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Pourquoi l’Europe doit s’attendre à l’arrivée massive de nouveaux réfugiés éthiopiens

Pour Mohammed Ademo, journaliste éthiopien en exil, le durcissement du régime d’Addis-Abeba et la forte dégradation du quotidien des Ethiopiens pourraient conduire à une situation similaire à celle de la Syrie.

Publié le 11 novembre 2016 à 11h12, modifié le 11 novembre 2016 à 15h47 Temps de Lecture 6 min.

Des migrants éthiopiens à Calais croisent les poings en signe de soutien à la révolte des Oromos en Ethiopie, le 24 octobre 2016.

Le 24 octobre, les autorités françaises ont démantelé la « jungle » de Calais. Les réfugiés éthiopiens de l’ethnie oromo sont l’un des groupes les plus affectés par la destruction de ce bidonville. Ils y avaient une présence marquante, notamment avec une école de langue décorée aux couleurs du drapeau oromo et sur les murs de laquelle était peint le symbole désormais fameux de la résistance oromo en Ethiopie : deux poings croisés.

L’Ethiopie, le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique, connaît depuis novembre 2015 de larges mouvements de contestation, principalement dans la région de l’Oromo. Plus d’un millier de personnes y ont été tuées par les forces de sécurité et des dizaines de milliers d’autres arrêtées.

Etat d’urgence suffoquant

L’Oromia, qui est le plus important des neuf Etats régionaux éthiopiens fondés sur un découpage linguistique, abrite la majorité des Oromos, qui constituent près de la moitié de la population du pays estimée à 100 millions d’habitants.

Le 8 octobre, les autorités éthiopiennes ont déclaré l’état d’urgence pour une période de six mois dans un ultime effort pour contenir les manifestations. Ces mouvements de protestation et ce décret sont tous deux sans précédent dans le règne du parti au pouvoir depuis un quart de siècle, le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF), contrôlés par les Tigréens, qui représentent environ 6 % de la population.

La loi martiale et la coupure du réseau Internet mobile ont transformé le pays en un Etat militaire. Cela risque de nourrir plus encore les troubles et l’instabilité, mettant ainsi en péril tout espoir d’un règlement pacifique du conflit et menaçant d’inverser la croissance économique du pays. La multiplication des mouvements protestataires est l’indice le plus éloquent de la décomposition avancée de l’Etat développementaliste éthiopien.

Dans le même temps, l’Ethiopie est un partenaire clé de l’Union européenne (UE) dans ses tentatives de freiner les courants migratoires en provenance de la région. Dans un récent rapport relatif au partenariat européen avec les pays tiers en matière de migration, la Commission a exprimé ses préoccupations quant à la situation politique en Ethiopie, mais a félicité ce pays de la Corne de l’Afrique pour avoir obtenu de « meilleurs résultats » que les années précédentes. Il est pourtant probable que la situation actuelle pousse au départ un nombre croissant de jeunes Ethiopiens souhaitant échapper à un état d’urgence suffoquant.

Croissance et domination

L’Ethiopie est considérée comme un pivot de stabilité dans la Corne de l’Afrique. Son instabilité aura donc des conséquences qui s’étendront bien au-delà de ses frontières. Les troupes éthiopiennes font partie des opérations de maintien de la paix soutenues par les Etats-Unis dans deux pays voisins, le Soudan du Sud et la Somalie. Si les mouvements de contestation devaient s’étendre et prendre la forme d’une confrontation armée, l’Ethiopie a déjà averti qu’elle se désengageait des opérations régionales de maintien de la paix, y compris en Somalie où elle a déjà retiré ses troupes de plusieurs bases ces dernières semaines.

Les investisseurs sont inquiets de la descente du pays vers le chaos. L’état d’urgence a placé les alliés européens de l’Ethiopie dans une position délicate. Les tour-opérateurs européens ont suspendu leurs voyages pour des raisons de sécurité. La forte croissance économique qu’a connue l’Ethiopie cette dernière décennie a séduit les Européens et a été une source de légitimité pour l’EPRDF.

Toutefois, cette croissance très médiatisée n’échappait pas à la domination de l’ethnie tigréenne sur les commandes de l’économie. Les dividendes n’ont pas été redistribués au-delà des cercles restreints des élites dirigeantes et de leur clientèle. Les stratégies gouvernementales de développement se concentrent sur des programmes massifs d’infrastructures et l’appel à l’investissement étranger au détriment d’un secteur privé très marginalisé.

Dépossession des terres

La jeunesse délaissée, y compris celle qui a mis en place l’Ecole Oromia à Calais, a été à l’avant-garde des mouvements de protestation. Sa mobilisation devrait être jugée inquiétante pour un régime autoritaire au parti unique dans un pays dont 71 % de la population est âgée de moins de 30 ans. Le chômage de la jeunesse urbaine stagne à près de 50 %.

