Fred Dewilde : “Pour retirer la vision de l'attentat du Bataclan de ma tête, il fallait la dessiner”

Condensé de lucidité, d’espoir et d’humour noir, “Mon Bataclan” rassemble les planches de BD et le récit introspectif d’un rescapé de la tuerie du 13 novembre, Fred Dewilde. Ce graphiste spécialisé en illustration médicale relate sa soirée sanglante et le secours qu’il a trouvé dans le rire et la fraternité, aux côtés d’autres survivants. Entretien.

Par Propos recueillis par Hélène Rochette

Publié le 12 novembre 2016 à 10h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h12

Fred Dewilde, graphiste illustrateur de 49 ans, était présent dans la fosse du Bataclan le 13 novembre 2015. Amateur de rock, passionné de dessin, ce père de trois enfants était venu assister avec des amis au concert des Eagles of Death Metal. Indemne et hagard, il a survécu aux balles des djihadistes en tenant la main d’une jeune fille, Elisa, blessée et allongée à ses côtés. Il publie aujourd’hui un récit graphique d’une grande beauté, où percent sa volonté de croire encore en l’humanité et une vitalité salvatrice. Protégé derrière son pseudonyme, Fred Dewilde qui a grandi à Trappes, dans les tours, jette un regard lucide sur ce terreau de violence et d’indifférence, dévastateur en l’absence de mixité sociale. S’il raconte par le menu la tragédie du 13 novembre et détaille avec pudeur sa lente reconstruction, son cri plein de tolérance pointe en filigrane les ravages du système libéral, au cœur des montées de haine. Dessin chiadé, réflexions sombres, pétries de justesse et de grandeur, humour noir émaillent ce témoignage essentiel d’un rescapé qui refuse de céder à la peur et à la haine.

Combien de temps êtes-vous resté bloqué après l’attentat sans rien pouvoir écrire ni dessiner ?

J’ai mis un bon mois avant de pouvoir commencer à écrire. Les premiers textes que j’ai réussi à coucher sur le papier sont ceux qui se trouvent sur le rabat de la couverture de la BD. Dans le premier mois, sans toutefois réussir à la dessiner, j’ai eu en tête la dernière image de ma BD. Tout de suite, j’ai su que je voulais finir là-dessus : moi remontant le boulevard Beaumarchais, tout seul. C’était le point final. Je voulais arriver à représenter ce moment pendant lequel j’en étais enfin sorti. Pendant ces trois premiers mois qui ont suivi l’attentat, tout me revenait en images, mais ce qui me bloquait pour dessiner, c’est que ce que je voyais n’était absolument pas représentable ! C’était beaucoup trop violent : je revoyais tout l’aspect sordide, toutes les images barbares de l’intérieur du Bataclan. Non, vraiment je ne pouvais pas dessiner ces horreurs : j’avais un blocage complet. Cet aspect très violent dans le graphisme ou la BD ne m’a jamais intéressé. Il me semble que tout l’intérêt du dessin réside justement dans la possibilité de dire des choses très violentes, sans les montrer frontalement.

Votre reconstruction psychologique passait nécessairement par la reconquête de votre trait de graphiste ?

Oui, c’est assez dur à expliquer mais pour sortir les images de ma tête, il faut que je les dessine… Je peux avoir une idée pendant plusieurs années, tant que je ne l’ai pas dessinée, elle me restera en mémoire. Après le 13 novembre, j’étais hanté, comme tous les survivants je pense, par le film permanent du Bataclan qui revenait sans cesse. Pour me retirer cette vision de la tête, il fallait la dessiner. Ça a d’ailleurs été très douloureux : chaque image me replongeait dans le chaos, de manière très forte. J’ai été obligé d’écouter de la musique à fond pour m’encourager à sortir chaque image. Il y a même des planches que j’ai cru devoir arrêter, tellement c’était dur. Finalement, le stylo m’a permis de trouver ces symboles comme la fameuse « bulle d’humanité », par exemple : je ne l’ai réalisée que lorsque j’ai dessiné la scène. J’en avais parlé pendant des mois, j’avais raconté à la psy ce que j’avais fait avec cette jeune fille, pendant les deux heures, au Bataclan, pour tenir ensemble, main dans la main… Quand j’ai pris le crayon, spontanément, j’ai tracé un cercle, un halo de lumière autour de nous deux; et là, l’idée m’est venue : l’association « bulle d’humanité » est sortie! Là où le dessin est thérapeutique c’est qu’il réussit à exprimer en très peu de traits, presque sans mots, ce que vous avez posé en images. Tout un coup, je me suis dis « ouahouff ! », c’est exactement ce que je cherchais à dire depuis des mois !

