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Comment l'art embrase notre cerveau

Synthèse de plusieurs décennies de réflexion, un livre du neurobiologiste Jean-Pierre Changeux pose les jalons d'une « neuroscience de l'art », un nouveau champ à défricher.

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Par Yann Verdo

Publié le 21 nov. 2016 à 01:01

Des murs disparaissant sous les toiles de maîtres des XVIIe et XVIIIe siècles, un orgue avec une partition de Bach posée dessus, des sculptures... Il n'est que de voir l'appartement que Jean-Pierre Changeux occupe à deux pas de Saint-Germain-des-Prés pour comprendre que le neurobiologiste en lui se double d'un amateur et collectionneur d'art. L'étude du cerveau et l'histoire de l'art, ces deux pôles de sa vie, se trouvent pour la première fois réunies dans un livre qui vient de paraître aux éditions Odile Jacob, « La Beauté dans le cerveau ». Constitué d'une série de textes déjà publiés de façon éparse - dont les catalogues des expositions au croisement de l'art et des sciences qu'il a lui-même organisées -, cet ouvrage, confie l'auteur aux « Echos », se veut « un programme de recherche en "neuroscience de l'art" », ce vaste champ d'étude encore peu exploré et auquel Jean-Pierre Changeux a consacré certains de ses cours au Collège de France.

Que sait-on de ce qui se produit dans notre cerveau lorsque nous écoutons un quatuor de Beethoven, admirons une aquarelle de Turner ou visitons les ruines de l'Acropole ? Que s'est-il passé dans la tête de Stendhal quand, sortant de la basilique Santa Croce de Florence, où il a admiré les fresques de Volterrano, il en est sorti si bouleversé qu'il « marchai [t] avec la crainte de tomber » ?

A ces questions le livre de Jean-Pierre Changeux apporte certains éléments de réponse, le plus souvent présentés à titre d'hypothèses - le temps n'est pas encore venu, écrit-il, où l'on pourra donner « une définition neurobiologique du beau ».

Ignition

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Ce qui est le mieux connu pour l'instant, ce sont les processus neuronaux à l'oeuvre dans la perception visuelle ou auditive, première étape de toute expérience esthétique. S'agissant de la musique, des images obtenues par résonance magnétique fonctionnelle et des observations faites sur des patients présentant diverses lésions cérébrales ont montré que, tandis que nous percevons une pièce comme un tout, notre cerveau distingue en réalité la mélodie, l'harmonie, le rythme et l'émotion déclenchée, chacune de ces composantes mobilisant des modes de traitement distincts. Pour les arts visuels, et notamment la peinture, l'oculométrie a montré la façon dont le regard explore un tableau, en se déplaçant en zigzags d'un point stratégique à un autre - les points stratégiques en question étant le plus souvent des « centres de signification », par exemple les visages des personnages.

Transformés en impulsions nerveuses par les myriades de protéines présentes dans nos récepteurs sensoriels visuels (la rétine) ou auditifs (la cochlée), les stimuli et l'information qu'ils transportent sont alors transmis par les nerfs crâniens (optique ou auditif) au thalamus. Puis, de là, au cortex cérébral, où ils sont distribués dans différentes zones pour y être analysés : dans le cortex visuel, ce ne sont pas les mêmes aires qui analysent les formes, les couleurs et les mouvements; dans le cortex auditif, les signaux sonores sont répartis selon leur fréquence ou hauteur.

L'étape suivante, celle de la synthèse globale de toutes ces analyses simultanées, est la tâche de ce que Jean-Pierre Changeux et son collègue Stanislas Dehaene ont appelé l'« espace de travail neuronal conscient », ou « global neuronal workspace » (GNW) en anglais. Par cette dénomination, les deux neuroscientifiques désignent le réseau spécialisé de neurones excitateurs du cortex qui constitue, selon eux, le substrat cérébral de la conscience. Les neurones de ce réseau ont en effet la particularité de posséder des prolongements (ou axones) très longs, jusqu'à une dizaine de centimètres, qui leur permettent de relier entre eux des territoires distants du cerveau : le cortex préfrontal, où ces neurones sont très abondants, les cortex visuel et auditif, mais aussi les aires du langage, l'hippocampe (une structure jouant un rôle central dans la mémoire), le circuit de la récompense (un ensemble de groupes de neurones responsables de nos sensations de plaisir et de satisfaction), etc.

