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Etats-Unis

Après la victoire de Trump, une petite ville du Texas s'organise contre le projet de mur

Posée sur la frontière avec le Mexique, la ville de Brownsville a voté massivement contre le milliardaire américain. Ses habitants s'organisent pour faire face aux projets de la présidence Trump.

En octobre, Victor, un immigré mexicain de 45 ans, a fait du porte à porte pour la première fois de sa vie. C'était pour la campagne présidentielle. Il a frappé à des centaines de portes dans la ville de Brownsville, au Texas, posée juste au nord de la frontière avec le Mexique.

Cela fait 22 ans qu'il habite aux États-Unis et il ne s'était jamais vraiment intéressé à la politique, mais il a senti que la promesse de Donald Trump de déporter massivement des immigrants et de construire un mur de 3 057 kilomètres le long de la frontière pourrait mettre sa vie sens dessus dessous. Alors il a encouragé d'autres à voter — car, étant sans-papiers, il ne pouvait pas le faire.

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« J'ai frappé à toutes les portes devant lesquelles je passais — peu importe si les gens étaient sans-papiers ou ne pouvaient pas voter. Je disais simplement "Demandez à tous ceux que vous connaissez et qui peuvent voter de se déplacer dans leur bureau de vote", » explique-t-il deux semaines après l'élection de Trump dans son appartement de Brownsville, situé près de l'université du Texas à Rio Grande Valley et à quelques pâtés de maison d'un check point de la police aux frontières. Il porte une chemise amidonnée couleur lavande et un pantalon de costume. Parfois, il jette un coup d'oeil à travers sa baie vitrée donnant sur des palmiers, qui cachent à peine la clôture de fer qui marque la frontière. (Il m'a demandé de ne pas utiliser son nom de famille à cause de son statut légal.) Ce qui l'a poussé à se mobiliser pour la campagne, c'est de protéger les droits de sa fille, une citoyenne américaine de 4 ans, pour lui permettre de rester avec ses parents. « Je n'ai pas peur d'être déporté — je sais que je peux survivre n'importe où — mais ça me rend triste et inquiet pour ma famille », confie-t-il.

Brownsville est la ville la plus pauvre du pays. Cela fait des années que ses habitants se sentent délaissés par Washington. Plus au nord, les communautés de la Rust Belt (« Ceinture de Rouille ») vivent plus ou moins la même chose, mais elles se sont tournées vers Trump. En revanche, ceux qui habitent le long de la frontière se sont mobilisés pour lutter contre le candidat qui semblait prendre leur région comme bouc émissaire sans vraiment la comprendre. Le comté de Cameron à Brownsville a enregistré une participation record — 5 points plus importante que le reste de l'État — grâce aux efforts des habitants comme Vitor et à son porte-à-porte. Presque chaque communauté frontalière du Texas a affiché une participation sans précédent.

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Ces fiefs démocrates ont permis au parti démocrate de gagner de nombreuses voix, ce qui n'était pas le cas au cours des dernières décennies. Cet électorat frontalier va probablement continuer à grandir, ce qui pourra sans doute changer la donne lors des futures élections. Mais maintenant que Trump a gagné, les habitants pensent que leur communauté biculturelle va se retrouver attaquée, alors qu'ils essayent encore de comprendre comment se servir de leur nouveau pouvoir politique.

En plus d'être la plus pauvre, Brownsville est également l'une des villes qui compte le plus de Latinos des États-Unis : 93 pour cent de ses habitants déclaraient être hispaniques ou latinos lors du recensement de 2010, soit le quatrième taux du pays. Dans le comté de Cameron, près d'un quart des résidents sont nés à l'étranger (principalement au Mexique), et près de 10 pour cent des habitants sont en situation irrégulière. Pratiquement tous ceux qui vivent à Brownsville ont de la famille en Amérique latine.

« Washington pense que ce territoire est un autre monde. Ils ne comprennent pas que tout le monde ici a de la famille de l'autre côté de la frontière et que nous sommes unifiés de chaque côté, a dit Victor. C'est le danger du mur. La base de la société est la famille et lorsque vous divisez chaque côté de la frontière, vous dissolvez ce socle. »

Depuis que la clôture a été construite à la frontière, une pancarte est apparue dans le sud du Texas pour exprimer l'inquiétude des locaux.

Le Texas vote majoritairement pour le parti républicain depuis 1980. Mais cette année, la bataille électorale a été serrée : Trump a récolté environ 52 pour cent des voix alors qu'Hillary récupérait 43 pour cent des suffrages. En 2012, 57 pour cent des Texans ont voté pour Mitt Romney et 41 pour cent pour le président Obama. L'ensemble de l'État a connu une participation plus faible — 42 pour cent, en baisse par rapport aux 46 pour cent de 2012 —, mais dans le comté de Cameron, elle était de 47 pour cent cette année, contre 42 pour cent lors des dernières présidentielles. Deux tiers des électeurs de Brownsville ont choisi Clinton et les comtés avoisinants ont eu des résultats similaires.

