Reportage

Au centre pour toxicos de Dakar, «j’ai découvert que j’étais séropositive»

A l’occasion de la journée mondiale contre le VIH, ce jeudi, «Libération» est allé visiter un programme médical sénégalais inédit qui délivre depuis 2015 de la méthadone aux consommateurs de drogues. Longtemps invisibles pour les autorités, ils sont sept fois plus touchés par le virus que le reste de la population.
par Eric Favereau, Envoyé spécial à Dakar (Sénégal)
publié le 30 novembre 2016 à 19h16

C’est un bâtiment étouffé de lumière et de poussière, planté dans un terrain vague, appelé «case de la convivialité». Toutes les semaines, on s’y retrouve pour déverser son trop-plein des petits et grands problèmes. Ce jour-là, on discute de l’accès à la méthadone à domicile, ce produit de substitution à l’héroïne. Nous sommes dans un coin de l’hôpital de Fann, à Dakar, un des seuls lieux hospitaliers d’Afrique de l’Ouest où existe un programme de méthadone à destination des toxicomanes qui se droguent par voie intraveineuse. Depuis maintenant plus d’un an, plus de 160 personnes viennent ainsi tous les jours y prendre leur dose. Et pour la plupart, passer aussi une bonne partie de la journée dans ce Centre de prise en charge intégrée des addictions de Dakar (Cepiad), qui propose également des ateliers peinture, couture, jardinage, élevage de poulets… Ce jeudi, Journée mondiale de la lutte contre le sida, à Dakar comme ailleurs dans le monde, l’accent va être mis aussi sur l’épidémie qui touche particulièrement les toxicomanes. Un mal souvent nié, la plupart du temps caché.

Avec allées et couloirs sans queue ni tête, ce lieu unique est intégré au service de psychiatrie de l'hôpital de Fann. Dans les années 60, cette case accueillait quelques malades mentaux, installés là avec leur famille. Les temps ont changé. Ce jour-là, ils sont une cinquantaine d'ex-toxicomanes, aux visages fatigués, un peu perdus, mais tous à l'écoute les uns des autres. Le débat s'engage au sujet de la méthadone à domicile. L'un s'embrouille. Explique qu'il vient de loin, de trop loin, qu'il a près de deux heures de transport le matin puis le soir. «C'est difficile de venir. Plutôt que de se déplacer tous les jours, la méthadone à domicile, cela me changerait.» Un autre : «Surtout quand on commence à avoir du travail.»

Le médecin chef, Idrissa Ba, vient d'arriver. Il s'excuse de son retard, explique qu'il faudra des critères. Jusqu'à présent, la règle d'or voulait que chaque patient se rende ici tous les jours pour prendre sa dose de méthadone. Le but: éviter les trafics et voir si le toxicomane est bien sevré. «Il faut être juste, avance le médecin. Ne pourront être choisis pour venir chercher leurs doses de méthadone une fois par semaine à l'hôpital que les patients que l'on suit depuis un certain temps, avec qui tout se passe bien. En tout cas, la décision ne sera pas celle d'une personne mais de l'équipe.»

Le Dr Idrissa Ba et la psychologue Aminata Mbengue lors d'une consultation. (Photo Sylvain Cherkaoui. Cosmos)

«Réservoir»

On écoute, on prend note. Deux heures de parole libre. Sur les murs de la case, des tableaux réalisés par les patients. A l'extérieur se déploie un drôle de spectacle. Il y a le potager, géré de façon très professionnelle par la jardinière, «madame Bina» : «C'est important, la terre, de voir les choses pousser. Ici, on ne fait pas pousser la vie avec des engrais toxiques, on doit se laver la tête. Les patients viennent pour ça.» Juste à côté, il y a le poulailler et ses centaines de poussins. Dans un autre batiment, il y a la cuisine communautaire. Bientôt, il y aura un terrain de sport. Et à l'entrée, se tiennent les endroits où les toxicomanes viennent s'inscrire, consulter et se faire soigner. Suivant un cérémonial très fixe, ils avalent leur dose de méthadone.

Cela peut paraître banal, mais il a fallu bien de l'obstination pour en arriver là et faire vivre ce lieu. Des toxicos, au Sénégal ? «Non, cela n'existe pas dans ce pays, affirmaient encore récemment les autorités. Et s'il y en a, ils vont en prison.» C'est tout. Et rien pour répondre à la question sanitaire. Mais en 2011, grâce à un programme de l'Agence nationale de recherches contre le sida (ANRS), une équipe de médecins français et sénégalais a lancé un travail de terrain pour tenter de mettre en lumière la toxicomanie, véritable angle mort pour les autorités du pays. Pendant deux ans, avec des habitants des quartiers, ils ont sillonné les lieux de deal de la capitale, puis sont entrés en contact avec les clients comme avec les dealers. «C'est comme ça que l'on a vu qu'il y avait un monde invisible, un monde précaire. On ne les avait jamais vus, on ne savait même pas qu'ils existaient», reconnaît sans fard le professeur Mamadou Habib Thiam, chef du service de psychiatrie de l'hôpital de Fann. «Puis on a noté qu'ils étaient très touchés par le VIH, poursuit le Dr Ibra Ndoye, longtemps président du Programme national de lutte contre le sida. Sept fois plus que le reste de la population. Ils étaient aussi très infectés par les hépatites. Beaucoup mouraient. On est alors allés discuter avec les autorités avec ces données-là.»

