Menu
Libération
Désintox

Comment les anti-IVG détournent les études scientifiques

Les sites liés aux lobbys «pro-vie» prétendent s’appuyer sur la recherche médicale pour établir un lien de causalité entre l’interruption de grossesse et le cancer du sein, la dépression ou le suicide.
par Pauline Moullot
publié le 1er décembre 2016 à 20h16

INTOX. Il était encore en tête, hier, des résultats affichés par Google pour une simple recherche sur l'interruption volontaire de grossesse. Le site IVG.net, qui se présente comme un site d'information tout ce qu'il y a de plus sérieux, cache en fait un fatras d'études scientifiques pour propager une série de mensonges sur l'avortement. Ajouter ces arguments prétendument rationnels à des témoignages, c'est ce qui fait la force de ces sites «pro-vie».

Libération s'est penché sur la page «santé» du portail, au sous-titre bien plus évocateur : «Les risques de l'IVG». On y trouve, en vrac, «les huit mensonges sur l'IVG», qui pointent notamment la «propagande partisane» du site d'information du gouvernement géré «par des militants pro-IVG», des fiches sur les «risques psycho-comportementaux après une IVG», «avortement et taux de mortalité chez les femmes» ou encore le fameux «syndrome post-avortement». «Une IVG ne peut pas rendre stérile : faux» affirme IVG.net, avant une rubrique sur «IVG et cancer du sein».

DÉSINTOX. En fait, une poignée d'auteurs et d'études sont cités des dizaines de fois pour défendre une idée principale : les risques psychologiques de l'avortement. En creusant un peu, on s'aperçoit vite que les études citées sont soit complètement déformées, soit mises en doute par la communauté scientifique, soit rédigées par des activistes reconnus du mouvement «pro-vie». Ce sont d'ailleurs souvent les mêmes qui sont reprises par l'ensemble de ces sites français comme de leurs homologues américains pro-life. Quelques exemples.

Non, l'avortement n'augmente pas le risque de cancer du sein. Toutes les études sont unanimes et IVG.net cite même l'une d'entre elles… pour affirmer qu'elle est «complètement remise en cause aujourd'hui». Regardons de plus près qui remet en cause cette affirmation, à savoir trois autres études selon le site.

La première a été publiée en 2007 dans le Journal of American Physicians and Surgeons. Cette publication au nom apparemment bien sérieux est, en fait, très controversée. Elle dépend de l'Association américaine des médecins et chirurgiens, une association ultra-conservatrice qui s'affiche contre «l'intrusion» du gouvernement dans la médecine et qui affirme notamment qu'être homosexuel réduit l'espérance de vie de vingt ans…

Deuxième étude citée pour accréditer la thèse d'un lien entre avortement et cancer du sein : une recherche sur les «risques de cancers du sein chez les femmes turques». «Ces chercheurs affirment que leur découverte est corroborée par la majorité des recherches en cours sur le sujet», explique très sérieusement IVG.net. Or, les auteurs notent au contraire qu'il existe «des décalages entre nos résultats et les autres études de la littérature» et concluent donc qu'ils «méritent une investigation plus avant».

La troisième étude vient du Fred Hutchinson Cancer Research Center, qui affirme dans une brochure sur la prévention et les facteurs de risque du cancer du sein, faite en partenariat avec l'Organisation mondiale de la santé (OMS) que, «malgré des rapports précédents, l'avortement n'augmente pas les risques de cancer du sein».

Derrière les arguments sur «les risques psycho-comportementaux», les «troubles psychologiques» ou encore la «dépression clinique suite à l'avortement» se cache en fait le «syndrome post-avortement», décrit à maintes reprises parmi les risques liés à l'IVG. Vincent Rue, un militant pro-life américain, est à l'origine de ce concept. Concept qui n'existe pas, affirment en chœur l'Association des psychologues américains et l'Association des psychiatres. L'ICD 10, la classification statistique des maladies recensées par l'OMS, ne recense pas non plus de «syndrome post-avortement».

Critiqué, Vincent Rue a notamment été interdit de témoigner en tant qu'expert lors d'un procès car ses différentes études, après avoir été soumises à plusieurs comités scientifiques, ont été qualifiées de «sans valeur» et «basées sur des croyances a priori plutôt que sur une étude objective des preuves».

Pour afficher un semblant d’objectivité, IVG.net se fait l’écho d’un débat entre deux chercheurs sur la dépression clinique après un avortement. David Reardon, décrit par le New York Times comme le «Moïse» des pro-life, est largement cité. Et les arguments que lui opposent ses contradicteurs sont, eux, complètement passés à la trappe.

Argument massue d'IVG.net, le taux de mortalité plus élevé des femmes ayant avorté. Pour appuyer ce propos, le portail cite à plusieurs reprises une «étude finlandaise menée entre 1984 et 2000».Celle-ci conclut que le taux de mortalité est 2,95 fois plus élevé après une IVG qu'après une naissance.

Interrogé par Libération, Mika Gissler, l'auteur de l'étude,regrette que ses résultats soient «utilisés» par les opposants à l'avortement et«déformés». En fait, ses travaux portent sur la prévention des risques de suicide après une grossesse, et n'établissent pas de lien causal entre avortement et mortalité. Les femmes ayant avorté ont six fois plus de risques de suicide, en déduisent, eux, les «pro-vie». Le chiffre n'est pas contesté, puisqu'il apparaît bien dans les études de Gissler, mais la conclusion est biaisée.

«L'avortement et le suicide ont des facteurs de risque en commun. Ce n'est pas un lien de cause à effet», insiste le chercheur. A un commentateur qui concluait dans un débat sur l'étude finlandaise que la «détérioration de la santé mentale était un effet direct de l'avortement», Mika Gissler répond : «Dans l'ensemble, le suicide est rare parmi les femmes qui ont avorté, et, pour de nombreuses femmes, l'avortement peut être une réponse à leurs problèmes et un soulagement. Mais certaines d'entre elles ont besoin d'un soutien spécial, et c'est le devoir des travailleurs sociaux d'y être sensibles et de s'identifier à ces femmes.» Mika Gissler appelle donc à une meilleure prise en charge des femmes qui traversent une grossesse non désirée. «Réduire l'accès des femmes à l'avortement n'améliore en aucun cas leur santé mentale», affirme le chercheur cité contre son gré par les anti-IVG.

Brenda Major, auteure d'une recherche sur les pseudo-études scientifiques citées par les «pro-vie» explique : «Ces chercheurs font des comparaisons [sur les dépressions et les problèmes psychologiques des femmes ayant avorté, ndlr] sans contrôler si ces problèmes existaient déjà chez les femmes avant leur avortement.» Ce qui biaise complètement les résultats.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique