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Libération
Banlieues : la colère, et après ? (3/4)

A la Grande Borne, «dès 8 ans, on sait que le frigo peut être vide»

«Libération» est retourné dans les zones sensibles qui ont marqué l’actualité ces dernières années. Aujourd’hui, zoom sur les jeunes du quartier de Grigny, dans l’Essonne, où des policiers ont été attaqués début octobre.
par Pierre Alonso, Photo Boris Allin. Hans Lucas P.Al.
publié le 30 octobre 2016 à 20h01

La sortie numéro 7 sur l’A6, à une vingtaine de kilomètres au sud de Paris, indique Viry-Châtillon et Fleury-Mérogis, la commune qui abrite la plus grande prison d’Europe. Entre «l’autoroute du soleil» et l’immense maison d’arrêt, la départementale longe la Grande Borne, un quartier construit à la fin des années 60. Au bord de la route, un panneau cherche désespérément un annonceur pour remplir son 4 × 3. La Grande Borne n’a jamais la publicité qu’elle voudrait.

Au début du mois, un nouveau fait divers, plus marquant que d'autres, a remis le quartier à la une. Les caméras, micros et carnets ont afflué, inscrivant une nouvelle ligne au casier judiciaire de la Grande Borne, avant de vite refluer, au plus grand soulagement des habitants, lassés d'être abonnés à cette rubrique. De cet épisode, il ne reste que quelques camionnettes de CRS, moins nombreuses le matin que le soir, stationnées à la lisière du quartier, sous la caméra de vidéosurveillance que protégeaient les policiers attaqués. De l'autre côté de la route commence la Grande Borne et sa myriade de venelles qui serpentent entre les immeubles en demi-lune. Tout a été écrit sur cette utopie urbanistique avortée, que tentent de corriger de nouveaux travaux d'aménagement. D'ici un an, une voie de bus traversera le quartier - jusque-là, les transports en commun contournaient les 90 hectares. Au milieu, sur la grande plaine défoncée par le chantier, on entend le murmure lointain de l'autoroute, mais pas grand-chose d'autre. Le secteur est calme.

«Les enfants de la crise»

Quelque 12 000 habitants vivent à la Grande Borne, et la moitié a moins de 18 ans : à l'image du reste de la commune de Grigny, c'est un quartier jeune, très jeune, parmi les plus jeunes de France. Pour les moins de 15 ans, la police de proximité n'existe que dans les souvenirs, parfois teintés de nostalgie, des plus anciens. Ils ont surtout grandi pendant les années Sarkozy, à l'Intérieur ou à l'Elysée. Citent «BFM» quand débarque un journaliste, là où leurs aînés pensaient plus spontanément à TF1. «Ce sont les enfants de la crise. Depuis 2008, on leur dit qu'il n'y a plus d'espoir. Que la seule solution est dans l'austérité. Que la notion de progrès n'existe plus», constate avec amertume le maire communiste de la ville, Philippe Rio, lui aussi produit de la Grande Borne.

«Ces enfants ne sont pas sûrs d'avoir une meilleure vie que leurs parents», analyse Amar Henni, éducateur, anthropologue à l'université Paris-VIII et membre de l'Observatoire international des banlieues et des périphéries, rattaché à la fondation Maison des sciences de l'homme. Ce quinquagénaire arpente depuis longtemps ces quartiers de Grigny. Il a vu des petits grandir, devenir pères de famille, tomber du mauvais côté, y rester ou rebondir. Il reste convaincu que beaucoup se joue chez ces «petits», surtout ici : «Dès 8 ans, ils savent que le frigo peut être vide. Ils portent des réalités d'adulte, les fantômes des adultes. Ces peurs et ces angoisses peuvent se transformer en vengeance plus tard.»

Dans les récits sur les «petits», l'âge est souvent la chute de l'histoire. Comme ce gamin qui s'était enfermé dans les toilettes de l'école avec une fille. Quand un éducateur a réussi à le faire sortir, il a lancé, torse bombé : «C'est ma pute.» Il avait 9 ans. Il y a aussi ceux qui finissent par travailler sur l'un des trente points de deal que compte le quartier. Ces «fours» viennent en bout de chaîne d'«un commerce illégal de dimension internationale», selon les mots du maire. D'après lui, le trafic ne fait qu'augmenter depuis une dizaine d'années. «Combien de familles en vivent, directement ou indirectement, en le sachant ou pas ? C'est un terreau fertile. C'est dur de résister.» Tout en bas de l'échelle du deal, les ouvriers spécialisés sont bien souvent les plus jeunes. «Les chouffs [guetteurs chargés de signaler la présence de policiers, ndlr], ils savent même pas où est l'Espagne ou le Maroc», ironise un habitant à proximité d'un chantier de rénovation urbaine. Se faire quelques centaines d'euros par mois, voire un millier, est tentant. «Je leur dis de se battre, de ne pas choisir la facilité. Je leur dis que ce ne sera pas une liberté : "Vous allez être aux aguets, dans l'inquiétude et le stress d'être arrêté, voire tué." Moi, j'aime bien marcher et être libre», raconte Marie-Claude, habitante de la Grande Borne, mais aussi animatrice à la maison de quartier, où elle s'occupe des familles en détresse.

60 % des troisièmes ne trouvent pas de stage

Pour les gamins, la tentation est d'autant plus grande que le chemin scolaire est particulièrement escarpé. «25 % des enfants de Grigny atteignent le bac, alors que la moyenne nationale est proche de 80 % ! Un sur deux sort du système éducatif sans diplôme», indique Philippe Rio. Un seul chiffre résume les difficultés rencontrées par ces enfants : 60 % des élèves de troisième ne trouvent pas de stage. Faute de réseau, de pistons, faute de personnes ayant un emploi stable dans leur entourage. Pour plus d'un enfant sur deux, le premier rapport avec le monde du travail sera ainsi un contact d'exclusion.

Ibrahim (1) est justement venu pour trouver un stage. Accoudé au comptoir, dans l'entrée de cette salle de concert grignoise, il sourit, un peu gêné. Installé de l'autre côté, Moussa (1), qui s'occupe du lieu, lui lance : «Combien de temps ?» «Six semaines», répond Ibrahim, élève en première gestion et administration. «Viens demain à 10 heures», conclut Moussa, pas encore trentenaire, avant de lui prodiguer quelques conseils, fraternels mais fermes : «Demain, pas de sacoche, pas de jogging, pas de capuche. Polo ou chemise, jean, chaussures bien.» Ibrahim a décroché un stage. Comme Moussa, Mohammed Ourzik a grandi dans cette commune de l'Essonne. Il a aujourd'hui 43 ans et gère une petite société d'informatique et d'ingénierie. Tous les ans, des stagiaires de tous niveaux viennent dans son entreprise. «Il faut leur ouvrir des perspectives. Ils galèrent pour décrocher un stage, j'ai été à leur place.» Son horizon s'est élargi quand il est parti étudier dans le Nord. Il a ensuite travaillé comme éducateur, se battait alors en priorité contre le décrochage scolaire, pense toujours qu'il faut «donner du sens à l'action sociale» face à des jeunes en recherche identitaire. «On doit créer un cercle vertueux», professe-t-il.

C'est aussi ce à quoi s'attelle Jacky Bisson, du Centre de formation de l'Essonne (CFE), implanté au cœur de la Grande Borne depuis 2007 et qui propose des cours à des adultes sans diplôme ni qualification. «J'entends souvent des parents me dire : "Comment mon gamin peut s'en sortir alors que je n'ai pas réussi moi-même ?"» raconte-t-il. Le CFE ne fait aucune sélection sur des critères scolaires. L'objectif est de toucher le plus grand nombre. «75 % des 1 500 inscrits à la mission locale de Grigny ont un niveau CAP et moindre», rappelle le maire.

«Les gamins viennent zoner et c’est très bien»

Un samedi après-midi gris, pendant les vacances. Trois jeunes fument un narguilé sur la grande plaine. Ils n'ont absolument pas envie de nous répondre, dit l'un d'eux, provoquant un large sourire, émaillé d'une dent en or, sur le visage d'un autre. A une centaine de mètres, le Centre de la vie sociale est la seule structure ouverte cet après-midi-là. Inauguré en 2011, il abrite une médiathèque spacieuse et lumineuse. Le conservateur, Alexandre Favereau-Abdallah, qui a choisi de venir travailler à Grigny, veut en faire un lieu accessible à tous, notamment aux plus jeunes : «Les gamins viennent zoner et c'est très bien. Je dis "zoner", mais ce n'est pas péjoratif, c'est un lieu où ils peuvent se rencontrer et échanger, sans forcément lire. On a un lien apaisé avec eux, et vivant. On n'est pas une bibliothèque cathédrale ici.» Comme lui, l'anthropologue Amar Henni se veut optimiste, à condition de changer de braquet, de refaire passer l'éducatif avant le sécuritaire. «On réfléchit les banlieues sous un prisme racialisé, ethnicisé. C'est redoutable ! Il y a dix ans, je disais que la France a peur de ses enfants. C'est toujours vrai.»

(1) Ces prénoms ont été modifiés.

Que s’était-il passé ?

Le 8 octobre, deux voitures de police sont violemment attaquées par une quinzaine de personnes, selon le parquet d'Evry. Les fonctionnaires se trouvaient au carrefour du Fournil, sur la commune de Viry-Châtillon, en face de la Grande Borne. Ils protégeaient une caméra de vidéosurveillance destinée à prévenir les vols récurrents à cet endroit. Les agresseurs sont «arrivés sur les lieux avec des cocktails Molotov», ont incendié les voitures de police et frappé leurs occupants, blessant gravement deux d'entre eux. L'une des victimes, un adjoint de sécurité, est restée deux semaines dans un coma artificiel. Jusqu'ici, l'enquête pour tentative d'assassinat contre agents de la force publique n'a abouti à aucune interpellation, malgré un appel à témoins. Le fait divers a provoqué une très vive émotion chez les policiers qui ont lancé un mouvement de contestation.

Fiche de quartier

A Grigny, le chômage était de 22 % en 2012, environ 30 % à la Grande Borne.

Quatre habitants sur dix vivent sous le seuil de pauvreté (moins de 1 000 euros par mois).

En 2010, 74,5 % de la population de la Grande Borne n’avait pas de diplôme ou un diplôme inférieur au bac.

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