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Interview

«Je milite pour que la posture musicale et politique de Frank Zappa soit entendue»

Rencontre avec Guy Darol, auteur de la dernière biographie en date de l'iconoclaste guitariste freak décédé en 1993, qui jouit d'un certain regain d'intérêt.
par Guillaume Gendron
publié le 29 novembre 2016 à 10h45

Si l'on en croit sa prolifique actualité, Zappa n'est pas mort, il sent juste un peu bizarre. Rien que pour l'année 2016, un demi-siècle très exactement après la sortie de Freak Out!, premier album des Mothers of Invention, les thuriféraires du prophète freak ont pu se mettre sous la dent un documentaire remarqué au festival du film de Sundance et trois nouveaux albums inédits. Enfin, pour les francophones, les éditions Gallimard viennent de publier une nouvelle biographie du guitar hero dadaïste, dans la collection Folio (1).

Le tout dans une période fort agitée sur la planète Zappa. Depuis le décès, en octobre 2015, de sa femme Gail – gardienne du temple procédurière qui avait fait du compositeur une marque (jusqu'à la moustache® déposée) et de ses archives un fonds de commerce (60 albums posthumes !) –, les héritiers du Zappa family trust se font la guerre par avocats interposés. Dweezil Zappa, l'aîné guitariste qui joue sur les scènes internationales l'œuvre paternelle à la tête du groupe Zappa Plays Zappa depuis dix ans, s'est soudainement vu interdire par son frère Ahmet, gestionnaire du trust, le droit de faire toute référence à leur père – à moins de s'acquitter de nouveaux droits d'exploitation prohibitifs. La tournée actuelle s'appelle donc «Dweezil Zappa Plays Whatever The F@%k He Wants, Cease & Desist Tour», soit «Dweezil Zappa joue ce qu'il a envie de jouer putain, ordonnance de cessation et d'abstention».

Autant de raisons de rencontrer le dernier biographe français de Frank Zappa, Guy Darol, romancier et zappaologue confirmé, auteur de cinq livres sur le guitariste. A priori, on pourrait penser le sujet épuisé, notamment par la trilogie ultra-érudite (bien que limite hermétique pour les non-spécialistes) signée Christophe Delbrouck dans les années 2000 (Editions du Castor astral). Et pourtant, à l'opposé de cette approche quasi talmudique, Darol s'attache à «faire le récit d'une vie» de façon synthétique et grand public, avec notamment, un focus sur l'enfance méconnue de l'iconoclaste et ses combats politiques, «qui n'ont jamais été autant d'actualité», selon Darol. Le contexte actuel de replis identitaires et de montée des populismes éclaire d'une lumière particulière la vie et l'œuvre satirique de ce totem de la contre-culture américaine : à la fois pourfendeur du religieux, mais d'une grande méfiance, voire d'un certain conservatisme, vis-à-vis des utopies du XXsiècle (du flower power au communisme) et du «politiquement correct» naissant.

Le livre débute par une généalogie poussée de la famille Zappa, de ses aïeux siciliens à l’arrivée de son père en Amérique, avant un récit détaillé et rare de ses jeunes années…

Guy Darol : On y comprend de nombreux aspects de sa personnalité adulte. D'abord, cette passion juvénile (et symbolique) pour la chimie : il passait son temps à chercher la formule de la poudre à fusil pour préparer ses pétards artisanaux… Ensuite, Zappa, c'est un enfant de l'immigration. Son père a quitté la Sicile au début du XXe pour s'installer à Baltimore [au nord de Washington, ndlr] où il a eu de grandes difficultés à s'insérer dans la société américaine. A l'époque, les Siciliens étaient vus comme des bons à rien, sales et répugnants, avec une propension à soulever des émeutes. Le père de Zappa lui a tout raconté, ça l'a autant meurtri que marqué. D'où son antiracisme, lui qui fut l'un des premiers rockeurs à s'entourer de musiciens de toutes origines : Noirs, Latinos, etc. Quitte à se voir interdire de jouer dans certains clubs. C'est aussi ça qui fait que Zappa est l'homme de tous les mélanges, mais aussi un fan de doo-wop et de r'n'b, musique d'émancipation noire dans laquelle il a toujours baigné.