P. 14 : le halo de lumière qui enserre Fred et Elisa

P. 14 : le halo de lumière qui enserre Fred et Elisa

Vous qui êtes athée, aviez-vous conscience de recourir à une allégorie religieuse en représentant les djihadistes en cavaliers de l’Apocalypse  ?

Mais oui, c’est vrai ! Vous soulevez un élément que je n’avais pas encore perçu ! J’ai sans doute été influencé par la gravure de Dürer : j’adore Dürer, il fait évidemment partie de ma culture graphique. Mais l’image vient aussi, comme je le dis dans le bouquin, d’une chanson du groupe allemand BAP qui évoque les Cavaliers de l’Apocalypse : Die Apokalyptische Reiter, dans le refrain en allemand [la chanson s’appelle Bahnhofskino ; Wim Wenders a consacré un documentaire à ce groupe de rock, célèbre outre-Rhin, ndlr]. L’idée a fait son chemin, et j’ai fait le lien avec Die Apokalyptische Reiter, et je me suis dit : « voilà c’est comme ça qu’il faut je les fasse ». C’est une allégorie religieuse qui m’est venue ! C’est vrai que c’est étrange ! D’autant que BAP chante dans un patois allemand que je ne comprends pas ! Le premier jet que j’ai réalisé des cavaliers de l’Apocalypse était encore plus violent, très brutal. J’ai adouci un peu la planche en la redessinant, mais toute la difficulté était de conserver cette force initiale. Presque tous les dessins du livre sont des premiers jets, sauf justement les quatre cavaliers, et les deux tireurs que j’ai redessinés, tout comme la planche juste avant l’attentat.

P. 11 : Les cavaliers de l’Apocalypse tirant dans la foule.

P. 11 : Les cavaliers de l’Apocalypse tirant dans la foule.

Lors de ce travail thérapeutique et artistique, vous vous êtes aperçu que vous ne pouviez pas dessiner les corps morts qui gisaient dans la fosse d’où vous êtes sorti vivant, comment l’expliquez-vous ?

Je pense que je pourrais dessiner ces corps, s’ils n’étaient pas liés au Bataclan… Mais des corps qui représentent ceux de l’attentat, non ; ce n’est pas possible. Je crois que cela vient du fait que je n’ai pas voulu enregistrer cette dernière image : avant de quitter les lieux, quand je me suis relevé, j’ai fait un tour d’horizon pour chercher les copains dans la salle [Fred Dewilde s’était rendu avec trois amis au concert, tous ont survécu, ndlr] et j’ai vu toute la scène... Je n’ai pas de souvenirs conscients de ce tour d’horizon, mais je sais que j’ai bel et bien tout vu dans la salle. Il y a des éléments de détails qui me reviennent, mais je ne me souviens pas précisément des corps. Non, non, je ne veux pas avoir à dessiner ça ! Et surtout, je ne souhaite pas chercher à faire remonter cette vision;  je n’en ai pas envie. C’est une forme de protection, une protection contre la folie !

P. 41 : caricature des dictatures et des barbaries.

P. 41 : caricature des dictatures et des barbaries.

Dans le livre, l’attentat au Bataclan entraîne tout un questionnement sur votre enfance en banlieue difficile : ces interrogations sont-elles venues spontanément ?

Ces réflexions sur la ghettoïsation des banlieues sont ceux que j’ai depuis trente ans ! Même si bien sûr tout s’est cristallisé à ce moment-là. L’événement en lui-même et le fait que ce soit un attentat entre guillemets religieux, tout cela fait écho à cette révolte que j’ai en moi depuis longtemps. Cette insanité dont on a fait preuve en n’assumant pas les conséquences de notre histoire coloniale, le manque de considération à l’égard des populations issues de l’immigration : ces motifs de colère étaient présents chez moi depuis très longtemps ! En arriver à ce paroxysme où des enfants de France vont décider de tuer d’autres enfants de France : cela ne fait que réveiller ma colère… Et j’ai eu envie de l’exprimer très vite, c’est pour cela que la BD est assortie du récit : ce texte est un grand cri anti-haine purement et simplement, dont le moteur demeure tout ce que j’ai vécu ce soir-là, au Bataclan. Si je n’avais pas vécu ça, je n’aurais peut-être pas trouvé la force de sortir tout ça.

