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Martin Wolf, martyr du Brexit

Il y a une profonde amertume dans les dernières chroniques de l'éditorialiste économique en chef du «Financial Times»: l'Europe, la financiarisation, l'éventuelle victoire du plouto-populisme avec celle de Donald Trump... Rencontre.

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Par Pierre de Gasquet

Publié le 14 oct. 2016 à 01:01

On pénètre presque par effraction dans l'antre de Martin Wolf. Il y a quelque chose de sévère dans l'oeil scrutateur de cet ancien économiste défroqué de la Banque Mondiale, entré en 1987 au Financial Times, la bible de la City, dont il est devenu un des piliers les plus influents. «Tough but fair»sévère mais juste»), comme un professeur exigeant que rien n'irrite plus que l'amateurisme déguisé en vaine assiduité. Pour ce fils d'un dramaturge juif autrichien réfugié à Londres en 1938, la victoire du «Brexit» sur le «Bremain» n'est pas seulement un immense fiasco politique pour David Cameron et un revers cuisant pour les Britanniques profondément attachés à l'idée européenne, c'est aussi une blessure intime. On lit dans les récentes chroniques de Martin Wolf comme un amer pressentiment. On le sent tétanisé à l'idée d'une victoire «plausible» de Donald Trump.

«La réalité est toujours un choc, même si vous n'êtes pas surpris. Vous pouvez vous préparer à la mort de vos parents, mais cela n'en reste pas moins un choc le jour où cela se produit», insiste celui qui a obtenu, en 1996, le titre éminemment prestigieux de Chief Economics commentator du FT. Au fronton du siège du célèbre quotidien, à deux pas de la Tate Modern, flotte la bannière à douze étoiles de l'Union européenne, «symbole de perfection, de plénitude, de mouvement dans la stabilité», à côté de l'Union Jack. Une proximité qui frise aujourd'hui la provocation... Dans son bureau avec vue plongeante sur la Tamise, et qui fait face à la City, Martin Wolf, le front soucieux, se balance sur sa chaise comme pour mieux peser ses mots. «J'ai toujours pensé qu'il était parfaitement possible que le camp du «Leave» puisse gagner. Initialement, j'étais optimiste sur la victoire de «Remain», mais loin d'être certain. Au cours du dernier mois de la campagne, il était clair que les deux camps étaient à 50/50, se souvient le chroniqueur star du «pink paper». Le vote sur le Brexit a confirmé tous mes pressentiments sur la montée de la défiance envers les élites et sur la marée montante populiste et xénophobe. Ce résultat confirme la réalité que nous partageons avec la plupart des pays occidentaux, mais cela n'a pas changé ma manière de penser.»

«Les élites globalisées doivent faire attention à l'avertissement de la rage populiste», a lancé l'oracle du Financial Times dans une chronique remarquée du 19 juillet. L'homme ne se paie pas de mots. Tous ses raisonnements sont étayés par l'étude approfondie de données quantitatives et de modèles économiques qu'il mouline dans tous les sens avant de prendre la plume. En l'espèce, il cite une enquête du McKinsey Global Institute, selon laquelle 65 à 70% des foyers de 25 économies avancées ont enregistré une stagnation ou une chute de leurs revenus réels moyens entre 2005 et 2014, contre 2% sur la décennie précédente. Simple mais éloquent. «C'est tout le charme de Wolf: il est souvent très «mainstream», mais il est capable de prendre des chemins de traverse totalement imprévus, sur le réchauffement climatique ou la création monétaire», observe un éditorialiste français.