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« C'est la plus forte participation qu'on ait jamais eue », explique Fred Garza, qui travaille pour la Commission électorale du comté de Cameron, avant d'ajouter qu'il espère que « ce pic continue de grandir. »

Le comté de Cameron a voté comme le reste des Latinos cette année : en masse et pour Clinton. Les sondages de sortie des bureaux de vote ont montré que, dans tout le pays, Clinton a gagné 65 pour cent des voix de la communauté Latino et Trump, 29 pour cent. Mais le groupe hispanique de sondeurs Latino Decisions a mis la barre beaucoup plus haute en faveur de Clinton — selon eux, les sondages de sortie des urnes n'ont pas pris un bon échantillon des électeurs hispaniques. Selon leur enquête, ils seraient 79 pour cent à avoir choisi Hillary Clinton.

Lupita Sanchez, née à Brownsville et qui travaille en tant qu'organisatrice du centre communautaire non-partisan Proyecto Juan Diego, dit qu'encourager les gens de la région à aller voter est un défi depuis des décennies. Pour expliquer ce manque de culture du vote, elle et autres militants évoquent la proéminence des familles dont une partie n'a pas de papiers, mais également la frustration envers le gouvernement local et le faible niveau d'instruction. Souvent, les parents ne sont pas citoyens américains, alors les enfants ne les voient pas aller voter. Les communautés voient des projets dans leurs quartiers rester au point mort et perdent toute foi dans le gouvernement. Et beaucoup de locaux quittent le système scolaire assez tôt, ce qui limite leur exposition au processus démocratique. Mais Sanchez indique qu'elle a pu mobiliser beaucoup plus de gens cette année car ils étaient nombreux à craindre les promesses de Trump.

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« Une femme de 45 ans est entrée dans mon bureau et m'a dit qu'elle voulait s'inscrire pour voter. Elle était née aux États-Unis, mais elle n'avait jamais voulu voter », se rappelle Sanchez à bord de sa voiture. « Je lui ai demandé pourquoi et elle m'a dit "Je ne veux pas que cet homme devienne président". Je crois que je dois rendre hommage à Trump pour ça — il encourage malgré lui les gens à s'informer et à aller voter. »

Les promesses de Trump ont empiré la situation près de la frontière — déjà que l'ambiance n'était pas à la fête avec l'action menée par l'administration Obama. Le dernier président a déporté plus d'immigrants en situation irrégulière que n'importe quel autre président, soit 2,5 millions de personnes de 2009 à 2016, selon les données du gouvernement. Avant cela, l'administration Bush avait construit une clôture en fer sur la frontière qui traverse le comté de Cameron, soit environ 1,6 kilomètre au nord de la véritable frontière avec le Mexique. C'était cette clôture que Trump promettait de renforcer et de l'étendre, avant de construire un mur en béton qui longerait toute la frontière.

Maria Cordero devant sa maison au Texas avec son mari et sa fille.

Maria Cordero, une membre de l'American Civil Liberties Union (ACLU) de la vallée du Rio Grande, habite du côté sud de cette parcelle du mur, dans une maison qu'elle a achetée il y a plusieurs décennies, avant la construction du mur. Elle se plaint que son quartier soit constamment surveillé par des hélicoptères, des drones et des agents des frontières. Bien que cela soit, légalement, un territoire américain.

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« J'ai de la famille qui ne me rend plus visite plus parce que je suis de l'autre côté du mur. Ils ont peur d'être arrêtés par la patrouille des frontières, » indique Cordero, qui menait une équipe de 12 personnes pour encourager les gens à voter lors de la dernière présidentielle. Elle a senti que les voisins étaient plus ouverts à ses efforts « à cause de la rhétorique que les candidats utilisaient » sur la frontière. « Le mur a été un gaspillage d'argent, un mauvais investissement, estime Cordero. Washington a besoin de comprendre qu'on est majoritairement des familles mixtes, avec et sans papiers. »

Le gouvernement local de Brownsville s'est toujours réjoui de cette mixité notamment en s'opposant aux quotas nationaux d'expulsions et en se battant contre la construction de la clôture. Actuellement, le département de police de Brownsville ne transmet pas les individus en situation irrégulière aux autorités en charge de l'immigration et de la douane (l'ICE). Le maire Tony Martinez, un démocrate qui a grandi sur la frontière et qui dirige la ville depuis 2011, « s'attend au pire » avec la présidence de Trump. Mais il se dit prêt à riposter.

« La rhétorique utilisée par Trump ne vous conforte pas vraiment en tant qu'hispanique, mais nous n'allons pas rester immobiles si ces paroles deviennent des actes » assure Martinez. « Nous ne construisons pas de murs ici, nous construisons des ponts. C'est à l'opposé de ce qu'on défend. On est connus comme la passerelle des Amériques. »

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Mais d'autres résidents de Brownsville, qui ont mobilisé des électeurs, se sentent abattus — et se demandent quoi faire désormais. Cordero a commencé à coacher les leaders communautaires locaux pour qu'ils apprennent à la population ses droits constitutionnels. Elle recommande également aux gens de ne pas manifester pour le moment, car elle craint que cela revienne à se mettre les autorités à dos. Bien que la police ne travaille normalement pas avec l'ICE, Cordero dit que le climat actuel est imprévisible.