Vous parlez de cri, de révolte, et pourtant votre réflexion sur la société ultralibérale reste apaisée : avez-vous contenu votre colère ?

La colère en soi ne sert à rien. Même s’il est bon de pousser un cri, de s’en servir pour se faire entendre, s’exprimer uniquement avec colère sur des pages entières n’apporterait rien ! Je préfère essayer d’avancer quelques arguments… Et surtout je savais que le texte étant publié, il allait être lu par des gens qui n’étaient pas des victimes “directes”. Il fallait donc garder une certaine sérénité, et ne pas rester dans un témoignage trop viscéral. Je n’ai pas arrêté de penser à ceux qui avaient perdu quelqu’un, ce soir-là, dans la salle du Bataclan ou sur les terrasses. Ne serait-ce que pour ces familles, je ne pouvais pas me permettre de balancer des mauvais coups de gueule, des mauvais calembours !

P. 39 : illustration de la banlieue.

P. 39 : illustration de la banlieue.

Pourquoi pensez-vous que votre enfance à Trappes a pu vous aider à tenir, deux heures durant, sous la menace des terroristes ?

Parce que grandir en banlieue, c’est un certain apprentissage de la violence, et qu’on y apprend, malgré tout, à se protéger de l’autre. Je me suis retrouvé plusieurs fois sur le trottoir, allongé sous les coups, j’en ai donné moi aussi, et franchement, je ne pense pas que ce soit une bonne chose ! Mais ce soir-là, je me suis dit que cela me donnait quand même une certaine résistance. Je ne sais pas si j’aurais craqué si je n’avais pas connu la banlieue ; mais je suis quand même convaincu que cela m’a servi d’avoir déjà été un peu confronté à tout ça. Au-delà de ce vécu, de toute façon, personne n’est étanche ; et en sortant du Bataclan, on était franchement tous dans un état lamentable !

Pour tenir, pendant et après l’attentat vous racontez aux autres survivants beaucoup de blagues à l’humour cinglant : cet « humour noir goudron » comme vous dites, l’avez-vous toujours eu ou étiez-vous surpris de le voir surgir là?

J’étais surpris de le faire surgir dans ces circonstances, mais j’ai toujours apprécié cet humour-là. J’ai été élevé avec les dessins de Cabu et de Franquin : ça fait partie de moi. Je me dis que ça correspond à ma nature la plus profonde, à ma part la plus intime, et que ça me permet de me sortir de ces situations tragiques ! J’ai encore du mal à comprendre cette mécanique, mais je crois que c’est une trace d’humanité que de réussir à rire de tout, même de son très grand malheur. Peut-être est-on encore humain, grâce à ça, je ne sais pas. Mais je n’étais pas le seul visiblement à considérer les choses ainsi. Noël, un des survivants avec qui j’ai passé les quatre heures en dehors du Bataclan, après l’assaut des policiers, partageait cet humour très noir : on a rigolé pas mal ensemble. Et cette complicité dans le malheur explique aussi mon sentiment de vide quand je me suis trouvé seul, boulevard Beaumarchais. Après avoir été plongé dans cette effervescence sanglante, au cœur d’une foule de blessés, rassemblés dans la cour d’un immeuble de la rue Oberkampf, le contraste m’a paru totalement effrayant, ensuite. Ça peut surprendre, mais oui, dans cette cour, parmi les rescapés, on entendait quand même pas mal de gens rire ! Et je pense que c’est grâce à ces rires que certains d’entre nous se sont trouvés, parce qu’on partage cet humour « noir goudron », ce qui explique qu’on soit restés en contact, des mois après l’attentat. En plus de Noël, j’ai rencontré là-bas un autre survivant qui m’a raconté, lui, qu’il avait été enfermé dans la même petite pièce que le bassiste des Eagles of Death Metal et qu’il lui avait lancé : « Je préférais nettement votre dernier concert à Paris ! ». Ben voilà, c’est de la même tonalité que mes blagues. Visiblement, ce rire désespéré est assez commun !

Mon Bataclan, vivre encore, de Fred Dewilde, Lemieux éditeur, 48 pages. 15 euros.

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