L'accès d'une perception à la conscience, qui se produit au bout de 300 millisecondes environ (comparé à un ordinateur, le cerveau est une machine très lente), correspond à un embrasement soudain du GNW, ce que Jean-Pierre Changeux et Stanislas Dehaene ont appelé l'« ignition ». L'hypothèse formulée par Jean-Pierre Changeux dans son livre est que, lorsque l'objet perçu est une oeuvre d'art, c'est à une forme singulière d'ignition que l'on assiste dans le GNW.

Singulière, mais en quoi ? « Les émotions y sont prépondérantes et peuvent avoir un effet physiologique fort, comme dans le cas du choc décrit par Stendhal », répond le professeur honoraire au Collège de France, qui souligne cependant que la froide raison et, donc, le cortex préfrontal, qui en est le siège, jouent également un rôle. C'est bien la raison, en effet, qui nous permet de reconnaître ce qui constitue, selon lui, deux des caractéristiques clefs de la beauté d'une oeuvre d'art : l'équilibre entre les parties et le tout (ou « consensus partium », pour reprendre les termes de l'architecte italien de la Renaissance Alberti), et l'économie de moyens (ou « parcimonie », notion empruntée à l'économiste et psychologue Herbert Simon).

Les mémoires à long terme stockées au cours de la vie du sujet, mais aussi une kyrielle d'éléments contextuels sont également mobilisés dans toute expérience esthétique, ce qui explique qu'un même tableau ou un même morceau de musique ne provoque pas forcément deux fois la même réaction chez une même personne. Cette complexité est à la mesure de l'extraordinaire capacité combinatoire de notre cerveau, cet « organisme dans l'organisme » comme se plaît à l'appeler Jean-Pierre Changeux : avec ses quelque 600 millions de synapses (ou connexions de neurone à neurone) par millimètre cube, il affiche un nombre de combinaisons possibles entre neurones du même ordre de grandeur que celui des particules chargées positivement dans tout l'Univers !

Mais une autre spécificité de notre cerveau est peut-être encore plus importante pour notre sensibilité artistique, souligne le neurobiologiste. A la différence des autres mammifères, l'homme ne naît pas avec un cerveau déjà tout construit. La masse de celui d'un nouveau-né est quatre à cinq fois inférieure à celle du cerveau adulte. Le développement postnatal se poursuit jusqu'à la puberté, période d'une quinzaine d'années au cours de laquelle le câblage se poursuit à un rythme effréné de 10 millions de synapses créées à chaque seconde. Ce processus, qui s'accompagne d'un élagage important des connexions devenues superflues, explique la formation, au cours de l'enfance et de l'adolescence, de « circuits culturels » propres à chaque individu, car résultant de ses interactions avec son environnement et par le filtre desquels passeront toutes ses expériences esthétiques ultérieures. De quoi étayer scientifiquement l'affirmation d'Oscar Wilde selon laquelle « la beauté est dans les yeux de celui qui regarde ».

Cerveau humain : les chiffres clefs

Le nombre de neurones que compterait un cerveau humain au meilleur de sa forme, selon les dernières estimations.Le poids moyen d'un cerveau adulte d'homme (1,3 kg pour les femmes).sont engendrés chaque minute entre le 3e et le 7e mois de grossesse.Ce que représente, en nombre de neurones, un cerveau de 80 ans par rapport à ce qu'il était aux alentours de 20 ou 25 ans.soit 430 km/h, la vitesse à laquelle transite l'information nerveuse de neurones en neurones.de l'énergie journalière consommée par le cerveau, qui ne représente pourtant que 2 % de notre poids.

Yann Verdo

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