« On dit aux gens — vous voulez nous montrer votre courage ? Utilisez-le pour étudier, pour apprendre — nous avons seulement deux mois avant l'arrivée au pouvoir de cette nouvelle administration, alors on doit se préparer », conseille Cordero. Lors des workshops qu'elle tient à Brownsville, elle apprend à son public à ne signer aucun document donné par les agents de l'ICE, mais aussi de ne pas trop en dire aux policiers. « C'est une communauté qui est en train d'apprendre mais qui a peu. Et après cette élection, tous nos espoirs ont disparu », a-t-elle indiqué.

À Brownsville ou dans le comté de Cameron, tout le monde n'était pas dévasté par la victoire de Trump. Après tout, 31 pour cent des électeurs ont voté pour lui.

Mohammad Choudhury, propriétaire de l'hôtel Magnuson de Brownsville, a voté pour Trump en espérant que le républicain relance l'économie et renforce la sécurité nationale.

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« Trump ne m'a pas offensé — on a besoin de sécuriser cette zone, et je comprends pourquoi il fermerait le pays aux musulmans pour un laps de temps étant donné qu'il y a des terroristes musulmans », lâche Choudhury, lui-même musulman, fils d'immigrés Indiens et natif de Brownsville. « Et je pense qu'on a besoin d'analyser ce que Trump dit — c'est un businessman, pas un politicien. Je suis un businessman aussi, et je ne dis pas toujours les choses de la bonne manière. »

Choudhury se dit être contre l'extension du mur car « cela n'empêchera personne de traverser la frontière », mais il dit croire que la politique de Trump pourra aider sa région, « l'une des zones les plus pauvres du pays. »

« Je vote toujours pour les Républicains — il ne faut pas être blanc pour voter pour eux, dit-il. Je n'aimais pas vraiment Trump, mais je suis un républicain donc je soutiens mon parti. »

Comme la plupart du pays, les habitants de Brownsville ont dû faire face à des divisions très fortes parmi leurs amis et les membres de leurs familles.

« Je me suis disputée avec mon beau-frère sur Facebook — il habite à Brownsville aussi et ses parents étaient des immigrés, mais il est contre l'immigration et il a voté pour Trump », confie Rolando Almaraz, le mari de Cordero. Almaraz verse une larme, visiblement peiné. « Je suis né à Brownsville… il y a eu des problèmes [au sein de la population — NDLR] depuis que je suis petit. Mais depuis que Trump a gagné, il y a beaucoup plus d'intimidations. »

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Nilda Alemana, une mère de quatre enfants et en situation irrégulière, qui a manifesté dans les rues de Brownsville contre la victoire de Trump.

Dans ce climat tendu, une petite partie de la population de Brownsville a décidé de se faire entendre, plus fort que jamais, et peu importe le prix. Nilda Alemana est en situation irrégulière. Cette mère célibataire de quatre enfants qui a immigré au sud du Texas à 17 ans a battu le pavé le week-end suivant après la victoire de Trump, avec un petit nombre de manifestants. Ils ont passé le check point de la US Customs and Border Protection et ont terminé leur parcours à Metamoros, au Mexique.

Le lendemain de l'élection, Alemana dit que sa fille de 5 ans, Daisy, a commencé à pleurer et a imploré pour rester à la maison au lieu d'aller à l'école. Elle pensait que sa mère serait déportée le jour même. « Elle m'a dit "Maman, tu ne seras pas là quand je rentrerai !" Et depuis, elle me dit toujours "Regarde maman, il y a la police !" Je lui dis de ne pas s'inquiéter, car je ne fais rien de mal… Mais quand je l'ai déposée à l'école, j'ai attendu jusqu'à ce qu'elle entre, et puis j'ai pleuré. »

Comme pour beaucoup d'habitants sans papiers, surtout ceux qui vivent près de la frontière, Alemana a l'habitude de vivre dans l'angoisse. Elle a déjà fait face à des menaces de déportation. On a aussi menacé de la séparer de sa fille à d'innombrables reprises. Mais elle refuse de renoncer.

« Ma peur me fait avancer, assure-t-elle. J'essaie de m'informer, de savoir comment je peux rester ici. Ma fille me demande parfois "Est-ce qu'il y a quelque chose qu'on peut faire pour cette maman ?" Je lui réponds que j'y travaille. »


Meredith Hoffman est une journaliste indépendante basée_ à Austin. Elle a déjà réalisé des reportages en Amérique centrale et du sud, en Europe, à New York, et dans tout le Texas. Elle écrit régulièrement pour VICE sur les sujets liés à l'immigration._


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