Quarante ans après son premier album, l’ex enfant star de l’Islande reste l’une des artistes les plus en phase avec l’époque.
Un album. Puis une exposition itinérante soutenue par des concerts spectaculaires de simplicité. Cette fois-ci, Björk a décidé de faire les choses dans l’ordre. Sans doute la meilleure façon d’éviter la surcharge informationnelle de Biophilia et son délire de superpositions entre musique, mode, art contemporain, AppStore et éco-citoyenneté… Tête d’affiche incontestable de l’édition 2016 du festival Iceland Airwaves à Reykjavik début novembre, la chanteuse présentait à domicile les transformations de Vulnicura. Un disque sorti en 2015, aujourd’hui complété par l’expo immersive Björk Digital et les somptueux concerts philharmoniques qui l’accompagnent dans le monde entier.
Grâce à la réalité virtuelle, Björk redéfinit la notion d’album
Après Sydney, Tokyo, Londres et Montréal (et en attendant Houston et sans doute Paris), c’était au tour de Reykjavik d’accueillir les casques de réalité virtuelle et les impressionnantes installations sonores et visuelles de l’expo Björk Digital. L’expérience immersive profite des avancées fulgurantes d’une technologie en plein développement pour se réinventer à chaque étape et proposer de nouvelles sensations. Dans la capitale islandaise, c’est depuis l’incroyable vertige de Harpa, un gigantesque building translucide planté au bord de l’océan Atlantique Nord, que les fans ont pu plonger au plus profond des blessures exposées sur Vulnicura. Né de sa rupture avec l’artiste américain Matthew Barney, le disque le plus intime de Björk trouve ici une nouvelle raison d’être. Ou plutôt une nouvelle grille de lecture. Les vidéos des morceaux Black Lake, Stonemilker, Mouth Mantra, Quicksand, Family et Notget constituent les balises d’un parcours captivant dans la souffrance d’une artiste en quête de contrôle et de réinvention. En tête à tête avec la chanteuse sur une plage islandaise, aspiré à l’intérieur de sa bouche ou confronté à une interprétation surnaturelle de son corps, le spectateur se retrouve ainsi invité au plus près de Björk et de son désir d’abstraction.
Plus qu’une simple lubie strictement égotique, Björk Digital s’affirme tout au long de son parcours comme un formidable moyen de redécouvrir la tension magistrale qui habite Vulnicura. L’exposition active la mise à jour d’un album sorti au début de l’année 2015 mais qui semble encore loin d’avoir offert tout son relief. En réinterprétant son disque et en précisant son propos dans un format aussi moderne qu’ambitieux, Björk parvient à actualiser la notion même d’album. Tout en disqualifiant les critiques qui lui reprochaient de ressortir la vieille recette de ses débuts, en misant sur les cordes et l’emphase pour nourrir des morceaux auto-centrés.
Fantasme absolu : devenir l’objet de son œuvre
Cela fait très longtemps que la sortie d’un CD ne représente plus la concrétisation d’un projet artistique pour Björk. À la veille de son 51ème anniversaire, l’Islandaise continue à s’amuser des formats et des registres. Dans une industrie en perte de repères et d’imagination, son geste semble plus moderne que jamais. En plus de redéfinir et de prolonger la notion d’album (comme ont pu le faire cette année les incessantes mises à jour de Kanye West ou le testament légué par Bowie) Björk assouvit son fantasme ultime en devenant l’objet principal de son œuvre. Si le premier tableau de l’expo (étranglé entre les deux versions du clip de Black Lake) l’installe en enfant prodigue née des plus profondes entrailles de l’Islande, la suite n’est que déconstruction progressive de tous les indices qui mènent à son humanité. Stonemilker résonne comme un adieu en bords de plage avant que Mouth Mantra n’avale ce qu’il lui reste d’existence pour mieux la recracher en sorcière aquatique et incandescente dans les deux derniers tableaux angoissants (Family et Notget).
« Moments of clarity are so rare / I better document this » souffle-t-elle dans les premières lignes graciles de Stonemilker. À force d’auto-documenter sa carrière et de s’y réfugier jusqu’à disparaître à l’intérieur, Björk assume définitivement l’ambition d’effacement qu’elle poursuit depuis ses débuts. Comme un écho à sa manière parfois stressante de décomposer les phrases, les mots voire les phonèmes de ses chansons, l’expo force l’attention sur le moindre détail de ses mouvements. La vidéographie ralentie proposée en fin de parcours et l’espace éducatif qui consiste à déconstruire ses morceaux participent du même effort d’abstraction. Avec, en sous-texte, un désir d’évanescence forcément un peu « cliché », mais certainement trop tentant pour les artistes de sa longévité et de sa stature.
Des rouges et des bleues
Pour insister sur sa distance avec tout ce qui se rapporte à l’humain, Björk a évidemment débarqué dans ses traditionnelles tenues de science-fiction pour son concert dans la salle d’Eldborg, à quelques étages de l’expo. Son charisme holographique reste intact : à équidistance parfaite de Madame Butterfly, Kate Bush et de votre tante suffisamment fêlée pour continuer à s’habiller comme si elle était la princesse de sa vie. Dans une salle verticale de 1800 places, l’ex enfant star du pays n’a eu qu’à apparaître pour faire régner un silence lourd d’admiration. D’abord rouge et conquérante pour interpréter l’essentiel de l’album Vulnicura, Björk s’est réincarnée bleue et placide pour enchaîner sur un best-of de sa décennie dorée. Occasion inestimable d’entendre Aurora, I’ve Seen It All, Jóga, Pluto et le classique Bachelorette en version symphonique.
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Ce soir-là, en dehors ses chansons et des citations de son passé, Björk n’aura prononcé que quelques mots en islandais. Essentiellement pour remercier la vingtaine de musiciens (que des cordes) au milieu desquels elle s’est employée à exister comme le plus indocile des instruments, enchaînant murmures, silences et hurlements devant une foule immobile de respect. Pour celles et ceux qui auraient déconnecté avec la chanteuse et son univers parfois aussi stéréotypé que sa scansion, la double performance expo/concert qui parcourt le monde est une merveilleuse occasion de reprendre prise avec une ambition artistique unique. Toujours contemporaine. Et franchement salutaire dans la formalisation de la musique post-Internet.
Par Azzedine Fall