Qui a fait élire Trump ? Des millions de « tâcherons du clic » sous-payés

Qui a fait élire Trump ? Des millions de « tâcherons du clic » sous-payés

Ce ne sont pas les algorithmes qui ont aidé à l’élection de Donald Trump, mais les plateformes de « Digital Labor », explique le sociologue Antonio Casilli.

Par Antonio Casilli
· Publié le · Mis à jour le
Temps de lecture

Le débat sur les responsabilités médiatiques (et technologiques) de la victoire de Trump ne semble pas épuisé. Moi par contre je m’épuise à expliquer que le problème, ce ne sont pas les algorithmes. D’ailleurs, la candidate « algorithmique » c’était Clinton : elle avait hérité de l’approche « big data » au ciblage des électeurs qui avait fait gagner Obama en 2012, et sa campagne était apparemment régie par un système de traitement de données personnelles surnommé Ada.

Making of

Antonio Casilli, sociologue, est maître de conférences à Télécom Paris-Tech et chercheur associé en sociologie au Centre Edgar-Morin (Ecole des hautes études en sciences sociales).

La suite après la publicité

Récemment, il a publié avec Paola Tubaro un ouvrage sur le « Le Phénomène Pro-Ana » (éd. Presse des Mines, 2016). Il est aussi l'auteur avec Dominique Cardon de « Qu'est-ce que le digital labor ? » (Ina éditions, 2015).

Nous reproduisons avec son aimable autorisation un article publié sur son site.

Au contraire, le secret de la victoire du Toupet parlant (s’il y en a un) a été d’avoir tout misé sur l’exploitation de masses de travailleurs du clic, situés pour la plupart à l’autre bout du monde.

Si Hillary Clinton a dépensé 450 millions de dollars, Trump a investi un budget relativement plus modeste (la moitié en fait), en sous-payant des sous-traitants recrutés sur des plateformes d’intermédiation de micro-travail.

La suite après la publicité

Vous avez peut-être lu la news douce-amère d’une ado de Singapour qui a fini par produire les slides des présentation de Trump.

Elle a été recrutée via Fiverr, une plateforme où l’on peut acheter des services de secrétariat, graphisme ou informatique, pour quelques dollars. Ses micro-travailleurs résident en plus de 200 pays, mais les tâches les moins bien rémunérées reviennent principalement à de ressortissants de pays de l’Asie du Sud-Est.

La faute au modèle d’affaires de Facebook

L’histoire édifiante de cette jeune singapourienne ne doit pas nous distraire de la vraie nouvelle : Trump a externalisé la préparation de plusieurs supports de campagne à des tacherons numériques recrutés via des plateformes de « Digital labor », et cela de façon récurrente. L’arme secrète de la victoire de ce candidat raciste, misogyne et connu pour mal payer ses salariés s’avère être l’exploitation de travailleuses mineures asiatiques. Surprenant, non ?

Capture de l'article paru dans Today
Capture de l’article paru dans Today

Mais certains témoignages de ces micro-travailleurs offshore sont moins édifiants. Vous avez certainement lu l’histoire des « spammeurs de Macédoine ». Trump aurait profité de l’aide opportuniste d’étudiants de milieux modestes d’une petite ville post-industrielle d’un pays ex-socialiste de l’Europe centrale devenus des producteurs de likes et de posts, qui ont généré et partagé les pires messages de haine et de désinformation pour pouvoir profiter d’un vaste marché des clics.

La suite après la publicité

A qui la faute ? Aux méchants spammeurs ou bien à leur manditaires ? Selon Business Insider, les responsables de la comm’ de Trump ont directement acheté presque 60% des followers de sa page Facebook. Ces fans et la vaste majorité de ses likes proviennent de fermes à clic situées aux Philippines, en Malaisie, en Inde, en Afrique du Sud, en Indonésie, en Colombie… et au Mexique.

(Avant de vous insurger, sachez que ceci est un classique du fonctionnement actuel de Facebook. Si vous n’êtes pas au fait de la façon dont la plateforme de Zuckerberg limite la circulation de vos posts pour ensuite vous pousser à acheter des likes, cette petite vidéo vous l’explique. Prenez cinq minutes pour finaliser votre instruction.)

Facebook : la fraude (en anglais)

Faire payer pour une visibilité plus vaste

Bien sûr, le travail dissimulé du clic concerne tout le monde. Facebook, présenté comme un service gratuit, se révèle aussi être un énorme marché de nos contacts et de notre engagement actif dans la vie de notre réseau.

