Lundi politique

Louis Gallois : «Le déclin industriel est le terreau du FN»

Forum : «Migrants, la solidarité au travail»dossier
Le grand patron, qui fait partie de ceux qui ont initié le virage économique libéral du quinquennat Hollande, se déclare contre le revenu universel, pour l’allégement du coût du travail, tout en affirmant continuer son combat contre l’exclusion.
par Grégoire Biseau, Tonino Serafini et Luc Peillon
publié le 6 novembre 2016 à 18h51

Président du conseil de surveillance de Peugeot SA, Louis Gallois, grand patron souvent classé à gauche, est à l’origine du tournant économique pris fin 2012 par François Hollande en faveur des entreprises. Bilan, quatre ans après, avec l’homme qui est aussi président de la Fédération des acteurs de la solidarité.

La politique de l’offre, notamment via le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), peine à produire des résultats, tout en faisant perdre à la gauche son identité. Comment le vivez-vous, en tant qu’auteur du rapport qui a initié cette politique, mais aussi en tant qu’homme qui se réclame de la gauche ?

Je suis plutôt keynésien, donc favorable à une politique de la demande. Mais j’ai constaté qu’en France, ce n’était pas la demande qui était la plus malade, mais l’offre. Et qu’il fallait donc traiter cette dernière. Quatre ans après, je pense que ce diagnostic est toujours pertinent.

Sur quelles bases avez-vous établi ce diagnostic ?

L’appareil industriel s’effiloche et la balance commerciale des produits manufacturés est déficitaire depuis 2007, c’est-à-dire que l’offre française ne répond plus à la demande intérieure. Dans ces conditions, toute relance de la demande se traduit par un afflux d’importations : augmenter la demande de 1 % fait progresser les importations de 3 %. Ce constat allait contre ce que j’ai longtemps pensé, mais c’est la réalité.

Et pourtant, les résultats tardent à venir…

La politique dite de compétitivité n’a pas d’effets immédiats. Elle cadre mal avec les échéances politiques.

Vous l’aviez dit, à l’époque, à Hollande ?

J’ai fait un constat et expliqué que si l’on voulait redresser la situation, il faudrait dix ans. Pas cinq, mais dix ans ! Ceci dit, je constate que même si la photo est déprimante, le film, lui, est plus encourageant.

C’est-à-dire ?

Certes, la part de l’industrie dans le PIB plafonne entre 10 et 12 %, nos parts de marché se sont réduites et l’investissement industriel reste insuffisant. La France, par exemple, à moitié moins de robots que l’industrie italienne. Mais il y a aussi des signes encourageants, même s’ils sont fragiles : les marges des entreprises se sont redressées, l’investissement industriel est reparti à la hausse en 2016 et pour la première fois depuis 2009, sur deux trimestres d’affilée, il y a plus de créations de sites industriels que de fermetures. A entreprise comparable, la recherche industrielle est plus élevée en France qu’en Allemagne. Nos start-up sont dynamiques. L’enjeu, c’est d’entretenir ce mouvement. Les effets sur l’emploi sont lents à venir, mais il y aura cette année plus de 130 000 créations nettes d’emplois en France.

Pas dans le secteur industriel, qui est toujours atone…

L’industrie fait 3 à 5 % de productivité par an. C’est elle qui porte largement les gains de productivité de l’économie française. Pour qu’elle crée de l’emploi, il faudrait théoriquement que la production industrielle augmente plus que les gains de productivité. Il ne faut donc pas attendre de l’industrie qu’elle génère beaucoup d’emplois. Elle soutient, en revanche, l’emploi qui se crée ailleurs.

Deux économistes, Pierre Cahuc et André Zylberberg, vous accusent dans leur ouvrage (1) de lobbying en faveur de l’industrie et de négationnisme économique.

Si je fais du lobbying pour l’industrie ? Oui, et je l’assume ! Car l’industrie, c’est 80 % de la recherche privée française, 90 % des exportations, et parce qu’un emploi industriel génère trois à quatre emplois dans le reste de l’économie. J’ai proposé un allégement de cotisations sur les salaires intermédiaires car mon objectif, c’était la compétitivité du secteur exposé à la concurrence internationale. Dans l’aéronautique, par exemple, il n’y a pas de différence entre la France et l’Allemagne concernant les opérateurs. Mais pour les ingénieurs, en revanche, le coût est de 30 % plus élevé en France qu’en Allemagne à cause des cotisations sociales. Croyez-vous que cela n’a aucune importance dans les arbitrages des chefs d’entreprise ? Ceci dit, je reconnais que les allégements de charges sur les bas salaires ont un effet plus fort et plus rapide sur l’emploi que ceux sur les salaires intermédiaires.