Ce qui n’empêchait pas Zappa d’être très patriote…

Absolument, il se sentait farouchement Américain, très attaché à la Constitution [et surtout au Ier amendement : liberté de religion, d'expression, de la presse, de réunion] mais aussi lucide sur le fait que son pays, malgré sa grandeur apparente et sa puissance, était culturellement «petit», très jeune encore à ce niveau-là…

Et pourtant il aurait dit : «Il n’y a pas d’enfer, juste la France.»

(Rires) Oui, mais il faisait surtout référence à ses conditions de tournée ici, au fait que l'acoustique des salles était souvent mauvaise, à la vétusté des hôtels avec encore des toilettes à la turque, ce genre de choses. Il avait un rapport très contradictoire avec l'Europe : s'il se sentait totalement américain, c'est en Europe qu'il avait son meilleur public, le plus fidèle, et là qu'il a eu la plus grande reconnaissance. Et ses meilleures ventes.

Cette année, le documentaire Eat That Question, compilation d’interviews de Zappa, a tenté de tracer les contours de sa pensée et son influence. Le mois dernier, Bryce Dessner, du groupe indé The National, a joué The Perfect Stranger avec l’ensemble intercontemporain à la Philharmonie de Paris… Y aurait-il un regain d’intérêt pour Zappa?

Je l'espère et j'ai cette impression aussi. Je milite pour que cette voix et cette posture musicale et politique soit entendue. Dans le monde du jazz en particulier, son nom circule de plus en plus, on le voit comme un compositeur sérieux, un pionnier du décloisonnement des styles et de l'effacement des genres. Quant à son regard acerbe et acéré sur l'Amérique aux prises avec le fondamentalisme sous toutes ses formes et les dérives de la société de consommation, eh bien, on en voit la justesse aujourd'hui. Quand on pense qu'un créationniste [le Républicain Ben Carson] est pressenti pour entrer dans le cabinet de Trump ! Ce sont des choses qu'il dénonçait en temps réel, au moment où elles émergeaient. C'est comme s'il était toujours en campagne électorale – d'ailleurs, il y a eu cette idée qu'il allait se présenter en 1992…

C’était sérieux ?

Le sérieux avec Zappa, ça a toujours été la grande question. «Does humour belong in music ?» («Est-ce que l'humour peut s'intégrer à la musique ?»), demandait-il. Je pense qu'il avait le même questionnement avec la politique. En tout cas, dans la dernière tournée de 1988, c'est véritablement une campagne qu'il mène sur scène, contre ce qu'il appelle «les bouffons du capitole» et les prédicateurs chrétiens, tout en incitant les jeunes à aller voter. Il disait : «Si Nixon et Reagan ont pu faire de telles conneries, je ne peux pas faire pire.» Il avait quand même envisagé de faire une étude de faisabilité, et avait un réseau prêt à le soutenir. Puis la maladie l'a rattrapé et il n'était pas en état de faire quoi que ce soit en 1992 [Zappa est décédé d'un cancer en 1993]. Il se voyait comme un dénonciateur d'impostures, quels que soient les partis – farouchement anti-reaganien, il s'était aussi attaqué au leader démocrate noir Jesse Jackson à cause de ses sympathies pour Fidel Castro. C'était son côté anticommuniste, un des rares sujets sur lequel il s'entendait avec son père. Il a d'ailleurs refusé une tournée de six mois en URSS et a été accueilli en héros à Prague par Václav Havel !

