Qui était Fidel Castro ? Il faut relire ce qu'en disaient Sartre, Aron et Debray

Les trois intellectuels français ont chacun fait le voyage à Cuba dans les années 60. Entre fascination (Sartre), distanciation (Aron) et immersion auprès du Che (Debray), leurs récits disent l'ambiguité du personnage qu'était le lider maximo.

Par Gilles Heuré

Publié le 26 novembre 2016 à 20h50

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h18

Liaisons passionnées, donc liaisons dangereuses. Quelques intellectuels, et non des moindres, Jean-Paul Sartre, Raymond Aron ou Régis Debray, firent le voyage à Cuba après la victoire des « barbudos » de Fidel Castro qui renversèrent la dictature de Fulgencio Batista. Comprendre, voir, soutenir, analyser ou faire preuve de scepticisme : les motivations qui présidaient au pélérinage, pour certains, à la curiosité intellectuelle pour d’autres, furent diverses. Jean-Paul Sartre avait déjà été à Cuba en 1947, ce qui ne lui avait pas laissé un très bon souvenir : trop de misère dans cette « exubérante verdure sur l’Océan » qui lui évoquait « un figure secrète de la mort ». Avec Simone de Beauvoir, il se rend de nouveau dans l’île du 22 février au 20 mars 1960, à l’invitation de Carlos Franqui, le directeur du quotidien Revolucion. Parti de Madrid sur un avion de la Cubana de Aviacion, le couple célèbre est logé à l’hôtel Nacional comme des hôtes de prestige. Sartre rencontre Fidel Castro, son frère Raul et, bien sûr, Che Guevara. Un mois pendant lequel Sartre, en visite guidée, rencontre aussi étudiants, ministres, paysans et rebelles au pouvoir, fait des conférences, donne des interviews. Philosophe dans les champs de canne à sucre, il est fasciné par cette « démocratie directe » aux « r » gutturaux, se laisse emporter par l’euphorie cubaine et la dialectique révolutionnaire plus spontanée que charpentée, mais aux effluves de rhum plus joyeuses aussi.

Quelques mois plus tard, il publiera une série de reportages, seize articles du 28 juin au 15 juillet 1960, dans France-soir, intitulée Ouragan sur le sucre. Claude Lanzman s’était chargé des négociations avec Pierre Lazareff qui accepta le pari d’accueillir Sartre dans les colonnes d’un quotidien qui n’était pourtant pas sa tasse de thé : « Nous avons dit « oui », écrit Lazareff en présentation des reportages, heureux d’offrir à nos lecteurs un récit inédit d’un des plus grands écrivains contemporains sur un pays, des hommes, des événements qui ont passionné le monde et demeurent au premier rang de l’actualité ». Précaution d’usage tout de même : « Il [Sartre] est libre d’exprimer dans nos colonnes certaines opinions auxquelles nous ne souscrivons pas ». Ces étonnants reportages, longtemps considérés, à juste titre, comme une apologie du régime castriste, avaient été mis sous le tapis, et c’est Claude Lanzman qui les publia de nouveau dans le numéro 649 des Temps modernes d’avril-juin 2008. 

Sartre est fasciné, bousculé dans ses réflexions comme quand on lui demande si une révolution doit s’adosser à une idéologie. Il se passionne pour le récit d’une révolution qui est « la jeunesse du monde ». Dans les plantations de tabac ce sont les hommes qui font l’histoire, le Destin, lui, est relégué comme une anecdote métaphysique. L’Être de la révolution et le néant du concept : le philosophe au champs de canne à sucre devient le contemporain d’une histoire en vue réelle. Sartre écoute, regarde les chiffres, se fait parfois économiste amateur et sociologue sans recul. Les croupiers des casinos dans lesquels vinrent jouer les Yankees d’hier, seront-ils au chômage ? Les prostituées aux silhouettes ondulantes allaient-elles être reclassées ? Il note ce qu’on lui dit et entend les coopératives bourdonner comme des ruches, s’émerveille de l’incroyable énergie «  à la Stendhal » dont font preuve Fidel et le Che, hommes anti-héros qui semblent ne jamais dormir et convoquer pour discuter en pleine nuit. Pour Sartre, Fidel Castro, qui l’invite à ses tournées d’inspection et qui, amicalement, l’initie à la pêche au lancer, est tout en un : révolution, gestuelle, paroles et actes : « il est l’île entière » et quand il parle dans ses interminables discours, il est « une voix, une seule voix, au milieu de cinq cent mille silences ». Aveuglement ? Evidemment. Il durera dix ans jusqu’en 1971 quand, dans Le Monde du 22 mai, Sartre et une soixantaine d’intellectuels signeront une lettre à Fidel pour manifester « leur honte et leur colère » en soutien au poète cubain Heberto Padilla contraint à une autocritique publique pour avoir critiqué le régime de La Havane.

Raymond Aron, lui, sera moins fébrile et, de retour de Cuba, il ne se dit pas « touché par la grâce ». Dans un article paru dans Le Figaro du 7 mars 1961 sur Cuba, s’il admet que « Cuba appartient à l’histoire universelle », il prend ses distances : « le fidélisme n’est pas seulement le nom d’un mouvement qui se veut international, il est aussi l’objet d’un culte et d’une littérature hagiographique » où les « bondieuseries fidéistes » sont dignes des « bondieuseries staliniennes » d’antan. A Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, il confiera : « Je suis allé là-bas en touriste et je n’ai pas été reçu par Fidel Castro comme Sartre l’a été ! » (Raymond Aron, le Spectateur engagé, entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, Livre de poche, 2004). Le reportage de Sartre dans France-Soir ? « Je ne pense pas que ce soit une contribution fondamentale à ses œuvres complètes ». Mais Cuba en 1961 quand même : « C’était la fin d’une société et la naissance d’une autre société. Il était trop tôt pour avoir un jugement définitif. On savait bien que Castro était en train de construire un régime qui serait de type soviétique. Mais on ne pouvait pas savoir encore la forme exacte que prendrait ce régime de la famille soviétique ».

Il reste un troisième intellectuel français qui fit le voyage, mais dans des conditions moins confortables que celles consenties à Sartre : Régis Debray. Il part à Cuba en 1965 avant de suivre Che Guevara en Bolivie où il sera arrêté. Pourquoi est-il parti ? Pour « divorcer d’avec ici et épouser l’ailleurs », écrit-il dans Loués soient nos seigneurs. Une éducation politique (Gallimard, 1996). Le tout jeune agrégé de philosophie dit avoir loupé les Chats sauvages et les Chaussettes noires, la musique qui faisait danser la jeunesse des années de croissance. Son appel de la forêt était ailleurs, non plus dans la Résistance d’une guerre trop jeune pour avoir pu la faire, mais donc dans la guerilla moderne qui permettait de mettre ses paroles en actes. « Le cas cubain, écrit-il, se distinguait avantageusement des Européens par son absence d’hypocrisie […] En mettant au premier rang les professionnels de la violence, ce protocomunisme, pas encore labélisé, assumait orgueilleusement, naïvement, l’accoucheuse de l’histoire ». Et puis le lider maximo, pour dire « je », ne disait pas « yo », mais « nosotros », parlant pendant des heures, avec une rhétorique du corps et une théâtralité latine qui emportaient les adhésions. Aveuglement là encore, mais plus engagé et mieux analysé : « Toute implication forte dans un combat suscite chez le militant, qui est un soldat (miles), ce curieux mélange de dilatation artérielle et de resserrement cérébral ». Castro fit la révolution et instaura une dictature. Cuba toujours : « Si ! ». Mais Castro : « No ! »

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