En avez-vous parlé à Cahuc et Zylberberg ?

J’aime le débat mais je n’admets pas l’insulte. Assimiler le combat pour l’industrie à celui du lobby du tabac aux Etats Unis ou me faire traiter de négationniste constituent des injures graves et blessantes. Quant au titre du chapitre de leur livre qui me concerne, avec Jean-Louis Beffa et Denis Ranque («Ces patrons qui coulent la France»)… c’est vrai que nous sommes bien connus, avec Beffa et Ranque, pour avoir coulé les entreprises où nous sommes passés !

Reste que la part du coût du travail dans le coût total d’une voiture, par exemple, est très faible, de l’ordre de 14 %. Réduire les charges qui pèsent sur le travail de 6 %, avec le CICE, c’est marginal, non ?

Mais la marge d’une entreprise automobile généraliste, c’est 4 à 5 % ! Donc tous les coûts sont importants. Le coût du travail est clairement mesurable, pays par pays. Entre l’Espagne et la France, par exemple, les coûts d’approvisionnement sont les mêmes. La différence peut se faire sur le coût du travail. Alors je reconnais que c’est difficile à faire admettre, mais quand vous abaissez la charge salariale de 14 à 12 % du chiffre d’affaires, vous gagnez 2 % de marge sur une entreprise qui en fait 4 ou 5 %… Pour sortir de la dictature des coûts, il faut monter en gamme et donc dégager des marges pour investir.

Si cette politique tarde à produire ses effets, sur le plan idéologique, vous avez gagné : tous les candidats de droite proposent de nouveaux allégements pour les entreprises. Alors qu’au niveau du Smic, il n’y en a presque plus…

La question du coût du travail au niveau du Smic ne sera jamais réglée. Tout un courant d’opinion considère que même sans les charges, il est trop élevé. Je n’en fais pas partie : vivre avec le Smic est déjà très difficile et c’est une question de dignité du travail. La France ne doit pas jouer la carte des jobs à prix cassés, comme certains pays. Quant aux nouveaux allégements de charges proposés par la droite, je pense qu’ils vont être très difficiles à mettre en œuvre. Les ménages ont été beaucoup plus matraqués fiscalement que les entreprises et vont demander que les allégements portent désormais sur eux. D’autre part, j’attends de voir sur quoi vont porter les économies sur la dépense, compensant ces allégements. Je suis attaché au modèle social français.

Le revenu universel de base monte dans le débat public. Y êtes-vous favorable ?

Je suis favorable au rapport Sirugue, qui propose d'arriver progressivement à un seul minimum social - contre une dizaine actuellement - avec des modulations en fonction des possibilités d'insertion des bénéficiaires ou au contraire des handicaps. Mais je suis contre un revenu universel versé à tous. Outre qu'il faudrait faire admettre à l'opinion publique que des gens puissent bénéficier de ce revenu alors qu'ils n'en ont pas besoin, je suis très réservé sur la perte du lien entre la rémunération et le travail. Enfin, un tel dispositif coûterait, en net, entre 200 et 500 milliards d'euros. Comment le financer ? Par les impôts ? Ça fait un sacré paquet… Certains libéraux proposent de supprimer les autres prestations sociales, pourquoi pas l'assurance maladie ? Ce serait le retour au XIXe siècle !

Près de 150 000 jeunes sortent du système éducatif, chaque année, sans diplôme ni formation. Que faut-il faire ?

A la fin de l’enseignement primaire, aucun élève ne doit entrer au collège sans les acquis indispensables. Le primaire, c’est la priorité des priorités. Peut-être faut-il aussi réexaminer le collège unique. Là aussi, je reviens sur certaines de mes convictions. Mais je suis frappé de voir que lorsqu’on amène de jeunes adolescents au préapprentissage, puis à l’apprentissage, on évite le décrochage. Regardons ce qui se fait dans les écoles de production où, à partir de 14 ans, les gamins sont placés dans des ambiances de travail et poursuivent leur scolarité sur le lieu de ce travail. On en rattrape beaucoup qui étaient en décrochage. Ensuite, ils s’engagent dans l’apprentissage, qui est la porte vers l’emploi, et parfois reviennent à des cursus scolaires.

Pourquoi l’apprentissage français ne décolle-t-il pas ?

