Depuis le début de sa campagne, Nicolas Sarkozy stigmatise cette « élite qui ne prend pas le métro, n’a jamais mis les pieds dans les exploitations agricoles au bord du gouffre », et qui serait sourde à la « colère du peuple ». La récente victoire de Donald Trump marque cependant un tournant, tant elle installe ce thème dans le débat entre les candidats.

Désormais, il y a ceux qui concurrencent l’ancien président sur ce terrain, comme Jean-François Copé, qui se dit seul à « prêter attention à la France périphérique ». Et ceux qui à l’inverse assument l’appartenance « à l’establishment » commune à l’ensemble des compétiteurs, tel Alain Juppé.

Une longue histoire

Selon l’historien Jean Garrigues, l’usage même du terme « élite » est relativement récent, remontant à une trentaine d’années, « lorsque la grille d’analyse marxiste devint marginale. Alors qu’entre les deux guerres, on parlait des « 200 familles » et que les communistes fustigeaient les « capitalistes », la cristallisation sur les « élites » permet, notamment au Front national, de viser le personnel politique, en plus des élites économiques et culturelles ».

Pour autant, le thème du peuple contre ceux qui détiennent le pouvoir est récurrent dans l’histoire de la démocratie depuis le XIXe siècle. La gauche radicale s’en empare par exemple dans les premières années de la IIIe République contre la représentation parlementaire, jugée bourgeoise et coupée des préoccupations du peuple. La droite contestataire et nationaliste aussi, en particulier avec le général Boulanger dans les années 1880 ou le poujadisme des années 1950.

Un refrain flou mais efficace

Aujourd’hui encore, la notion reste floue et la critique des élites prend des formes opposées politiquement comme le précise le politologue Loïc Blondiaux : « La critique extrême, qui récuse l’existence même des élites et, par une inversion quasiment morale, exalte le peuple et le mythifie, coexiste avec celle que portent des mouvements comme Nuit Debout ou des discours politiques de gauche qui dénoncent la trahison des élites gouvernantes et leur éloignement du peuple ».

La thématique se révèle d’autant plus efficace que l’homogénéité sociologique du personnel politique, largement constitué de professionnels, « s’est nettement accrue depuis une soixantaine d’années, note le sociologue Laurent Jeanpierre. Le vote démocratique est devenu un choix entre différentes fractions de l’oligarchie et tout le monde, à droite comme à gauche, peut faire campagne sur la contestation des élites ».

Une critique des élites par elles-mêmes

Reste que l’élection de Donald Trump, si elle renforce le discours anti-élites, révèle également son caractère paradoxal. Qui peut en effet croire que le milliardaire américain ne fait pas partie de ceux qui détiennent le pouvoir ? De la même façon, comment Nicolas Sarkozy, avocat et acteur politique majeur depuis 30 ans, peut-il s’exclure de cette catégorie ?

« C’est un jeu rhétorique dans lequel certaines élites en critiquent d’autres, en s’arrogeant la parole du « peuple » que personne ne connaît dans sa diversité et sa complexité et que l’on fantasme comme homogène et unifié », confirme Laurent Jeanpierre. Les anciennes élites politiques, héritières d’un monde où la baronnie locale tenait un rôle central, portent ainsi la charge contre les nouvelles, celles des « technocrates » sélectionnés par l’ENA.

Un tournant pour la droite républicaine

Si ce discours cache mal un positionnement paradoxal vis-à-vis des élites économiques, il s’accompagne d’attaques plus ouvertes contre la bien-pensance partagée par le monde médiatique, intellectuel et culturel. Or, cette critique constitue « un marqueur historique de l’extrême droite », rappelle l’historien Jean Garrigues, que la droite républicaine n’avait pas repris par le passé. La charge actuelle, sans doute dictée par une stratégie électorale, n’inaugure pas moins une situation politique inédite.

« La droite décomplexée qui a émergé depuis quelques années, favorable au néolibéralisme ou à une politique très sécuritaire, n’avait pas encore porté cette critique des élitesculturelles, insiste-t-il. En introduisant ce champ lexical dans le champ de la droite républicaine, Nicolas Sarkozy opère une acculturation inédite, qui peut conduire à de véritables recompositions politiques dans les années qui viennent. »