«Ce n'est pas un idéologue. C'est un esprit libre et un excellent vulgarisateur. Il n'est pas toujours dans la pensée unique et il a toujours un regard critique», estime Brigitte Granville, professeur à la Queen Mary University of London. Pilier du forum économique de Davos depuis ses origines, et membre assidu du très secret Bilderberg Group, Martin Wolf aime à se frotter aux «Great and the Good» (les grands de ce monde, NDLR). Il est aussi très proche de l'économiste néokeynésien Larry Summers, ex-conseiller de Barack Obama, échange régulièrement avec Timothy Geithner, l'ancien secrétaire au Trésor américain, Mohamed El-Erian, l'ex-patron de Pimco, ou Christine Lagarde, la patronne du FMI. Et s'intéresse à des esprits libres, comme Nassim Taleb (l'auteur du Cygne noir) dont l'intelligence le fascine... «Martin Wolf est l'un des tout premiers éditorialistes économiques dans le monde», dit de lui Kenneth Rogoff, l'économiste de Harvard, quand le Prix Nobel Paul Krugman estime qu'il écrit pour des «lecteurs très bien informés» (1). Des louanges qui n'ont rien du copinage.

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Un épisode crucial éclaire singulièrement la passion de Martin Wolf pour son métier. À la toute fin des années 90, se souvient Olivier Fleurot, à l'époque directeur général du journal britannique, Richard Lambert, alors directeur de la rédaction du FT, déboule tout chamboulé dans son bureau: la Banque d'Angleterre propose à Wolf un siège à son comité de politique monétaire. Pour le retenir, le quotidien lui accorde du temps libre pour participer à des conférences et écrire un livre, car «on ne pouvait pas s'aligner sur les avantages financiers offerts par la Banque d'Angleterre». Mais il y avait, en vérité, peu de chances de le voir partir. Car, comme son père Edmund, qui a dirigé le service allemand de la BBC en marge de ses activités de dramaturge, Martin Wolf se sent journaliste dans l'âme. Trente-sept ans après avoir quitté la Banque mondiale, il continue à voir son travail comme un parfait antidote à la fatale tentation bureaucratique des grandes organisations.

Faut-il voir dans la victoire du Brexit la rançon des faiblesses de la monnaie unique, comme le pense Joseph Stiglitz, le Prix Nobel d'économie américain? La réponse de Martin Wolf est plus équilibrée. «À bien des égards, ce qui s'est produit est spécifique à la Grande-Bretagne. En ce sens qu'elle n'a jamais été un membre convaincu et enthousiaste de l'Union européenne et n'a jamais partagé les mêmes racines proeuropéennes. Sur les vingt-cinq dernières années, le pays a décidé de ne pas adhérer («opt-out») à d'importants projets européens, et pas seulement à la monnaie unique. Comme je l'ai écrit dans les années 90, nous étions dans une maison mitoyenne («semi-detached»). Cela dit, ce qui s'est produit a des implications pour le reste de l'Europe», estime Martin Wolf, qui ne s'attend pourtant pas à un phénomène de contagion. «Je suis passionnément en faveur de l'Union européenne depuis la fin des années 80. Mais je ne crois pas à une Europe fédérale. Ma vision n'a pas changé depuis vingt-cinq ans sur ce point: l'euro affaiblit l'Europe. C'est un saut trop audacieux. Une monnaie commune requiert un degré de sympathie commune et d'intégration économique qui n'existe pas dans la zone euro en l'état actuel. C'est pourquoi les crises, lorsqu'elles se produisent, exacerbent les tensions entre les pays membres et le déficit de confiance entre les peuples. J'aurais cru à l'euro si l'on avait créé un gouvernement européen.»

Et la mondialisation? Douze ans après la publication de son livre phare, Why Globalization works (Pourquoi la globalisation marche), qui avait particulièrement marqué les esprits, la victoire du Brexit le pousse-t-elle à revoir son jugement? «Non, pas du tout. Déjà, en 2009, j'ai écrit un long papier sur l'implication de la crise sur le capitalisme. Je n'ai pas changé d'opinion. C'est la crise financière qui a changé le capitalisme plus que le vote sur le Brexit. J'écris depuis au moins dix ans sur le plouto-populisme, bien avant le phénomène Donald Trump. La crise financière, les difficultés à apporter des remèdes, le vote sur le Brexit et l'émergence de Donald Trump: ces quatre facteurs me rendent de plus en plus pessimiste. En 2003, j'étais encore raisonnablement optimiste sur notre capacité à trouver des remèdes. J'avais la conviction que les gouvernements pouvaient défendre l'État providence. Mais sur les dix dernières années, les événements politiques et financiers me laissent penser que l'État démocratique et le capitalisme global ne marchent plus ensemble», martèle-t-il.

Une nouvelle grave crise financière peut-elle survenir à court terme? «Ce n'est pas inconcevable. Je partage la théorie de Hyman Minsky selon laquelle les crises majeures succèdent toujours à des périodes d'euphorie. Or nous n'y sommes pas en ce moment. S'il y a un motif d'inquiétude, c'est que les banques centrales ont tellement déformé les marchés financiers que lorsque leur politique changera, cela aura un effet déstabilisateur. C'est possible, mais improbable.»

Actuellement, la principale inquiétude de Martin Wolf est une victoire de Donald Trump. «Lui et ses supporters incarnent la négation des principes de la démocratie et de l'ordre mondial d'après-guerre.» Ses déclarations font sortir de ses gonds cet homme au sang-froid légendaire: «Trump dit très clairement que si l'Amérique s'engageait dans une guerre, il était légitime de saisir les richesses du pays opposé. En d'autres mots, il dit que les États-Unis peuvent se transformer en machine à butins. C'est exactement ce qu'Hitler pensait que l'Allemagne devait être. Il dit que les États-Unis ont, non seulement le droit, mais une obligation de torturer. C'est une négation totale du droit international!» Sans compter la dénonciation des accords de l'OMC avec la Chine et de tous les accords de libre-échange...

«Si les États-Unis devaient élire un tel personnage, le pays se transformerait en ?'État-voyou'', conclut-il en référence à l'expression inventée par son ami Clyde Prestowitz. Ce serait irréparable. Car il n'y a aucun pays capable de remplacer les États-Unis. Cela dit, il est tout à fait possible qu'il soit élu. C'est le résultat du racket exercé par la droite américaine depuis trente ans mais qui s'aggrave d'année en année: la coalition entre la ploutocratie, dont les seuls intérêts sont d'abaisser les impôts et d'avoir le moins de réglementations possible, et la classe moyenne des blancs mâles enragée à l'idée que sa situation a été dégradée par les Noirs et les Hispaniques. Trump a fait glisser cette coalition plouto-populiste dans une direction plus protectionniste, mais les principes de base sont les mêmes.» Des problématiques qui résonnent particulièrement chez ce fils de réfugié juif ayant vécu à l'ombre de deux dictatures: le nazisme, puis le communisme.

En 2018, le Financial Times, passé sous pavillon japonais en juillet 2015, abandonnera le Number One Southwark Bridge, pour retourner dans son siège historique de Bracken House, au coeur de la City. Juste à temps pour contempler la mise en oeuvre du Brexit - Theresa May vient d'annoncer qu'elle activerait, avant la fin mars 2017, l'article 50 du traité européen, enclenchant la sortie de l'Union. «J'aurais préféré rester de ce côté de la Tamise, mais cela n'a aucun intérêt de se lamenter sur ce que l'on ne peut pas changer», soupire Martin Wolf. Le flegme de l'éditorialiste.

Les racines du « Financial Times » sont « dans un pays du dehors »

«Nous avons perdu. Ils ont gagné», admet Lionel Barber, 61 ans, l'homme qui est à la tête du quotidien économique depuis onze ans. Mais pas question de baisser les bras. «Notre travail est de continuer à informer notre lectorat sur ce qui se passe en Grande-Bretagne, en ayant une approche constructive de sa relation avec l'Europe et le reste du monde», explique celui qui a été décoré de la légion d'honneur, par François Hollande, en août 2016, au lendemain du Brexit - faisant jaser dans la City. Pas question de céder à l'«alarmisme», mais le FT ne se privera pas d'exposer les risques. «Nous restons un journal proeuropéen. Bien sûr, on ne peut pas prétendre que le référendum n'a jamais existé, confirme Martin Wolf. Mais on ne peut pas exclure que les gens nous regardent différemment. Vu que nous sommes un journal britannique, on pourra désormais dire que nos racines sont «dans un pays du dehors».

Par Pierre de Gasquet

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