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Nigeria

[Chronique] Sani Abacha, le dictateur qui hante le Nigeria

Un homme aux lunettes noires apparaît sur tous les écrans de télévision nigériane un jour de novembre 1993. Il porte un béret militaire vert. Le militaire trouve difficilement ses mots en anglais. Il parle brutalement, avec un fort accent nordiste. Cet homme c'est l'ex-ministre de la Défense et le nouveau chef de l'Etat, le général Sani Abacha qui vient d'accomplir un coup d'Etat. Dix-huit ans après sa mort, son souvenir hante encore les Nigérians.

L'ancien président du Nigeria Sani Abacha le 30 août 1997.
L'ancien président du Nigeria Sani Abacha le 30 août 1997. AFP
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Plus de vingt ans après, aucun Nigérian n'a oublié son visage qui inspirait la terreur. Né en 1943 à Kano, dans le nord du Nigeria, Sani Abacha était un homme extrêmement brutal qui a fait éliminer physiquement des milliers de personnes. Cupide, Abacha a détourné des milliards de dollars. Alors qu'il se présentait comme un grand patriote, le général président plaçait le produit de ses forfaits en Suisse. Aujourd'hui encore, le contentieux qui en est né alors n'est pas réglé avec Berne.

Sani Abacha a fait assassiner et emprisonner de nombreux opposants, défenseurs de la liberté d'expression, notamment des journalistes. A cette époque est né le « journalisme de guérilla ». Les hommes de médias ne pouvant se retrouver dans leurs locaux de peur d'être arrêtés, ils avaient pris l'habitude de tenir leurs réunions de rédaction dans des églises ou des mosquées.

Wolé Soyinka et Ken Saro Wiwa dans le collimateur

Sani Abacha a tenté de faire assassiner à plusieurs reprises le prix Nobel de littérature 1986, Wolé Soyinka. Il l'a même fait condamner à mort. Pour échapper à une mort brutale programmée, Wolé Soyinka a dû fuir clandestinement le Nigeria, en rejoignant par la route le Bénin voisin.

Sani Abacha a par ailleurs fait pendre l'écrivain écologiste Ken Saro Wiwa le 10 novembre 1995. Le dictateur avait même fait embastiller deux très influents généraux, Musa Yar Adua et Olusegun Obasanjo. Musa Yar Adua est mort en 1997 pendant sa détention dans des conditions troubles. Même les hauts gradés de l'armée vivaient dans la terreur de Sani Abacha.

Mort brutale

Le 8 juin 1998, juste avant la coupe du monde, Abacha meurt brutalement à 54 ans. Selon toutes probabilités, il a été assassiné. Les rumeurs les plus folles ont alors couru : il aurait été empoisonné par des prostituées libanaises ou indiennes sur ordre de la CIA. Du fait des agissements de Sani Abacha, notamment son manque total de respect des droits de l'homme, le Nigeria avait été placé au banc du Commonwealth.

Le dictateur gênait de plus en plus de grandes puissances. L'incarcération de l'influent général Olusegun Obasanjo n'était pas du goût des Américains. Ils craignaient pour sa vie. Mais rien ne prouve qu'ils aient ordonné l'exécution. Des hauts gradés de l'armée ont pu prendre la décision de se débarrasser de lui avant qu'il ne se débarrasse d'eux. Comme pour la mort d'un autre dirigeant paranoïaque, Staline, la vérité sur la cause du décès de Sani Abacha ne sera sans doute jamais connue.

A l'annonce de sa mort, en juin 1998, à quelques jours du début du mondial, nombre de joueurs des Super Eagles affichaient la mine des mauvais jours. Ils devaient en grande partie leur sélection à Sani Abacha. Le dictateur s'occupait de tout : même du choix des joueurs de l'équipe nationale.

« Born again »

A la mort d'Abacha, un autre général, Abdulsalami Abubakar a été chargé d'assurer la transition vers la démocratie. Il a transmis le pouvoir au général, Olusegun Obasanjo ; entre temps sorti des geôles où il croupissait. Obasanjo a été élu Président en 1999. Depuis lors, le Nigeria est officiellement une démocratie. Obasanjo a été élu à deux reprises. Ex-dictateur au pouvoir de 1976 à 1979, il s'était converti aux charmes de la démocratie.

Au Nigeria, on emploie l'expression « born again » de la démocratie. Cette « conversion » ne l'a pas empêché de tenter de modifier la Constitution pour effectuer un troisième mandat. Visiblement, Obasanjo avait pris goût à « l'expérience démocratique ». Peu désireux de se retirer de la vie politique, malgré son âge avancé, il a soutenu l'accession au pouvoir d'Umaru Yar Adua, le frère de son ami et allié, décédé dans les geôles d'Abacha.

Mais le jeune frère, Umaru Yar Adua meurt au pouvoir en 2010, trois ans après son entrée en fonction. Le tout puissant général Obasanjo a tout fait pour que Goodluck Jonathan lui succède. Jonathan a assuré l'intérim avant d'être élu une première fois.

Entre temps, fâché avec Goodluck Jonathan, le général Obasanjo a aidé un autre général, Buhari à accéder au pouvoir en mai 2015. Ex-dictateur au pouvoir de 1983 à 1985, Muhammadu Buhari se présente lui aussi comme un « born again » de la démocratie. Tout comme Obasanjo, malgré son grand âge, Muhammadu Buharisera sans doute tenté par la perspective d'effectuer un second mandat.