L’Education nationale doit devenir un acteur à part entière de l’apprentissage. Cela suppose que les lycées professionnels deviennent des lieux d’apprentissage, c’est-à-dire des centres de formation d’apprenti (CFA). Il y a 40 000 apprentis pour 750 000 jeunes dans les lycées pros. Si on portait ce volume à la moitié, cela ferait 300 000 apprentis de plus. Il y a des obstacles, dont le fait que les professeurs de lycée professionnel sont moins payés quand ils sont maîtres d’apprentissage que lorsqu’ils font des cours au lycée. Les lycées pros ne doivent plus voir l’apprentissage comme un concurrent mais comme une affaire qu’ils mènent eux-mêmes.Dans les entreprises, il y a des secteurs où l’apprentissage est une tradition (restauration, artisanat…), mais d’autres branches sont beaucoup moins actives. Même constat contrasté pour les régions. Le triangle entreprises-Education nationale-régions doit mieux fonctionner.

Investi dans la lutte contre l’exclusion, comment voyez-vous la société française ?

En France, le taux de pauvreté est plutôt inférieur à la moyenne européenne et les inégalités y ont moins crû que dans d’autres pays du continent. Ce qui frappe, en revanche, c’est l’enkystement des inégalités et de la pauvreté. Les pauvres sont de plus en plus pauvres, les inégalités sociales se reproduisent de génération en génération ; elles se doublent maintenant d’inégalités territoriales préoccupantes. La France se divise entre ceux qui bénéficient de la mondialisation, de l’évolution de l’économie, du numérique, et qui habitent le plus souvent dans une quinzaine de métropoles, et le reste du pays qui se sent abandonné.

La mobilité en France n’a pourtant jamais été aussi facile.

Encore faut-il en avoir les moyens. Mais la mobilité, c’est aussi la capacité à changer de boulot, de niveau de formation, s’approprier le numérique ou parvenir à se faire embaucher par les boîtes les plus dynamiques. Et tout cela se concentre dans une quinzaine de métropoles en France. C’est caricatural, car on peut dire que les zones côtières se développent avec le tourisme ou que la plasturgie est dynamique à Oyonnax (Ain). Mais allez en Picardie, dans les Vosges ou dans le Limousin, vous voyez que le pays souffre.

Comment l’expliquer ?

La désindustrialisation de la France a joué un rôle clé. Mais ce phénomène de concentration sur les métropoles se fait dans le monde entier. C’est un des fruits de la globalisation. Le Brexit en Grande-Bretagne est largement dû au fait qu’une partie des Britanniques voit le développement de Londres comme quelque chose dont ils ne bénéficient pas. En Allemagne, c’est l’Est qui est en décrochage par rapport à l’Ouest, où le tissu industriel est puissant. En France, les villes petites et moyennes, où il y avait jadis une industrie, se sont affaissées. Et ce déclin, c’est le terreau du Front national. A contrario, les métropoles vont bien, hors des «quartiers». Le taux de chômage y est faible, la recherche puissante, les investissements (d’avenir) actifs et les centres-ville vivants.

Dans cette France des territoires en déclin, les personnes en difficulté sont stigmatisées. Que pensez-vous du climat politique ?

Traiter les démunis d'«assistés» crée de vrais traumatismes. Est-ce que l'on s'est mis à la place de ces 8,5 millions de Français à qui l'on colle cette image de fainéants ou de fraudeurs ? Il faut au contraire jouer la solidarité. La Fédération des acteurs de la solidarité [ex- Fnars, dont Louis Gallois est président, ndlr] va tenir son congrès sur le thème «la solidarité est un investissement pour tout le monde et dont tout le monde bénéficie». Je suis convaincu que la solidarité est un vrai projet républicain. Sur les migrants, je ne suis pas fier que les Irakiens ou les Syriens hésitent à venir en France parce qu'ils savent qu'ils ne sont pas partout les bienvenus. Est-on incapable d'accueillir 50 000 ou 60 000 migrants, alors que nos voisins font nettement plus ? C'est le signe inquiétant d'un pays qui se replie sur lui-même. Il faut sortir de là.

(1) Le négationnisme économique, et comment s'en débarrasser, Flammarion, septembre 2016.

Les premières fois du prochain président

La première décision ?

Réduire le nombre de parlementaires à 300 députés et à 100 sénateurs.

Le premier voyage officiel ?

La Grèce, pour soutenir la remise de sa dette.

La première personne reçue à l’Elysée ?

Le nouveau Prix Nobel français de Chimie, Jean-Pierre Sauvage.

Le premier déplacement dans le pays ?

Là où les PME et les ETI industrielles s’épanouissent : région d’Oyonnax, bassin des Herbiers (Vendée), vallée de l’Arve…

Le premier grand discours ?

La solidarité est un investissement d’avenir.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus