Prince et le mystère des chansons secrètes

Réédition attendue de Sign “O” the times, le chef-d'œuvre ultime de Prince publié en 1987. Funk, blues et romance sur fond d'apocalypse. Une édition simple, sans trace des albums fantômes qui ont accompagné sa naissance.

Par Laurent Rigoulet

Publié le 12 novembre 2016 à 12h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h13

A l'heure de sa disparition soudaine, la galaxie des adorateurs de Prince s'est remise à fantasmer sur la fameuse « Vault », une malle aux trésors planquée quelque part à Paisley Park et dont lui seul avait les clefs. Elle déborde de chansons inédites, dit-on (on l'a toujours dit) et même d'albums entiers, des bandes et aussi des vinyles puisque Prince se faisait graver les disques en chantier pour les écouter la nuit, seul dans son repaire. Il faisait dessiner des pochettes également, dont certaines circulent sur le Net. Il remballait tout au premier coup de tête, recommençait aussi sec, mais il n'a jamais montré beaucoup d'enthousiasme pour organiser des archives dont il n'aurait confié la garde à personne d'autre que lui.

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Les inédits publiés de son vivant le furent sans réelle logique (même sur le coffret Crystal Ball de 1998) et, à la différence de David Bowie, il n'avait pas d'archiviste à demeure. La réédition attendue depuis longtemps de Sign "O" the times, son chef-d'œuvre apocalyptique, le dernier de ses grands disques, est simple, dépouillée, sans bonus, un double album parfait, sans le troisième disque que Prince désirait et que la Warner lui a refusé par peur d'un suicide commercial après le succès modeste de Parade et l'échec cinglant de la folie filmée Under the cherry moon. Et sans l'ajout des chansons fantômes qui ont mené à la réalisation du projet.

A l'époque de l'enregistrement, Paisley Park est encore en chantier (l'immense studio en forme de nef de verre a ouvert ses portes, à l'automne 1987, quelques mois après la sortie de l'album ), mais Prince est plus que jamais le seigneur des seigneurs, monstre de mystère reclus en son château. Il plane sur son époque, ne laissant filtrer que des indices cryptés de son existence. Miles Davis dit alors de lui qu'il est « le Duke Ellington des années 80 » et Prince lui répond par des courriers qu'il signe « Dieu ». On le compare parfois aux Rolling Stones, parfois aux Beatles, parfois à James Brown, à Jimi Hendrix, à Sly Stone, personne ne sait jamais d'où partira le coup suivant.

Quelques mois à peine après Parade, sort le 45 tours Sign "O" the times, un choc dont on ne peut prédire ce qu'il annonce, un prototype de blues moderne magnifiquement produit et arrangé, une complainte de fin des temps (« quelqu'un verra-t-il l'aube ? ») qui commence sur quelques phrases glacées : « En France un homme très maigre/est mort d'une grande maladie portant un petit nom/Par chance sa copine est tombée sur une seringue/elle l'a vite suivi »

Sign "O" the times, l'album, publié en mars 1987, est l'œuvre d'un solitaire qui rompt avec son passé (et d'une certaine manière avec son avenir), son groupe The Revolution n'est plus à ses côtés, c'est l'heure de la « contre-révolution », Wendy et Lisa se sont évanouies, elles aussi. Prince s'est séparé non sans douleur de la sœur jumelle de Wendy, il traîne seul son blues et ses visions, écrit sans aide la plupart des chanson, joue lui-même de tous les instruments et s'acoquine avec une boîte à rythme qui bat comme un cœur malade. Elle ouvre sa musique sur les rues où fleurit le hip-hop.

Pendant des années, les fans et les critiques ont retourné ces quatre faces pour en épuiser les symboles et les signes, mystiques ou pas (L'évangile selon Saint Mathieu : « Ainsi l’aspect du ciel, vous savez en juger ; mais pour les signes des temps, vous n’en êtes pas capables. ») Les paroles souvent sombres, souvent acerbes changent sans cesse de registre, politique, érotique, religieux, élégiaque ou salace, romantique ou léger. Prince enchaîne des morceaux irrésistiblement dansants (Housequake) et des ballades sidérantes (The Ballad of Dorothy Parker). Le montage est sublime. Les admirateurs les plus investis échafaudent des théories pour faire de l'ensemble un album conceptuel, une suite en plusieurs chapitres où le sexe, l'amour, la mort et Dieu auraient chacun leur face. Prince ne dit rien, il ne dit plus rien depuis longtemps.

La traque et la quête de sens n'ont jamais cessé. Les amateurs de puzzle ont savamment reconstitué les quelques mois qui ont mené à Sign "O" the times, identifiant tous les albums ébauchés dont on retrouve la trace sur le double vinyle. Entre l'enregistrement de Parade et celui de Sign "O" the times, Prince a vécu dans une sorte de transe qui a nourri la légende d'un fabuleux trésor, planqué à Paisley Park. Des dizaines de morceaux ont été gravés et on lui prête le projet de plusieurs albums ébauchés, enregistrés, avortés, abandonnés, éparpillés, perdus ou presque, dont certains circulent sur la toile, assemblés par des spécialistes qui se targuent d'avoir entrevu la vérité.

D'après Eric Leeds, proche complice de ces années-là, les séances de studio étaient innombrables, cette année-là (douze mois très exactement séparent Parade de Sign "O" the times) avec ou sans The Revolution. Prince cherchait sa voie. Retour à la formule gagnante de Purple Rain ou saut dans l'inconnu ? Il réussira à faire les deux. Pour un de ces projets, le plus sentimental, il s'était fabriqué un alter ago hermaphrodite baptisé Camille et pensait sortir un album du même nom. Une liste avait été dressée, semble-t-il, et on trouve même une ébauche de pochette. Un de ses biographes parle aussi d'un album enregistré à l'époque, en compagnie de Wendy et Lisa, baptisé Roadhouse Garden (on en reparla aussi à la fin des années 90 comme du disque du come-back avec The Revolution mais on ne vit rien venir).

Deux autres albums mythiques auraient été conçus avant d'être oubliés, Dream Factory et Crystal Ball (qui aurait pu être la version en trois disques de Sign "O" the times). Ils ont fait le miel des éditeurs clandestins et sont autant commentés (sinon plus) que l'œuvre elle-même. Prince restera pour toujours un objet de spéculation. Aujourd'hui, Paisley Park est devenu un parc d'attraction ouvert au public. Et comme chez Barbe bleue, il reste une pièce où l'on n'entrera peut-être jamais.

 

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