Aujourd’hui, Facebook opère une restriction artificielle de la portée organique des posts partagés par les utilisateurs  : vous avez 1 000 «  amis  », par exemple, mais moins de 10% lit vos messages hilarants ou regarde vos photos de chatons. Officiellement, Facebook prétend qu’il s’agit ainsi de limiter les spams. Mais en fait, la plateforme invente un nouveau modèle économique visant à faire payer pour une visibilité plus vaste ce que l’usager partage aujourd’hui via le sponsoring.

La suite après la publicité

Ce modèle concerne moins les particuliers que les entreprises ou les hommes politiques à la chevelure improbable qui fondent leur stratégies marketing sur ce réseau social  : ces derniers ont en effet intérêt à ce que des centaines de milliers de personnes lisent leurs messages, et ils paieront pour obtenir plus de clics.

Or ce système repose sur des «  fermes à clics  », qui exploitent des travailleurs installés dans des pays émergents ou en voie de développement. Cet énorme marché dévoile l’illusion d’une participation volontaire de l’usager, qui est aujourd’hui écrasée par un système de production de clics fondé sur du travail caché—parce que, littéralement, délocalisé à l’autre bout du monde.

Flux de Digital labor entre pays du Sud et du Nord

Une étude récente de l’Oxford Internet Institute montre l’existence de flux de travail importants entre le Sud et le Nord de la planète  : les pays du Sud deviennent les producteurs de micro-tâches pour les pays du Nord.

Aujourd’hui, les plus grands réalisateurs de micro-tâches se trouvent aux Philippines, au Pakistan, en Inde, au Népal, à Hong-Kong, en Ukraine et en Russie, et les plus grands acheteurs de leurs clics se situent aux Etats-Unis, au Canada, en Australie et au Royaume-Uni.

La suite après la publicité

Les inégalités classiques Nord/Sud se reproduisent à une échelle planétaire. D’autant qu’il ne s’agit pas d’un phénomène résiduel mais d’un véritable marché du travail  : UpWork compte 10 millions d’utilisateurs, Freelancers.com, 18 millions, etc.

Micro-travailleurs d?Asie, et recruteurs en Europe, Australie et Amrique du Nord sur une plateforme de digital labor
Micro-travailleurs d »Asie, et recruteurs en Europe, Australie et Amérique du Nord sur une plateforme de digital labor - Mark Graham

Nouvel « i-sclavagisme » ? Nouvel impérialisme numérique ? Je me suis efforcé d’expliquer que les nouvelles inégalités planétaires relèvent d’une marginalisation des travailleurs qui les expose à devoir accepter les tâches les plus affreuses et les plus moralement indéfendables (comme par exemple aider un candidat à l’idéologie clairement fasciste à remporter les élections).

Je l’explique dans une contribution récente [voir PDF] sur la structuration du Digital labor en tant que phénomène global (attention : le document est en anglais et fait 42 pages).

Que se serait-il passé si les droits de ces travailleurs du clics avaient été protégés, s’ils avaient eu la possibilité de résister au chantage au micro-travail, s’il avaient eu une voix pour protester contre et pour refuser de contribuer aux rêves impériaux d’un homme politique clairement dérangé, suivi par une cour de parasites corrompus ? Reconnaître ce travail invisible du clic est aussi – et avant tout – un enjeux de citoyenneté globale.

La suite après la publicité

Conclusions

Pour être plus clair : ce ne sont pas « les algorithmes » ni les « fake news », mais la structure actuelle de l’économie du clic et du Digital labor global qui ont aidé la victoire de Trump.

Pour être ENCORE plus clair : la montée des fascismes et l’exploitation du Digital labor s’entendent comme larrons en foire.

Comme je le rappelais dans un billet récent sur mon blog :

« L’oppression des citoyens des démocraties occidentales, écrasés par une offre politique constamment revue à la baisse depuis vingt ans, qui in fine a atteint l’alignement à l’extrême droite de tous les partis dans l’éventail constitutionnel, qui ne propose qu’un seul fascisme mais disponible en différents coloris, va de pair avec l’oppression des usagers de technologies numériques, marginalisés, forcés d’accepter une seule offre de sociabilité, centralisée, normalisée, policée, exploitée par le capitalisme des plateformes qui ne proposent qu’une seule modalité de gouvernance opaque et asymétrique, mais disponible via différents applications. »
Antonio Casilli
A lire ensuite
En kiosque