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Récit

Tunisie : la torture des années Ben Ali au grand jour

L’Instance vérité et dignité, chargée de faire la lumière sur les exactions de la dictature, entame ce jeudi le processus des témoignages publics. Mais le fonctionnement de ce groupe fait débat.
par Mathieu Galtier, correspondant à Tunis
publié le 16 novembre 2016 à 19h46

Avant la révolution, la Tunisie était un pays de carte postale, mais surtout une dictature. De celles qui emprisonnent sans procès et considèrent comme des techniques d'interrogatoire autorisées l'éclatement des testicules ou la position du «poulet rôti» - corps recroquevillé, pieds et poings liés à un bâton. A partir de ce jeudi, des victimes de tortures témoigneront lors d'audiences publiques organisées par l'Instance vérité et dignité (IVD), chargée de la justice transitionnelle. L'IVD a enregistré plus de 62 000 dossiers depuis sa création en décembre 2013. Ses travaux couvrent une période allant du 1er juillet 1955 (autonomie de la Tunisie) au 31 décembre 2013 (promulgation de la loi sur la justice transitionnelle) et un large éventail de crimes, de la violation des droits de l'homme (viols, meurtres, etc.) à la corruption. Plus de 10 500 audiences à huis clos se sont déroulées. Les auditions publiques n'arrivent que maintenant car l'IVD voulait disposer d'une série de cas résolus afin de permettre aux victimes de citer les noms de leurs bourreaux en toute sécurité.

«Je me souviens très bien d’un bourreau»

Béchir Khalfi a été maintenu en prison de 1991 à 2007 pour avoir été un membre du parti islamiste Ennahdha, alors clandestin. «Pour que je dénonce mes camarades, on a plongé ma tête dans l'eau croupie des toilettes, un geôlier raclait les semelles de ses bottes sur mes jambes jusqu'à ce que ma chair soit à vif. J'ai subi à plusieurs reprises la torture du poulet rôti. Je me souviens très bien d'un bourreau, Saïf, parce qu'il utilisait une barre métallique et non pas un bâton en bois comme les autres.»

La seule réponse possible pour Béchir Khalfi était d'insulter ses tortionnaires et d'enchaîner les grèves de la faim. L'ancien militant de 55 ans exige que les responsables demandent pardon. Son histoire est caractéristique de la répression des années Ben Ali. «Aujourd'hui, on entend beaucoup que sous l'ancien régime tout était bien, qu'il n'y avait pas de terrorisme, pas de chômage, s'exaspère Sihem Bensedrine, présidente de l'IVD. Nous sommes là pour rétablir la vérité. La majorité des Tunisiens ne savent pas ce qui se passait.»

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C'était le cas de Nouguil Heni. Lorsque cet étudiant en sociologie répond à l'annonce pour être «écoutant» à l'IVD, il ne sait pas encore ce qui l'attend. Le travail consiste à écouter à huis clos et en binôme (un juriste et un psychologue ou sociologue) les victimes et bourreaux repentants pour classer leurs histoires et les remettre aux commissions compétentes de l'instance. Victime torturée sous les yeux de sa sœur et de sa mère, viols quasi systématiques des militants politiques, Nouguil Heni découvre des tragédies qu'il croyait impossibles dans sa Tunisie. «Pour oublier, j'avais besoin de me promener dans la nature avec une vue dégagée», raconte-t-il.

Comme la plupart des écoutants, il demande à faire une pause. Il est affecté au service de cartographie, chargé de localiser les cas de violations. Nouguil Heni repère ainsi les mouvements, via ses affectations successives, d’un bourreau spécialisé dans l’éclatement de testicules à l’aide d’un tiroir.

Les auteurs de crimes sont aussi invités à passer devant l'IVD pour bénéficier d'un pardon ou d'une remise de peine s'ils sont en prison. «Certains hauts cadres qui ont ordonné des tortures sont encore en place et font pression sur les exécutants pour qu'ils ne parlent pas», regrette Elyes Bensedrine (de la famille de Sihem Bensedrine), avocat membre de l'unité d'instruction à l'IVD. Pour le moment, les gros poissons qui ont déposé des dossiers sont Imed Trabelsi et Slim Chiboub, membres de la famille Ben Ali, poursuivis surtout pour des cas de corruption et de détournement d'argent public.

Démissions et destitutions

Dans un pays qui s’enorgueillit d’être l’exemple réussi du printemps arabe, la tâche de l’IVD devrait faire l’objet d’un consensus. Il n’en est rien. La présidence de la République insiste, malgré la résistance de la société civile, pour faire passer une loi de réconciliation économique. Sous couvert de relancer l’économie, le texte absoudrait en toute discrétion les hommes d’affaires proches de l’ancien régime, où l’affairisme mafieux était la règle. Un rapport de la Banque mondiale affirme que le clan Ben Ali avait la mainmise sur 21 % des bénéfices du secteur privé tunisien.

Mais les tensions apparaissent même au sein de l’instance. Sur les quinze membres du conseil, l’IVD n’en compte plus que neuf au gré des démissions et des procédures de destitution, soit moins que le quorum des deux tiers exigé. Nommée par l’Assemblée nationale constituante, dominée par Ennahdha, Sihem Bensedrine est accusée de favoriser les dossiers des islamistes au détriment des autres opposants, issus notamment de la gauche. 70 % des dossiers instruits concernent des militants islamistes, admet-on à l’unité d’instruction qui s’occupe des homicides et des disparitions.

La direction de l'IVD accuse l'«Etat profond», soit des fonctionnaires de l'ancien régime toujours en place qui bloqueraient toute initiative. Ainsi, l'instance n'a pas pu accéder aux archives présidentielles. A propos du quorum, Saïf Soudani, chargé de la communication de l'IVD, attaque le pouvoir politique : «Pourquoi l'Assemblée n'a toujours pas remplacé les membres manquants comme c'est son devoir ? Il y a des intérêts qui ne veulent pas voir l'IVD réussir.»

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