Ce qui laisse pantois en l’écoutant aujourd’hui, c’est à quel point certains de ses textes sont osés, voire offensants…

Il était complètement sans filtre, c'était une autre époque. On peut d'ailleurs se demander s'il pourrait s'en tirer sur scène avec ça aujourd'hui. Cela dit, il a été censuré très tôt : en 1971, le Royal Albert Hall [de Londres] annule à la dernière minute son concert après que son administratrice ait lu les livrets de ses disques. Par la suite, il a eu des problèmes avec quelques féministes, a été taxé d'homophobie à cause de Bobby Brown et la chanson Jewish Princess a été attaquée par certaines ligues antiracistes. Derrière les blagues salaces, il cherchait surtout à se moquer de tout système de pensée. D'où son combat contre l'instauration du fameux autocollant «Parental Advisory : Explicit Lyrics» [«Vigilance parentale : paroles explicites»] et sa virulente défense de ce que les ligues de vertu appelaient le «porn rock» dans les années 80.

Pourquoi a-t-on l’impression que Zappa n’est pas vraiment entré dans le panthéon de la pop culture des seventies ?

Il s'est toujours dérobé au système des marchandises standardisées. We're Only in It For the Money (1968) [«On fait ça seulement pour l'argent»], pastiche du Sgt Pepper's des Beatles, est une mosaïque de tubes en puissance. Mais systématiquement, il casse ses jouets. Pas pour les rendre inaudibles, mais pour en tuer le potentiel commercial, dans une volonté de déjouer le système…

D’un autre côté, il se comportait comme un vrai chef d’entreprise avec ses musiciens…

On a essayé de le rattacher à toutes les doctrines, du marxisme au situationnisme. Dans son autobiographie, il se définit en tant que «conservateur pragmatique». En plein Summer of Love [à San Francisco, l'été 1967], il a une posture radicale sur la drogue : ses musiciens peuvent se défoncer autant qu'ils le veulent chez eux, mais dès qu'ils répètent ou enregistrent pour lui, ils ne doivent toucher à rien. Un homme complexe plus que de contradictions. D'un côté une démarche libertaire presque anarchiste, de l'autre une façon de travailler très sérieuse, comme un entrepreneur. Sauf qu'il n'a jamais tiré de grands profits de sa musique, il s'autofinançait et a toujours perdu de l'argent.

Comment expliquez-vous la guerre fratricide à laquelle se livrent ses héritiers ?

Dweezil a renoncé à une carrière prometteuse de guitariste pour se dévouer entièrement à la figure paternelle – et il l'a fait avec un groupe de qualité, appliqué. Le seul problème, c'est qu'il a le charisme d'une endive et n'a pas la drôlerie de son père. Quant au reste de la famille, que ce soit Ahmet ou Moon Unit [qui chanté sur Valley Girl, le seul single de Zappa classé au Top 40], pour le coup, ils sont vraiment dans la maxime «We're only in it for the money», soit l'exploitation d'un capital. On pensait qu'avec la mort de Gail Zappa, les choses allaient se détendre, que les nombreux tribute bands et festivals harcelés par les assignations en justice allaient pouvoir souffler – il était quasiment devenu impossible de jouer la musique de Zappa ! Ça semble mal parti.

Un confrère pourtant féru de psychédélisme seventies nous a confié la raison de son aversion pour Zappa : le sarcasme constant. A-t-il un jour été premier degré dans sa musique ?

Oui je pense, avec Pierre Boulez notamment, quand celui-ci joue son œuvre à Paris en 1984. Zappa avait découvert le Marteau sans maître adolescent : c'est l'aboutissement d'une vie, la consécration. La représentation, hélas, ne lui plaira pas – il est déçu par les musiciens de l'orchestre qui jouent plus la montre que sa musique. Mais l'expérience l'encourage à se lancer dans la composition de The Yellow Shark, dernier artefact de sa discographie sortie de son vivant, avec Peter Rundel, un chef d'orchestre qui lui apporte enfin, bien que très tardivement, satisfaction. Dès son enfance, il veut être compositeur, comme Varèse, et à la fin de sa vie, il y arrive. Il y avait chez lui cette obsession de boucler la boucle.

(1) Frank Zappa, Guy Darol, Folio Biographies, 352 pages, 9,20 €.

 
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