Interview

La fille de Castro : «Un soir, le barbu de la télé est entré dans le salon»

Avant la mort de Fidel Castro, sa fille Alina Fernandez, née en 1956, exilée aux Etats-Unis depuis 1993, s’est confiée à la romancière cubaine Wendy Guerra. Un entretien réalisé en 2013 à Miami, que «Libération» publie en exclusivité.
par Wendy GUERRA
publié le 27 novembre 2016 à 22h16

L’origine de nos légendes, authentiques ou inventées, le sentiment de ce qui nous arrive, est dans la carte de notre enfance. Tout est là. Comme il s’agit de l’obsessionnel pivot de mes romans, j’ai souhaité rencontrer une femme dont la vie a été bouleversée, dans son enfance, par la révélation qu’elle était ni plus ni moins que la fille de Fidel Castro.

Dans le Cuba de 1959, qui commençait à être autre mais ne l’était pas encore tout à fait, Alina Revuelta se souvient d’une enfant qui ignorait tout de ses origines, et qui commençait à entrevoir son destin. Dans l’enfance se définissent notre caractère, nos gestes et nos aspirations.

Alina, à quoi ressemblait ta petite enfance ?

Je suis née avant la révolution. Je t'avoue mon âge, c'est impardonnable. Nous vivions dans une grande maison au carrefour de la 15e et de la 4e rue, dans le quartier du Vedado à La Havane. Une maison de sept chambres, comme en avait la classe moyenne qui travaillait. Ma mère était mariée avec Orlando Fernández Ferrer, cardiologue, et était employée d'une compagnie pétrolière.

Tu considérais le docteur Fernández comme ton père ?

Je me souviens que, quand il ouvrait la porte, je courais vers lui. Son cabinet était dans la maison, il possédait une lampe fluorescente, quand un patient se mettait devant, on voyait son cœur battre. J’adorais son cabinet, je suis tombée amoureuse de la médecine et c’est la carrière universitaire que j’ai choisie. A la maison, tout a changé quand les dessins animés ont cédé la place, à la télévision, aux barbus perchés sur des tanks Sherman, avec armes et cartouchières. Un soir, le barbu principal est entré dans le salon. Il est passé directement de l’écran de télé au salon. Et là, ma vie a changé, en même temps que celle du pays. De façon très abrupte.

Le docteur savait que tu n’étais pas sa fille ?

Oui, il le savait.

Quels sont tes souvenirs de cette visite ?

La fumée du cigare, une personne très grande… Et le cadeau qu’il m’a apporté : un poupon avec son uniforme, des cheveux et de la barbe collée sur les joues. Son alter ego en jouet. Je me souviens d’avoir arraché la fausse barbe.

Son intention était que vous alliez vivre avec lui, ta mère et toi, en laissant le docteur et ta sœur aînée ?

Oui, nous avons quitté la maison et mon père et ma sœur se sont effacés progressivement.

Ça a été traumatisant d’abandonner ton père, le médecin ?

Non, parce que nous avons emménagé dans un endroit idéal pour les enfants, la petite plage de la 16e rue. On descendait quelques marches et on était dans une piscine naturelle creusée dans la roche.

Mais ta sœur et ton père d’avant ne t’ont pas manqué ?

Les enfants s’adaptent à tout. Et c’est toute la situation qui était traumatisante. On m’a envoyé à l’école, que je haïssais de toutes mes forces.

Tu vivais seule avec ta nounou, ta mère et la mer ?

Et Fidel qui venait, tard dans la nuit.

Fidel était partout à l’école : en photo, dans les chansons, lors du lever du drapeau matinal. Tu disais à tes camarades que ce même Fidel te rendait visite ?

Ils le savaient déjà. En une semaine, tout le monde était au courant.

Tout le monde sauf toi.

Sauf moi. J’étais innocente et je le suis toujours. J’ai compris peu à peu, parce que c’était une évidence. Les enfants répètent ce qui se dit à la maison.

Et quand il venait te voir ?

C’était très agréable, il était très habile pour les jeux d’enfants. Nous jouions aux osselets et au mikado. Et comme il arrivait tard dans la nuit, j’adorais ça. C’était un homme très tendre. Et le héros du moment.

Tu es restée en contact avec le docteur ?

Non. Souviens-toi qu’à cette époque, quiconque quittait le pays devenait un traître. Je n’ai plus rien su de lui. Il n’y avait pas de communication avec l’extérieur. Mais ça n’empêchait pas les gens de partir. Il y avait toujours une bonne raison pour ça.

Quand tu as eu 10 ans, ta mère décide d’avoir une conversation avec toi, pour tout t’expliquer. Ça t’a surprise ?

Pas du tout. Les enfants ressentent les choses, ils ont un instinct qu'ils perdent en grandissant. Ça m'a soulagée, j'en avais assez de dire à l'école que mon père était un gusano [une vermine, nom donné par le régime à quiconque quittait le pays par désaccord idéologique, ndlr].

Quand tu as su qu’il était ton père, tu l’as vu plus fréquemment ? Vous parliez de quoi ?

Il pouvait venir très souvent, puis disparaître pendant un an. Quant aux conversations, non : il s’était déjà habitué aux monologues.

Et tu ne portes pas son nom.

Juste avant l’adolescence, cette relation était devenue problématique. Dans les années 50, changer de nom de famille était impossible. On a ensuite changé le code de la famille, pour autoriser ce changement. Mais j’ai refusé.

La loi a changé pour cette unique raison ?

Oui, pour mon cas personnel. La mission avait été confiée au ministre de la Justice. Mais je n’ai pas voulu changer de nom. Je me souvenais avec tendresse du docteur Orlando. Et je sentais à quel point il avait pu souffrir. Quand j’ai enfin renoué la relation avec ma sœur, j’ai constaté à quel point j’avais raison.

Tu te sentais surveillée?

Cela n’était pas nouveau. Quand ta mère va te chercher à l’école en Mercedes, ou t’envoie une nounou en uniforme, cela fait de toi une bête de foire. Quand Fidel venait, il y avait un déploiement de sécurité autour de la maison, tout le quartier était au courant.

Et ta famille maternelle, comment vivait-elle la situation?

Ma grand-mère détestait Fidel, elle l'appelait «le diable». Mais ma mère l'adorait. Quand il arrivait, son regard s'illuminait.

Connaissais-tu tes demi-frères ?

Mes deux frères aînés, je les ai connus à 11 ans. Un jour, Fidel m’a confié que j’avais un autre frère que Fidelito. Je suis allé faire sa connaissance. Fidel n’avait pas le sens des relations familiales. Raúl était le véritable lien. J’ai passé beaucoup de week-ends chez lui.

Tu t’entendais bien avec tes cousins, les enfants de Raúl ?

J’étais très copine avec Deborah, l’aînée, belle comme une poupée, les cheveux très clairs. J’allais souvent l’attendre à la sortie de l’école.

Et Lina, ta grand-mère maternelle ?

Je l’ai vue peu avant sa mort, à l’hôpital naval. Elle débordait d’énergie mais était toute petite, je me demandais comment elle avait accouché de cette famille de géants.

A l’adolescence, tu as dissocié l’homme qui te rendait visite le soir, et celui qui dirigeait le pays.

Oui, j’ai grandi sans lui, je n’avais pas son téléphone, et je devais passer par une tierce personne pour le joindre. J’ai vite compris qu’il n’allait jamais m’expliquer un problème de maths, parce que ces choses-là ne se font pas à 2 heures du matin. Il y avait aussi la souffrance de maman, qui aspirait à une reconnaissance, à un statut social.

Tu l’appelais papa ?

Je l’appelais Fidel.

Et maintenant [avant sa mort] ?

Je l’appelle Fidel.

Tu aimerais le revoir, à la fin de sa vie ? Reparler de tout ça ?

L’amour, il faut le donner de son vivant, quand on en a la capacité.

Fidel s’est-il préoccupé de ta fille Alina, sa petite-fille ?

On est en 1989, l’année où commence à s’effondrer l’empire soviétique. A cette époque, quand un journaliste m’approchait, je parlais en toute liberté, j’étais entrée en dissidence. Ce Noël-là, un militaire se présente pour parler avec ma mère, pas avec moi. J’ai cru qu’on allait dire à ma mère de se préparer à élever sa petite-fille, car on allait m’enfermer… Mais rien de tout ça. Le messager venait dire que le «Comandante», voyant approcher les 15 ans d’Alina, voulait s’enquérir de ses goûts pour lui faire un cadeau. Rien à voir avec mon activisme politique.

Tu souhaites rentrer à Cuba ?

Je finirai par y retourner, c’est mon pays. Où irais-je sinon ?

Pour faire tes adieux à ton père ?

Non, revenir pour dire adieu, pour moi ce n’est pas revenir.

Tu aimerais reconstruire ton enfance ?

Non. J’aimerais reconstruire ma maison, qui tombe en ruines.

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