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L’exode rural prend de l’ampleur en raison du manque d’investissements dans les campagnes. Le secteur public est le second principal employeur après le secteur agricole, mais l’accès aux emplois, même les moins rémunérés, nécessite l’appartenance au parti unique ainsi que des connections avec l’élite dirigeante.

L’emploi dans des usines détenues par des capitaux étrangers a offert quelques alternatives, mais les salaires n’ont pas suivi la hausse du coût de la vie. Les jeunes diplômés disent qu’ils cassent des rochers pour la construction des routes ou travaillent dans des fermes horticoles comme journaliers. L’éducation a longtemps été un moyen d’échapper à la pauvreté rurale. Aujourd’hui, les diplômés se plaignent de devoir revenir travailler dans la ferme familiale ou d’endurer les épreuves d’un chômage perpétuel après des années d’études.

Dans son effort d’étendre le secteur manufacturier, le gouvernement a sollicité une coterie d’entreprises multinationales, y compris européennes, en leur offrant d’investir massivement dans des terres à des prix absurdement bas. L’essentiel de la production agricole est destiné à l’exportation.

Les paysans qui furent ainsi forcés d’abandonner leurs terres contre une compensation financière faible, voire nulle, sont tombés dans le plus grand dénuement. Ils travaillent désormais comme gardes ou journaliers pour les nouveaux propriétaires. Le ressentiment né de la dépossession de leurs terres est venu s’agréger aux protestations liées à des décennies de marginalisation politique et de régime autoritaire.

Cérémonie religieuse à l’église luthérienne Biftu Bole en hommage à des manifestants morts à Bishoftu, le 9 octobre 2016.

Souffrance d’un peuple

La jeunesse éthiopienne au chômage ou en situation de sous-emploi manque de relais pour exprimer ses frustrations. Le gouvernement a muselé la presse et la société civile en recourant à une série de lois draconiennes. L’opposition, qui était dynamique, a été décimée.

Les options sont limitées pour la jeunesse de l’Ethiopie, mais elle choisit de plus en plus de lutter contre le gouvernement pour changer son destin. La jeunesse considère la rhétorique « développementaliste » de l’Ethiopie comme une voie désormais sans issue. Il ne faut donc pas s’étonner que les manifestants aient incendié, ces dernières semaines, des entreprises étrangères.

Malgré la loi martiale, il est peu probable que les protestations se dissipent de sitôt. Les alliés européens et américains de l’Ethiopie sont préoccupés par la violence excessive déployée par les forces de sécurité et ont appelé au dialogue. Mais ils continuent à se méprendre sur ce qui se passe sur le terrain. Les manifestants considèrent les alliés occidentaux de l’Ethiopie comme des partisans d’une tyrannie qui profite de la souffrance d’un peuple pour leur seul et étroit intérêt.

L’UE ne devrait pas temporiser et espérer que l’EPRDF commence enfin à amorcer des réformes démocratiques nécessaires, à créer des emplois pour la jeunesse du pays, ou contenir les troubles qui submergent l’Ethiopie.

L’ampleur des manifestations a radicalement altéré le paysage politique éthiopien. La mobilisation a atteint un point de non-retour. Elle a déjà unifié les deux plus importants groupes ethniques du pays – les Oromos et les Amharas – qui représentent plus des deux tiers de la population. Le projet de plus en plus partagé est de mettre fin à l’hégémonie des Tigréens. Le chant aujourd’hui le plus entendu dans l’Oromia, « A bas, à bas Woyane ! » [nom de la rébellion tigréenne fondée en 1975] est un appel au changement de régime.

Eviter un désastre humanitaire

L’EPRDF continue à promettre des réformes, du bout des lèvres. Les manifestants exigent le partage équitable des ressources et des biens publics ainsi que le libre exercice des droits démocratiques inscrits dans la Constitution.

Même si les manifestations ne parviennent pas à renverser le parti unique, le mécontentement grandissant ne devrait pas disparaître. A moins qu’une transition crédible ne soit mise en place, un conflit prolongé, similaire à celui que connaît la Syrie, devient une éventualité. Alors l’économie déjà fragile de l’Ethiopie s’écroulerait et les tensions ethniques se transformeraient en conflits ouverts. Les entreprises étrangères ont déjà commencé à se retirer du pays. Cela signifie que la France et les autres pays européens sont susceptibles de connaître un afflux de réfugiés éthiopiens désespérés.

Le temps est venu pour l’Union européenne et les donateurs de l’Ethiopie d’abandonner leur « diplomatie impassible » et de prendre une position claire sur la crise politique éthiopienne, maintenant qu’il est encore possible d’éviter un désastre humanitaire.

Mohammed Ademo est un journaliste éthiopien basé à Washington, DC. Il est rédacteur en chef et fondateur du site web OPride.com consacré au peuple oromo. Traduction par Jean-Philippe Dedieu, CIRHUS Fellow à New York University

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