont simples et humbles. On voit tout de suite que l'argent n'est pas leur moteur. » Même si ça va plutôt bien pour eux en ce moment, entre shows pour des marques, des municipalités, des services sociaux, des comités d'entreprise, des cachets dans des comédies musicales, et encore des télés, ces deux-là savent bien que leur métier de danseurs professionnels sera parsemé d'embûches. Ils ne veulent pas « oublier les quartiers ».

 

Un budget de 270 000 euros et le soutien de sept villes

Et ils savent ce qu'ils doivent au réseau underground hip-hop, qui n'est pas fait que de « battles », ces compétitions internationales où les danseurs s'affrontent, mais aussi de solidarité, de coups de main, d'échanges... « La première fois que je suis monté sur une vraie scène, raconte Crackers, j'avais 16 ans, c'était sur la scène de la Maison Daniel-Féry, à Nanterre. Sandrine Deguilhem, la directrice, m'a dit : "Toi, tu as quelque chose que les autres n'ont pas. Surtout, ne lâche pas les études, passe ton bac et reviens me voir." Par la suite, elle m'a orienté sur les Arènes de Nanterre, une compagnie de cirque, où j'ai appris l'acrobatie et le mat chinois. » La Maison Daniel-Féry est membre du réseau Moov'n Aktion, dont les connexions s'étendent bien au-delà de la Seine-Saint-Denis — jusqu'en Guyane, où le chorégraphe Alex Benth, un autre membre du collectif Jeu de jambes, anime des ateliers...

La nuit tombe sur la Seine-Saint-Denis. Depuis la fenêtre de son appartement, à Bobigny, Yacine Amblard regarde le soleil disparaître derrière la colline de Romainville. « On est souvent cités dans les rapports des ministères, mais on est rarement invités dans leurs colloques. » C'est hélas toujours un peu la même histoire : au patient travail de terrain, les « décideurs » et les grands « opérateurs » culturels préfèrent les opérations de communication ronflantes dans les centres-villes. En 2012, le conseil départemental de la Seine-Saint-Denis a décrété un arrêt de la construction et de la rénovation des équipements sportifs et culturels.

La réduction des concours financiers de l'Etat aux collectivités a eu des effets terribles : les communes ont dû faire des choix, provoquant la mort silencieuse de centaines d'associations et de compagnies dans le « 9-3 ». Avec un budget de 270 000 euros, Moov'n Aktion, soutenu par sept villes, le conseil départemental de la Seine-Saint-Denis et la Région Ile-de-France, ne s'en sort pas si mal. Mais Yacine et Scalp aimeraient encore étoffer leur action, recruter un troisième permanent, et que leur fantastique travail soit davantage reconnu par l'Etat, les ministères. « On intervient dans des quartiers dits "sensibles", auprès de mômes sensibles — pour peu qu'on s'intéresse à eux —, et nous avons, nous aussi, le droit d'être sensibles. » 

(1) Les breakers privilégient les danses au sol, les poppers la contraction des muscles et les lockers le blocage des articulations.

Etats généreux de la culture : mettons nos idées en commun pour construire la culture de demain
Nous avons plus que jamais besoin de la culture ! Dans une société en crise, elle est le dernier ciment, le lien aux autres, le lieu où inventer, imaginer, rêver… A moins d’un an de l’élection présidentielle, Télérama croit essentiel de faire circuler paroles, désirs, points de vue, et de mettre en lumière des initiatives exemplaires et prometteuses. Quatre journées de débats gratuits en novembre et décembre à Lyon, Marseille, Paris et Lille permettront d'écrire avec vous,  professionnels, amateurs, public, ces « Etats Généreux de la Culture » (le programme complet est à découvrir ici). Et en attendant, faites-nous part de vos idées, vos suggestions, vos expériences sur le site participatif etats-genereux.telerama.fr.

À VOIR

Images, pièce solo d'Antoinette Gomis, le 2 décembre et Mistral gagnant, des French Wingz, le 4 décembre, (après-midi brunch hip-hop), Maison Daniel-Féry, Nanterre (92), dans le cadre du festival Premières Scènes Hip-Hop.

Ma class' hip-hop, de Céline Lefèvre, salle des Malassis, Bagnolet (93) dans le cadre de Danse Hip-Hop Tanz en saison.

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus