La fraternité, parent pauvre mais endurant du triptyque républicain

Ségolène Royal à son meeting du Zenith, "rassemblement de la fraternité", le 27 septembre 2008. ©AFP - Miguel Medina
Ségolène Royal à son meeting du Zenith, "rassemblement de la fraternité", le 27 septembre 2008. ©AFP - Miguel Medina
Ségolène Royal à son meeting du Zenith, "rassemblement de la fraternité", le 27 septembre 2008. ©AFP - Miguel Medina
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Empruntant au christianisme comme à la tradition maçonnique, la fraternité est restée au Panthéon des valeurs de la république depuis la Révolution de 1848, sans rivaliser avec l'égalité ou la liberté. Consensuelle et non contraignante, elle n'est ni de droite ni de gauche... et un peu évanescente.

En 2015, pour les fêtes de fin d’une année marquée par deux séries d’attentats sans équivalent dans le passé, François Hollande appelait les Français à davantage de “fraternité”. La harangue ne mangeait pas de pain : qui donc pourrait reprocher à un homme politique d’invoquer la plus consensuelle des trois valeurs républicaines ? Quelques mois après les débuts de la Révolution française, la fraternité s’entendait déjà comme un appel à la réconciliation au sein d’une société éclatée. Le 14 juillet 1790, un après la prise de la Bastille, la Fête de la Fédération avait ainsi vu fleurir bon nombre de drapeaux flanqués du mot “fraternité”.

Pourtant, après avoir réactivé un temps cette valeur qui puise à la fois dans le christianisme et la franc-maçonnerie - on dit “mes frères” dans les deux cas -, la période révolutionnaire sera funeste pour la fraternité. C’est la Terreur qui achève de la déconsidérer, comme si l’époque y voyait une valeur trop cosmétique. Mais, dès 1789, on remarque que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’en dit pas un mot, tandis que les Constitutions de 1791 et 1793 la bouderont juste après au profit des seules “égalité” et “ liberté”.

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Oiseaux, cœurs, bambins et bouquets

Dans son Dictionnaire de la Révolution Française, l’historienne Mona Ozouf, spécialiste de la période, écrit ceci :

“Sa puissante charge affective, que souligne une iconographie pleine d’oiseaux, de cœurs, de bambins, de baisers, de bouquets, dispense de la préciser davantage, empêche de lui attacher une revendication et de prévoir une sanction aux manquements qui pourraient lui être faits.”

C’est seulement en 1848 que la fraternité est vraiment consacré dans les textes, avec la Constitution de 1848. C’est à ce moment-là que la devise républicaine s’ancre véritablement. Cette revalorisation en 1848 n’est pas anodine car elle va de pair avec un programme politique : on peut dire que la fraternité tient lieu de charpente à un programme de gouvernement à ce moment-là. D’ailleurs, une circulaire gouvernementale stipule alors : “La fraternité, c’est la loi de l’amour”. Abstrait ? Seront pourtant actés dans la foulée l’impôt sur la fortune, les débuts du suffrage universel, l’éducation gratuite pour tous ou l'abolition de l'esclavage dans les colonies. Sans oublier une politique d'aide sociale.

En 1848, on signe volontiers sa correspondance des termes “Salut et fraternité”, comme le rappelait Jean-Noël Jeanneney dans son émission “Concordance des temps” consacrée à la fraternité en 1848. C’était le 24 mars 2007 sur France Culture, avec l'historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu comme invitée :

A partir de 1848, la devise républicaine ne bougera plus. La Troisième république, qui tend à préférer le terme de “solidarité” à celui de “fraternité”, ne remet pas en cause la place du mot au Panthéon républicain. Et en 1958, le triptyque figure même à l’article 2 de la Constitution, signe que “liberté ; égalité ; fraternité” sont indissociables de la souveraineté-même.

Pourtant, parce que la notion est un peu floue, assez évanescente pour ne pas créer d’obligation juridique, la fraternité ne s’imposera pas comme une valeur contraignante. Restant plutôt synonyme d’un horizon bienveillant un peu gratuit. Dans son essai de 2009, Le moment fraternité, Régis Debray disait ceci de la fraternité :

“La fraternité se voit plus sur les frontons que sur les visages.”

Derrière l'idée de fraternité, Caïn et Abel

Le visage d’autrui et cette idée de responsabilité envers l’autre, c’est pourtant ce qui poussait Emmanuel Levinas à préférer la “fraternité” à “l’égalité”. Vous pouvez réécouter le dialogue qu’il poursuivait avec Paul Ricoeur en 1985 dans “Le Bon plaisir” sur France Culture, sur ces deux valeurs :

Dialogue entre Emmanuel Levinas et Paul Ricoeur dans "Le Bon plaisir" le 9/03/1985 sur France Culture

4 min

Pourtant, la fraternité est restée depuis 1848 le parent pauvre de notre triptyque républicain. Parce qu’elle n’est pas contraignante au plan juridique, mais aussi parce que le terme reste polysémique. Au risque que le discours politique, qui n’a jamais réellement cessé de s’en saisir depuis la Seconde guerre mondiale, ne banalise le mot “fraternité”.

Car en politique, la fraternité semble de prime abord d’autant plus rentable qu’elle n’engage pas à grand chose. Incantatoire et consensuel, le mot peut se retrouver d’un bout à l’autre de l’échiquier. Pour preuve, dans les archives radiophoniques, on découvre qu’en 1943, à quelques jours d’écart, s’en emparent dans des adresses à la populations pour les fêtes de fin d’année aussi bien Charles de Gaulle… que Philippe Pétain.

En 2002 aussi, l’emploi du terme “fraternité” fera l’objet d’un grand écart : on retrouve le mot sur deux affiches de la campagne présidentielle, chez Christiane Taubira… et chez Bruno Mégret. Car la fraternité n’est ni de droite ni de gauche. Dans un sondage publié en 2010, la Sofres interrogeait les Français sur leur attachement aux valeurs républicaines. Loin derrière la liberté (47%) et l’égalité (36%), 14% des Français plaçaient la fraternité en tête. Mais avec exactement la même proportion de réponse chez les sympathisants de droite que de gauche.

De Blum à Ségolène Royal, pénétrée de la fraternité

Après Pétain et De Gaulle, imprégnés de culture chrétienne, c'est Léon Blum, à la fin de sa vie, qui célébrait la fraternité à l'occasion du centenaire de la Révolution de 1848, organisé à la Sorbonne :

Léon Blum et la fraternité à l'occasion du centenaire de la Révolution de 1848.

2 min

Cette plasticité peut expliquer en partie l’usage qu’a cherché à faire du terme “fraternité” Ségolène Royal dans sa campagne de 2007. A l’époque, on pouvait relever plusieurs tentatives de triangulation de valeurs réputées de droite, comme l’autorité ou même le drapeau national. Un an plus tard, en septembre 2008, il n’est pas anodin que son ex-équipe de campagne ait baptisé le grand meeting du Zenith de la candidate défaite “le grand rassemblement de la fraternité”. Une image est resté de cette journée : l’ex-candidate, en jean et tunique chambray, haranguant la foule, bras en croix, pénétrée, christique.

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