Il y a 70 ans sortait “La Belle et la Bête” de Jean Cocteau

Le 29 octobre 1946, “La Belle et la Bête” de Jean Cocteau trouvait son chemin dans les salles. L'occasion de revoir ce conte magnifique et de ressortir quelques anecdotes du tournage.

Par Jean-Luc Douin

Publié le 29 octobre 2016 à 13h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h09

En 1930, à Paris, Mme Pecci-Blunt donne un bal. Les invités doivent être en blanc. Jean Cocteau, qui a fabriqué pour l'occasion des masques de plâtre, est subjugué (comme tout le monde) par une déesse immaculée : Lee Miller, modèle et compagne du photographe Man Ray. La même année, le vicomte Charles de Noailles lui offre un million (et carte blanche) pour tourner Le Sang d'un poète. Il y a un rôle de statue. Cocteau engage Lee. Enduite de la tête aux pieds d'une pâte blême qui lui donne l'apparence du marbre mais obstrue tous les pores de sa peau, Lee s'évanouit pendant le tournage, alors même que Cocteau mettait les personnages du film en garde contre les maléfices : « N'est-il pas fou de réveiller les statues en sursaut ? » Peu après, Cocteau se rend compte que la poussière soulevée inopportunément par les balayeurs du studio fait naître dans l'image une lumière étrange, idéale. Miraculeux hasards qui illustrent la formule magique des Mariés de la tour Eiffel : « Puisque ces mystères nous échappent, feignons d'en être l'organisateur. »

Ces accidents bénis, où Cocteau puise son « réalisme de l'irréel », vont transformer en conte de fées le film qu'il adapte en 1945 d'un récit de Mme Leprince de Beaumont : La Belle et la Bête. Jean Marais rêve alors d'un rôle où il ne serait pas beau : Cocteau, qui ne songe qu'à lui donner « des preuves d'amour », lui offre ce personnage de monstre fauve à mission d'immortalité : « Effrayez la mort ! » De son côté, Marcel Pagnol, qu'une passion débridée lie à Josette Day, intervient pour que sa bien-aimée interprète la douce à l'affût d'une rose.

Un dîner est organisé chez Lili de Rothschild pour convaincre un Cocteau réticent. Avec ses cheveux bouclés, Josette Day (ancienne maîtresse de Paul Morand) lui apparaît comme une « charmante pin-up » trop mondaine pour jouer la Belle aux purs émois. Le décorateur et costumier Christian Bérard se lève alors, emmène Josette aux toilettes, lui trempe la tête dans le lavabo, lui tire les cheveux, qu'il noue en chignon, et la ramène triomphalement au salon : « Voilà la Belle ! »

Filmer sur un nuage

Cocteau veut être l'artisan d'un cinéma où le public est « hypnotisé par les forces d'outre-tombe ». Comme guidé par un nuage, il a trouvé près de Senlis le château de la Bête, lieu fabuleux resurgi du passé avec ses murs couronnés de chiens, de cerfs et de bustes baroques, décor habité d'une « douleur étincelante ». Son complice Christian Bérard peaufine, comme guidé par un fantôme, une atmosphère hantée par un « sens somnambulique de l'équilibre ». A souhait, les acteurs « se meuvent dans l'insolite comme s'il ne l'était pas ».

Mais les démons empêchent Cocteau de filmer sur un nuage. « La figure dévorée par je ne sais quel microbe, la gencive dévorée par je ne sais quel autre », le poète est ravagé d'urticaire, de gourme, de maux de tête. Il s'acharne : maestro au visage camouflé derrière une feuillle de carton noir percée de trous pour les yeux. Film pour l'amour, film pour l'amour courtois, l'amour enflammé, le sacrifice, La Belle et la Bête se forge dans la lutte. C'est un film contre. Contre la maladie et les blessures qui accablent Cocteau, Jean Marais, Mila Parely, contre les difficultés matérielles, contre les caprices du ciel de Touraine, où se tournent les extérieurs, contre le néo-réalisme qui fait florès, contre l'électricité et la poésie.

Car Cocteau a une obsession : « Fuir le poétique, le fantastique spectaculaire et truqué, les brumes et les flous de l'irréalisme de convention. » Et s'il touche au merveilleux, c'est au prix d'un contrôle subtil de l'éclairage, et grâce à la science d'un opérateur hors pair : Henri Alekan. « J'oblige Alekan, raconte Cocteau, à supprimer les trames, les gazes, les voiles, le flou que les naïfs s'imaginent être le signe distinctif de la féerie. Je le pousse vers l'inverse de ce qui semble poétique aux imbéciles. Je cherche à communiquer un climat qui corresponde davantage aux sentiments qu'aux faits. » Alekan témoignera être alors « entré en contradiction avec tout ce qui se faisait à l'époque en matière de noir et blanc » : troquant les flous artistiques et les faibles contrastes en vogue contre une photo très nette, ciselée, dure.

Les références picturales suggérées par Cocteau allaient à l'encontre des recherches cinématographiques du moment. Il rêvait de retrouver les lumières et les ombres des gravures de Gustave Doré, le contraste entre une lumière douce et des images brutales, qui faisait la richesse des peintures hollandaises du XVIIe siècle signées Pieter de Hooch et Vermeer. Alekan s'inspire pour certaines scènes de toiles de Georges de La Tour, éclaire Josette Day pour d'autres scènes à la façon dont Vélasquez idéalisa l'infante Marie-Thérèse.

Et dans ce climat où les miroirs sont encouragés à réfléchir avant de renvoyer les images, l'éclair merveilleux a encore jailli d'un accident. En 1945, les électriciens travaillaient avec des lampes à arcs. Violents projecteurs qui risquaient d'éblouir les comédiens pendant que leurs charbons se « chauffaient ». Or, c'est en pivotant l'un de ces arcs que les techniciens ont frappé le visage de Mila Parely avec une irradiante brutalité. Cocteau fut ébloui par cette vision : « C'est si beau !, s'exclama-t-il. Il faut frapper les acteurs avec les arcs ! »

Le procédé était dangereux. Il provoqua quelques blessures. Mais Cocteau avait réponse à tout. La Belle et la Bête nous console, en fin de conte, par cette pirouette enfantine : « Faites semblant de pleurer, mes amis, car les poètes ne font que semblant de mourir. »

Article paru dans Télérama le 9 octobre 1993.

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