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Reportage

En Floride, la cage dorée du vote Trump

Derrière les barrières des lotissements de la banlieue de Tampa se cachent les électeurs qui ont permis au républicain de l’emporter : des Blancs, aisés et attachés à leur tranquillité.
par Guillaume Gendron, envoyé spécial en Floride
publié le 14 novembre 2016 à 19h46

Pour le Miami Herald, aucun doute : «La baie de Tampa a livré la Floride à Trump.» La troisième ville de ce swing state clé avait penché pour le candidat victorieux à chaque présidentielle depuis 1960, à une exception près, lors de la première élection d'un candidat déjà nommé Clinton en 1992. La semaine dernière, Tampa a pourtant bien voté pour l'ex-First Lady. Mais tous les autres comtés de la baie ont choisi Donald Trump, quatre ans après avoir réélu Barack Obama. Fidèles à leur réputation de zones «violettes», passant du bleu démocrate au rouge républicain comme on triture un interrupteur, alors que le Nord rural de la Floride est résolument conservateur et le Sud métissé acquis aux démocrates. «Nous sommes désormais coincés au milieu d'une mer de rouge [la couleur du parti républicain, ndlr]», a résumé mercredi Bob Buckhorn, le maire démocrate de Tampa.

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«Malls» et barrières automatisées

La différence entre Tampa et sa banlieue ? La mixité sociale et raciale. Les minorités constituent 50 % de la population du comté de Hillsborough, soit l'agglomération de Tampa ; le comté voisin de Pinellas, résidentiel, est aux trois quarts blanc. Clinton y a obtenu 47,5 % des suffrages, là où Obama l'emportait à 52 % des voix. Quand on demande à Daniel Smith, spécialiste en arithmétique électorale à l'université de Floride, comment le Sunshine State a basculé, il pointe un archétype : la «suburban mom», la mère de famille des banlieues riches. Clinton n'a remporté que 50 % de l'électorat féminin floridien, en recul par rapport à Obama en 2012. «Tous les autres chiffres correspondent à ce qu'on attendait, qu'il s'agisse du vote latino anti-Trump ou du soutien massif des retraités pour le candidat républicain. La surprise, elle est dans ces banlieues qui avaient voté Obama.»

Craig Pittman est journaliste au Tampa Times et l'auteur de Oh Florida, comment l'Etat d'Amérique le plus bizarre influence le reste du pays» (1). Il est moins surpris que l'universitaire : «Clinton avait la meilleure organisation, la plus coûteuse, des pros pour quadriller l'Etat. Mais Trump avait une vraie base bénévole pour frapper aux portes. Son coup de génie a été d'ignorer les villes en Floride - et donc les Hispaniques - pour tout miser sur les banlieues, les enclaves de retraités et les "gated communities"», ces communautés privées et sécurisées. Le stratège derrière ce choix ? Une femme, Susie Wiles. En Floride, cette consultante a bâti sa réputation après avoir mené les deux campagnes victorieuses du gouverneur ultraconservateur Rick Scott, un des rares cadres du Grand Old Party à avoir soutenu Trump dans tous ses excès. Sur Twitter, Susie Wiles se décrit comme une «professionnelle de la politique». Et «maman de deux enfants».

Aborder cette fameuse «suburban mom» n'est pas aisé. En quittant Craig Pittman dans un café de St. Petersburg, plus grande ville du comté de Pinellas, celui-ci avait lâché un «good luck !» amusé. Hors du centre-ville et des plages, c'est une succession de malls («centres commerciaux») interchangeables, de bois sombres et de communautés privées. A l'entrée, les noms des enclaves s'affichent en lettres dorées, à côté des guérites avec gardiens et barrières automatisées. A l'intérieur, on aperçoit des fontaines éclairées par des projecteurs colorés, des pelouses aux airs de moquette, des panneaux indiquant le golf, des voitures de sécurité privée… Un espace en apparence dépolitisé, si ce n'est un énorme «Trump-Pence» à l'entrée d'une station-service.

Sur le parking de Boot Ranch trône une botte de cow-boy en stuc orange de 4 mètres de haut. Sur les pâturages d'autrefois se dresse un mall chic, à l'intersection d'East Lake et de Palm Harbor, deux villes nouvelles formées par l'accumulation de communautés privées. Des zones «non incorporées», c'est-à-dire non constituées en tant que municipalités, et donc très peu imposées car tous les services y sont privés. La population y est à plus de 90 % blanche et diplômée, le revenu médian supérieur de 20 % à la moyenne nationale. Difficile de parler à qui que ce soit, d'autant que le personnel de sécurité déboule illico en invoquant une «interdiction de solliciter les clients sur une propriété privée». Une femme aux cheveux violets décidera d'ailleurs d'appeler la police, offensée par une demande d'interview.

«Un homme fort»

Entre-temps, Geri, 61 ans, s'accommode de la victoire de Donald Trump. Elle n'a pas voté pour lui - «c'est un cochon et un crétin» - mais «mieux valait ça que Clinton question programme». En Floride, le «tout sauf Hillary» est un sentiment largement partagé. Sur le bulletin, elle n'a coché aucune case concernant la Maison Blanche mais a plébiscité les républicains à tous les échelons : «J'avais tellement peur qu'elle gagne que je voulais que le Congrès soit un contre-pouvoir.» Résultat, ils contrôlent désormais tous les leviers législatifs : Chambre des représentants, Sénat, et bientôt Cour suprême, quand Trump aura fait son choix parmi sa liste de juges ultraconservateurs. Avec sa queue-de-cheval et son menton pointu, cette vendeuse de déco de Noël a des airs de Sarah Palin. Les accusations d'agressions sexuelles visant le futur vainqueur pendant la campagne ? «C'est un homme de sa génération, avec les mains baladeuses. Quand on me faisait ça dans le temps, je mettais une gifle et c'était fini. Pourquoi ces femmes ont tant attendu pour se plaindre ?» Elle se dit excédée par «l'arrogance des libéraux, leur façon de dire que si l'on est républicain ou si l'on a de l'argent, on est forcément raciste et méchant. Obama a divisé le pays en ramenant tout à la race». Même s'il a surtout brillé par sa tiédeur sur les questions raciales. Geri assure ne pas avoir de problème avec le mariage gay mais se dit lasse de l'activisme LGBT : «Ils ont gagné, on passe à autre chose.» Alors que Trump veut expulser jusqu'à trois millions de personnes, que pense-t-elle des Latinos ou des musulmans qui se sentent menacés ? «Arrêtez les blagues ! Trump ne va rien leur faire… Ce qu'il veut, c'est que les immigrés soient en règle.» Même si, rougit-elle, «comme j'ai plaisanté avec mon voisin, le type qui tond notre pelouse nous coûtera plus cher s'il a des papiers !»

Nicky, 30 ans, est coach sportif à domicile - ça se voit à ses leggings de course - et électrice de Donald Trump, «le moindre mal». Elle voulait un «businessman à la Maison Blanche». Elle n'ignore aucun de ses travers mais choisit de les excuser. L'évasion fiscale ? «Je paye plus d'impôts que Trump parce que des gens comme Clinton l'ont laissé faire. Qu'il en profite, c'est normal.» Sa misogynie ? «Même si tout est vrai, so what ? Face aux grands de ce monde, je préfère voir un homme fort que quelqu'un qui va se laisser marcher dessus comme Hillary.»

«J’ai tout lu sur WikiLeaks»

Electrice démocrate, Lauren, employée de bureau de 56 ans, a subi la pression des pro-Trump sur son lieu de travail. «Ils n'avaient absolument aucune gêne. Vous savez, il n'y a pas de diversité ici… Les Latinos viennent de Tampa pour travailler, mais personne ou presque n'a de relations avec eux.» Dans le mall, ils sont aux caisses des supermarchés, dans les cuisines des fast-foods, les ongleries, les boutiques de cigares. Pendant la campagne, «Crooked Hillary» («Hillary la pourrie») a résonné comme un mantra autour de Lauren. «Des amies à moi auraient voté pour un démocrate si ce n'avait pas été elle. Beaucoup se sont abstenues.» Pas Rita, 54 ans, assistante juridique à Palm Harbor : «En tant que femme et mère d'un enfant handicapé, je ne pouvais pas voter pour cet homme-là.» Le vote Obama puis Trump ? «C'est encore un monde d'hommes ici… Les gens dans les fermes là-haut, ils n'étaient pas prêts pour une femme.»

Là-haut, c'est le comté de Pasco, rural et working class, qui a voté pour Trump à presque 59 %. Comme Nicholas Manias, mâchoire carrée et larges épaules. Lui n'a rien de l'ouvrier déclassé désigné comme le cœur de l'électorat trumpiste. Il enseigne la philosophie au community college de St. Petersburg. Pourquoi Trump ? «Il n'est pas financé par les grandes firmes et les lobbys, et Hillary est une criminelle. J'ai tout lu sur WikiLeaks.» Fils d'un peintre en bâtiment, républicain depuis toujours, il pense que l'Amérique passe trop de temps à «essayer de réparer le monde plutôt que de s'occuper de ce qui se passe ici.»

Dans le comté de Pinellas, personne ne veut parler de racisme, mais plutôt de l'Obamacare, qui aurait fait doubler le prix des assurances premium. «La suprématie blanche ne demande pas de conviction profonde. Un impitoyable égoïsme, plus qu'une quelconque croyance sincère, en est le principal trait», a théorisé l'historienne Annette Gordon-Reed, prix Pulitzer en 2009.

Reste la question du passage du bleu au rouge entre 2012 et 2016. «Le seul point commun entre le vote Obama et Trump, c'est l'idée de changement, observe Craig Pittman. Même s'il ne s'agit pas du même type de changement… Pour eux, Trump offre quelque chose de jamais vu, de radical face à Clinton.» Nicholas Manias l'assure : «Trump est un pari. S'il déçoit, il prend la porte dans quatre ans et voilà.» Qu'importe la casse, du moment qu'on est à l'abri derrière les barrières.

(1) St. Martin's Press, 2016, 320 pp.

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