TRIBUNE

Malek Chebel, c’était l’islam et l’universel

Hommage d’un ami à celui qui, décédé récemment, voulait réconcilier sa religion, qu’il fallait arracher aux obscurantistes, et les Lumières.
par Abderrahim Hafidi, Islamologue, animateur de l'émission hebdomadaire "Islam" sur France 2
publié le 20 novembre 2016 à 17h26
(mis à jour le 20 novembre 2016 à 17h59)

Malek Chebel nous a quittés. Il nous a laissé orphelins de son dynamisme intellectuel et humain, son irrévérence salutaire à faire face aux défis multiples qu'impose l'aridité intellectuelle et morale de l'espace musulman.

Nous sommes nombreux à l’avoir croisé dans la vie. Je l’ai connu en 1988, au lendemain des révoltes de la rue algérienne et la répression qui s’en est suivie. Nous étions quelques-uns à vouloir marquer notre indignation devant la brutalité avec laquelle ce «printemps algérien» fut suspendu en vol et durement réprimé ! Le petit groupe d’intellectuels maghrébins que nous formions (avec la Tunisienne Fawzia Zouari, l’Algérien Mohamed Kacimi et le Franco-Algérien Khaled Melha) projetait de lancer une pétition de soutien à la jeunesse algérienne et à son insoupçonnable désir d’émancipation ! Malek Chebel proposa alors de transformer cet acte éphémère en action pérenne. Ainsi, verra le jour le «Cercle des intellectuels maghrébins» qui, en l’espace de quelques mois, avait réussi à fédérer une grande partie des intellectuels originaires du Maghreb vivant en France.

Avant beaucoup d’autres, il avait plaidé pour l’avènement d’une «maghribinité» ouverte sur le monde et débarrassée de ses particularismes paralysants qui empêchent l’éclosion d’un Maghreb pluriel et apaisé.

Et ce n’était pas le moindre de ses engagements en faveur d’une citoyenneté moderne et civilisée.

C’est ce «désir d’avenir» qui l’a poussé à inaugurer un vaste chantier pour interroger l’héritage islamique, en déchiffrer la complexité, ressortir d’un inconscient en léthargie l’apport fécond de l’islam à la construction de l’universel. Il a été pour ainsi dire un intellectuel arc-en-ciel. Ses champs de recherche, ses productions intellectuelles croisaient un éventail très large de savoirs et de disciplines aussi diverses que la science politique, la psychanalyse, l’islamologie, l’histoire des doctrines. Cela attestait chez lui d’une vraie soif d’aller au fond des choses. Il y avait chez cet intellectuel libre un véritable sentiment d’injustice à l’égard de l’essor tragique que connaît aujourd’hui la pensée islamique.

Le XXe siècle fut, assurément, le début d'un naufrage qui va précipiter l'héritage islamique dans une aventure obscure. La montée d'un islamisme politique manichéen et obscurantiste va étendre sa toile dans tout l'espace arabo-musulman et éteindre l'étoile d'un passé lumineux qui avait jadis éclairé de ses splendeurs le temps et l'espace humain. Je sais gré à Malek Chebel d'avoir compris très tôt l'urgence de prendre en charge la question religieuse dans toutes ses dimensions. Il faisait sienne la formule selon laquelle la religion est une affaire trop sérieuse pour la laisser entre les seules mains des religieux.

Depuis trente ans, son implication l’a amené à croiser le fer avec les tenants d’une vision asséchée de la religion qui réduit celle-ci à un ensemble de rites et de mythes. A rebours de l’air du temps et des conservatismes religieux en vogue dans l’espace musulman qui ont étouffé toute velléité à renouveler l’approche de l’héritage islamique, de questionner la pertinence de sa contribution à la construction de l’universel, Malek Chebel a entrepris un travail de titan où il a donné sa pleine mesure de la capacité des musulmans tout au long de l’histoire à intégrer les héritages des autres civilisations dans un dialogue exigeant et civilisé. Car la pensée dominante en islam contemporain «oublie» que lorsque Averroès, Avicenne, ou Al-Farabi se référaient à l’héritage philosophique grec, ils le faisaient non pas en tant que croyants mais en tant que «discutant» et «transmettant», après avoir intégré à leur démarche les fondamentaux de cet héritage !

C'est ainsi que les Grecs étaient appelés par ces philosophes musulmans al qoudama («les anciens») et non pas les «mécréants». Malek Chebel avaient parfaitement saisi cela et sa vie durant, il a tenté de rappeler cet impératif : réfuter le dogmatisme mortifère qui réduit la sève spirituelle que contient l'islam à une misérable posture qui creuse un fossé entre le croyant et l'apostat, le musulman et l'«Autre» !

Pour aller au bout de sa démarche, il va s'employer à revisiter tous les compartiments des savoirs arabes et islamiques, réenchanter le beau, le sublime, rappeler l'énergie positive de la spiritualité et scruter l'imaginaire débordant de sagesse et d'allégresse. «Penser la vie, voilà la tâche», disait Hegel.

Lutter contre l’ignorance, surtout celle de sa propre mémoire ! Voici le devoir de tout intellectuel musulman nous disait-il inlassablement ! En cela, il était le digne héritier de Victor Hugo qui affirma :

«L’ignorance. L’ignorance encore plus que la misère. L’ignorance qui nous déborde, qui nous assiège, qui nous investit de toutes parts. C’est à la faveur de l’ignorance que certaines doctrines fatales passent de l’esprit impitoyable des théoriciens dans le cerveau des multitudes… Quand donc comprendra-t-on que la nuit peut se faire dans le monde moral et qu’il faut allumer des flambeaux dans les esprits ?»

Dans l’émouvant hommage qui lui a été rendu au lendemain de sa mort dans sa bonne ville de Puteaux et sous les hospices de la maire de cette commune, ses ami(e)s venu(e)s nombreux soutenir sa famille n’ont pas manqué de rappeler ce que nous devons à Malek Chebel : une amitié heureuse, une pensée exigeante et une promesse de perpétuer le combat de cet intellectuel universel !

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