Dans un essai de métaphysique audacieux, « La vie des plantes », le philosophe Emanuele Coccia accorde aux végétaux une place centrale dans l’explication du monde.
Rien dans la conception que l’on se fait de la vie végétale n’est indexé à une forme de vitalité. On parle bien de la vie végétative pour désigner l’état d’un corps en sursis. Une plante ne sert au fond qu’à décorer un salon, à être simplement regardée, mais jamais considérée comme un objet digne de pensée. Contre ce déni généralisé, contre surtout une longue tradition de la philosophie occidentale qui néglige les plantes et ne contemple même plus la nature, Emanuele Coccia s’attache aux plantes pour leur conférer un vrai statut ontologique et une puissance existentielle insoupçonnée.
“Depuis l’idéalisme allemand, tout ce qu’on appelle sciences humaines a été un effort policier à la fois désespérant et désespéré, pour faire disparaître ce qui relève du naturel et du domaine du connaissable“, observe le philosophe.
Tout son projet consiste ici à “rouvrir la question du monde à partir de la vie des plantes“, c’est-à-dire travailler à l’élaboration d’une métaphysique dans laquelle la vie des plantes a toute sa place. Laquelle ? C’est évidemment la question, pas si simple. La vie végétale n’est pour Coccia jamais un fait purement biologique : “elle est le lieu d’indifférence entre le biologique et le culturel, le logos et l’extension“.
Rien n’est originairement philosophique
Si au premier abord, son projet peut sembler opaque, il est vite éclairé par quelques observations de bon sens. Comment comprendre d’abord que les débats actuels multiples sur l’écologie, le climat ou l’éthique animale (débats centraux de la philosophie contemporaine) n’intègrent pas dans leur périmètre la vie des plantes elles-mêmes ? Il semble assez logique que participant organiquement à la vie terrestre on puisse au moins y réfléchir. Second motif justifiant cet intérêt : le rapport personnel que l’auteur entretient avec les plantes, d’un point de vue purement affectif. Ancien élève dans un lycée agricole de province dans la campagne de l’Italie centrale durant son adolescence, Emanuele Coccia confie avoir longtemps dévoré des livres de botanique et de chimie agraire : de quoi le rattacher sensiblement au sujet, comme s’il avait deviné en lui la matière d’une pensée qui en absorbe les odeurs et les propriétés. Enfin, et surtout, le philosophe défend dans son livre une idée forte, pas évidente pour beaucoup de ses confrères : rien n’est originairement philosophique, et “n’importe quel objet – incluant ceux qui n’existent pas et ne pourront jamais être – peut et doit devenir objet de la philosophie“.
Pour lui, “un film, une sculpture, une chanson pop, mais aussi un caillou, un nuage, un champignon peut être philosophique avec la même intensité qu’un traité de géologie, la Critique de la raison pure ou un adage prononcé avec la fausse négligence du dandy“. La pensée philosophique n’est pas nulle part ; “elle est partout“. “Comme une atmosphère“, précise le penseur, déjà auteur d’essais remarqués (La vie sensible ; Le bien dans les choses).
Penser les plantes, c’est tenter de se penser soi-même
D’un caillou à une fleur, d’une chanson à une plante verte, il s’agit à chaque fois de porter une attention oblique sur un objet à la mesure de ses effets et de ses secrètes implications dans l’ordre du monde. Or, penser les plantes, c’est tenter de se penser soi-même, soi-même dans le monde, au milieu ce qui nous entoure. Car c’est à une nouvelle cosmogonie que l’auteur nous invite à réfléchir avec lui. “La vie des plantes est une cosmogonie en acte, la genèse constante de notre cosmos“, souligne-t-il. Refonder une cosmologie commence par une exploration de la vie végétale, comme l’on demande aux racines d’expliquer “la véritable nature de la Terre“. Ce que les plantes ont d’abord en propre, c’est qu’elles n’ont pas besoin de la médiation d’autres vivants pour survivre. “Elles n’exigent que le monde, la réalité dans ses composants les plus élémentaires : les pierres, l’eau, l’air, la lumière“
La grande idée autour de laquelle se déploie la réflexion d’Emanuele Coccia est que “nous ne comprendrons jamais une plante sans avoir compris ce qu’est le monde“. L’origine de ce monde, ce sont justement les feuilles, suggère l’auteur : fragiles, vulnérables et pourtant capables de revenir et revivre après avoir traversé la mauvaise saison. “Ce sont les plantes qui, il y a des millions d’années, ont transformé le monde en produisant les conditions de possibilité de la vie animale“, souligne-t-il. Et de préciser : “Le phytocène est la preuve la plus évidente que le monde est mélange, et que tout être mondain est dans le monde avec la même intensité que celle avec laquelle le monde est en lui“.
Tout est dans tout
Au-delà de l’enjeu des plantes elles-mêmes, ce qu’Emmanuele Coccia nous suggère au fil de pages denses, surprenantes, souvent lumineuses sous une couche de complexité, c’est que, dans notre monde, dans nos vies, tout est lié à tout, “sans qu’il y ait une unité supérieure à celle du mélange, sans que les causes et les effets ne soient ordonnés selon le critère de l’homogénéité formelle ou de l’isomorphisme“. Tout est dans tout : c’est ce que Marguerite Duras disait déjà en 1977 dans Le Camion, rajoutant “partout, tout le temps, en même temps“.
Pour Emanuele Coccia, “ce n’est pas en reliant entre eux exclusivement les phénomènes qui ont la même nature ou la même forme (les phénomènes physiques, les faits sociaux) que nous pourrons parvenir à comprendre le monde. Le monde n’est pas un espace défini par l’ordre des causes, mais plutôt par le climat des influences, la météorologie des atmosphères“.
Ce que nous appelons monde désigne cette liaison, cette conspiration universelle des idées, des vérités et des choses. Tout communique avec tout, “chaque savoir pénètre et est pénétré par tous les autres“.
Autant que le monde est pour lui un “souffle“, emportant dans son élan les feuilles vivantes ou mortes, la réflexion métaphysique d’Emanuele Coccia, indexée à une matière ultra-physique (la fleur qu’on respire, la plante qu’on cueille) dégage un souffle étrange et puissant. La vie végétale est un tout comme elle est dans un tout, la métaphysique un défi autant qu’une amie de la pensée, aventureuse, libre, insaisissable.
La vie des plantes, une métaphysique du mélange, par Emanuele Coccia (Bibliothèque Rivages, 190 p, 18 €)