On le voit, même si le Nigeria conduit des élections présidentielles tous les quatre ans sur le modèle américain, la fonction suprême reste largement l'apanage des hauts gradés de l'armée.

Culture de la peur

Les régimes militaires ont profondément marqué les Nigérians, notamment les années Abacha (1993-1998). Avant son règne, la culture de la résistance civique était vivace. Les syndicats organisaient de grands mouvements de grève très suivis. La population n'hésitait pas à manifester pour défendre ses droits. Mais la répression sanglante des manifestations a eu raison de ces ardeurs. A l'époque, plus personne n'osait parler librement de politique dans des lieux publics. De peur d'être dénoncé et arrêté. Une culture de la peur s'est répandue. Elle perdure aujourd'hui.

Près de vingt ans après le retour de la démocratie, les militaires sont toujours des citoyens largement au-dessus des lois. Quel policier va oser verbaliser un haut gradé de l'armée ? Comme le soulignait Wolé Soyinka dans l'une de ses tribunes, il arrive que l'armée privatise des rues de Lagos. Une situation assez surprenante pour une démocratie.

L'armée et les SSS (State Secret Service) ne répondent pas à l'autorité des ministres. Ils constituent un « Etat dans l'Etat ». Ils interviennent directement dans les décisions de reconduite à la frontière, sans nécessairement tenir compte des consignes données par les ministres. Ils ont récemment procédé à des perquisitions et à des arrestations de juges à leurs domiciles, sans aucun mandat.

« L'autre moitié du Soleil »

Autre héritage de la culture autoritaire, les films nigérians sont soumis à l'autorité d'un bureau de la censure. Ainsi, en 2014, le long métrage Half of a yellow sun (adaptation de L'autre moitié du soleil, un roman éponyme de Chimamanda Ngozi Adichie consacré à la guerre du Biafra) n'a pas été autorisé à la diffusion dans la version présentée en Grande-Bretagne. Pendant de longs mois, le bureau de la censure a refusé de se prononcer sur la possibilité de projeter le film au Nigeria. Le bureau de la censure attendait un rapport des SSS. A la suite de ce rapport, Half of a yellow Sun a finalement été censuré.

Dans ce film, avant un massacre de populations igbos, l'officier qui s'apprête à les faire exécuter pose la question suivante, « Etes-vous igbo ? ». Cette question n'a pas eu le droit de figurer dans la version du film projetée au Nigeria. Sans que personne ne remette en cause la légitimité des SSS à décider de ce que les Nigérians avaient le droit ou non de voir au cinéma. Exemple parmi tant d'autres d'incursions répétées des forces armées dans le monde des médias et du cinéma. Mais aussi bien sûr dans la vie de tout un chacun.

L’ombre de l’armée

Parmi les dirigeants post-dictature, Goodluck Jonathan fut sans doute le seul à ne pas avoir de liens étroits avec l'armée, mis à part sa relation avec son mentor, le général Olusegun Obasanjo.

Est-ce un hasard si l'armée ne faisait pas grand cas des ordres de Goodluck Jonathan lorsqu'il était à la tête de l'Etat ? Est-ce un hasard si elle ne mettait pas, selon la presse, toute l'ardeur nécessaire dans sa lutte contre Boko Haram ? Les milliards de dollars que Jonathan lui a octroyés pour lutter contre la secte islamiste ont été très largement détournés. Des hauts gradés de l'armée n'avaient-ils pas intérêt à empêcher Jonathan de gagner la guerre contre Boko Haram, afin de favoriser l'arrivée de l'un des leurs à la tête de l'Etat : le général Buhari

Nombre de Nigérians se posent la question. L'armée dispose d'un surcroît de légitimité maintenant qu'elle apparaît plus que jamais comme le rempart contre Boko Haram. Buhari, qui lui apporte un soutien indéfectible, est son meilleur avocat. Même lorsqu'elle a massacré 350 chiites dans la ville de Zaria, au nord du Nigeria, en décembre 2015, les réactions ont été peu nombreuses au sommet de l'Etat.

Une partie de la population nigériane ne cache pas son admiration pour les « hommes forts », notamment dans le nord du Nigeria. La partie septentrionale du pays compte de nombreux stades et rues Sani Abacha. Des populations du Nord pensent que le dictateur a largement favorisé leurs intérêts lorsqu'il était au pouvoir et que le fonctionnement du pays était alors moins chaotique. Beaucoup de Nigérians pensent que le pays était moins corrompu. « La vraie différence, c'est qu'à l'époque, seuls le général et ses proches pouvaient piquer dans la caisse. Mais ils étaient particulièrement cupides », souligne Steve Onyabo, un haut fonctionnaire nigérian.

Quoi qu'il en soit le général aux lunettes sombres et aux faux airs de putschiste latino-américain, n'a pas fini d'habiter les nuits des Nigérians. Le fantôme du général sanguinaire continue de les hanter. Il reste le symbole le plus évident de la toute-puissance des militaires.

La suite de nos histoires nigérianes vendredi 18 novembre

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