Au Sénégal, cela a toujours été le principe des acteurs de la lutte contre le VIH : avoir une bonne dose de pragmatisme et éviter les grands discours. Dans une société très religieuse, où l’islam est omniprésent, ils ont ainsi réussi à contourner les blocages, d’abord avec l’usage du préservatif, puis dans la prévention auprès des prostitués, mais aussi des gays. Résultat, l’épidémie de VIH au Sénégal est l’une des plus faibles d’Afrique. Lorsque les trithérapiessont arrivées, à la fin des années 90, le pays a été l’un des premiers à les rendre accessibles. Aujourd’hui, on estime qu’il y a autour de 34 000 séropositifs au Sénégal, dont la moitié est sous traitement, et près de 1 200 nouvelles contaminations par an. Des résultats encourageants, qui tiennent aussi à des facteurs objectifs, comme le fait qu’une grande partie des hommes sénégalais sont circoncis, ce qui rend la contamination beaucoup moins systématique.

Alors que le Sénégal était cité en exemple pour ces chiffres, les acteurs de terrain découvrent donc, au terme de leur travail de recherche en 2014, qu'il existe un monde quasi invisible de toxicomanes, apparu avec l'expansion du trafic mondial de drogues transitant par les côtes africaines. L'étude a ainsi permis d'identifier à Dakar 1 234 «toxicomanes par voie intraveineuse», et de montrer qu'ils étaient beaucoup plus touchés par le VIH que le reste de la population. «On a expliqué aux autorités la situation, poursuit le Dr Ibra Ndoye. On leur a dit que ce groupe à risques constituait un réservoir de virus pour la population en général, et qu'il fallait donc agir, non seulement pour eux, mais pour nous tous.» Et c'est ainsi, sans polémique, qu'a pu être mis en place ce premier programme de méthadone en Afrique de l'Ouest, en février 2015, à destination des consommateurs de drogues par voie intraveineuse (CDI) dans un pays où, pourtant, trafic et consommation sont fortement réprimés.

Depuis, le programme fonctionne, discrètement. Adji en bénéficie. Elle est belle, attachante comme tout, timide aussi. Elle va bientôt se marier. C'est un peu la mascotte du lieu. Séropositive, 32 ans, elle raconte sa vie avec douceur : «Je suis patiente ici. Il y a douze ans, à cause d'une mauvaise fréquentation, j'ai commencé à me droguer. C'était un copain musicien. Au début, c'était par curiosité, et puis j'ai continué. Quand il n'avait pas d'argent, il me disait "va en chercher". Et je l'ai fait, cela m'a étonnée d'être capable de me prostituer, mais c'était la drogue. Je suis tombée malade, j'en avais trop pris, on m'a amenée à l'hôpital. C'est ma sœur qui m'a aidée, qui a trouvé le centre qui venait de s'ouvrir, et voilà. Je suis séropositive, je l'ai découvert ici, j'ai pleuré tant que j'ai pu. Maintenant, je suis redevenue normale.» C'est le mot qu'elle emploie, qu'elle répète : «Tout ce que j'avais dans la tête est maintenant sorti, je suis normale.» Au point qu'elle va faire une formation de «pair», nom donné à ces anciens toxicomanes qui s'occupent de malades.

«C’est elle qui m’a sorti du trou»

Il y a beaucoup d'histoires comme la sienne. Au centre, ils peuvent s'en sortir quand beaucoup, à l'extérieur, meurent. «Sur un groupe de 500, on a vu 50 décès en peu de temps, explique le professeur Pierre-Marie Girard, qui coordonne l'ANRS à Dakar. Il reste sûrement encore beaucoup d'invisibles…»

Adamano, lui, s'en est sorti. Il a 40 ans, il en paraît beaucoup plus. Il est sous méthadone depuis six mois : «Personne n'avait confiance en moi. Je n'arrivais même plus à parler à ma mère. Maintenant, mes enfants me respectent. Sous méthadone, je suis un vrai miracle. Tu prends quelque chose tout de suite, et tout de suite tu oublies la drogue.» Et puis il se tourne vers «madame N.», une assistante sociale : «Elle, c'est ma maman, c'est elle qui m'a sorti du trou.» Le trou, c'est cet endroit ahurissant en plein Dakar, une sorte de petit bidonville coincé entre deux maigres blocs d'immeubles. Il y a deux ans, c'était un des hauts lieux de trafic. «On y faisait la queue tous les après-midi», raconte celui qui se fait appeler «le colonel» et qui sert de relais. Un lieu de bric et de broc avec des tôles ondulées qui se chevauchent, et des chevaux si maigres, à peine en état de tirer des carrioles qui servent de ramasse-poubelles dans le quartier. Aujourd'hui, il n'y a quasiment plus de trafic. «La totalité des "CDI" du coin sont sous méthadone», explique le colonel.

Une goutte d'eau, diront certains. Le docteur Idrissa Ba porte néanmoins le programme à bout de bras. Il est là, omniprésent. Ce matin, il vient de calmer un toxicomane qui a provoqué des incidents la veille. Celui-ci réclame à grands cris une dose de méthadone. «On va être obligés de l'expulser car il fait du trafic. Ici, il faut un cadre, cela ne peut tenir qu'avec ça: cela rassure.» Tout n'est pas simple, le Dr Ba aimerait aussi avoir quelques lits pour pouvoir faire du sevrage et un médecin généraliste pour mieux s'occuper des problèmes somatiques. «Vous savez, c'est fragile, lâche-t-il dans un sourire. Surtout, on se dit que dès que l'on baisse les bras, l'épidémie pourrait s'emballer à nouveau.»

Photos Sylvain Cherkaoui. Cosmos

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