Télécharger est-il (devenu) un acte militant ?

Années 2000 : le téléchargement fait entrer toute une génération dans l’ère du partage (illégal) sur le Web. Mais qu’est devenu l’esprit libertaire des débuts ?
- 5 December 2016
Télécharger est-il (devenu) un acte militant ?

Au début des années 2000, l’arrivée sauvage du téléchargement fait entrer toute une génération dans l’ère du partage (illégal) sur le Web. Mais que sont devenus les logiciels pionniers comme Kazaa, eMule ou LimeWire ? Et l’esprit libertaire des débuts du peer-to-peer peut-il survivre au succès des plateformes de streaming légal ?

L’expression est un peu convenue, mais elle lui colle à la peau : le peer-to-peer est tel le phénix. Depuis l’apparition de l’informatique, on annonce sans cesse la fin de ce protocole, qui permet d’échanger des données d’un ordinateur à un autre sans passer par un serveur central. Pas assez performant, paraît-il. Pourtant, jusqu’ici, le P2P a toujours réussi à renaître de ses cendres, conservant l’esprit sauvage des prémices du Web.

Metallica vs Napster

L’histoire démarre au début des années 2000. Alors qu’Internet balbutie encore loin du haut débit, les majors contrôlent, seules, l’industrie culturelle. Le partage illégal de fichiers musicaux n’est alors pratiqué que par quelques geeks, via le vieil outil de chat IRC. Mais le précurseur du téléchargement en peer-to-peer se nomme Napster. En mai 1999, Shawn Fanning et Sean Parker créent un logiciel permettant de télécharger gratuitement des tonnes de fichiers piochés dans les disques durs des uns et des autres. Le partage de fichiers explose. Très vite, Napster compte entre 40 et 50 millions d’utilisateurs. « Comment Shawn Fanning, 19 ans, a bouleversé la musique… et beaucoup plus », titre le magazine Time en octobre 2000. Mais la déflagration s’éteint presque aussi subitement qu’elle a démarré. Le groupe Metallica s’attaque violemment au logiciel après qu’une de ses chansons est disponible sur Napster avant sa sortie officielle. L’affaire « Metallica vs Napster » fait grand bruit dans les médias et finit par desservir… les deux camps. La réputation de Metallica ne s’en remettra jamais (la série South Park se moque allègrement d’eux dans un épisode devenu mythique). Quant au logiciel, il finit par disparaître sous les coups de boutoir de la RIAA (Recording Industry Association of America), qui lui réclame 20 milliards de dollars de dommages et intérêts…

Une vieille capture d’écran du logiciel Napster

Dans les mois qui suivent la sortie de route de Napster, d’autres logiciels reprennent le flambeau. LimeWire, eMule, Soulseek… L’heure de gloire du téléchargement P2P a sonné. Les nostalgiques se souviennent de nuits passées à observer l’avancée des petites barres vertes de download sur leur écran, mais aussi de leur frustration en découvrant une vidéo DivX trop floue ou un énième porno à la place du fichier Star Wars tant attendu… L’explosion des logiciels de partage en peer-to-peer transforme Internet en une grande plateforme d’échange de fichiers culturels. « C’était une brutale et soudaine sensation d’abondance  », résume joliment Laurent Chemla, membre du comité stratégique de La Quadrature du Net.

Tranche de citron et petit âne

D’autant que la chute de Napster est riche en enseignements pour ses successeurs, qui s’appuient sur des technologies différentes. En permettant à leurs utilisateurs de télécharger sur les ordinateurs de leurs camarades pirates, ces nouveaux logiciels tentent d’éviter les attaques des ayants droit, fatales à Napster. Par la même occasion, ils engagent le débat sur l’accès à la culture pour tous. « On a eu le sentiment d’appartenir non plus à une petite famille de geeks, mais à une grande communauté de partage  », poursuit Laurent Chemla. La preuve : fin 2007, LimeWire est installé sur plus d’un tiers des PC à travers le monde.

Le logo du logiciel LimeWire

Et pourtant, moins d’une décennie plus tard, plus aucune trace de la tranche de citron (LimeWire) ou du petit âne (eMule) qui trônaient fièrement sur tant de bureaux. « Les gens pensent qu’une technologie disparaît parce qu’elle n’est plus à la mode… Mais je n’ai jamais vu une technologie disparaître  », assure Benjamin Bayart, l’ancien président du fournisseur d’accès à Internet French Data Network. En effet, la plupart des logiciels de l’époque existent encore. Mais ils ont souvent dû se réinventer pour échapper aux griffes de la justice, abandonnant une partie de leur âme au passage. Kazaa a perdu son procès contre la RIAA et versé 115 millions de dollars aux ayants droit musicaux. Aujourd’hui, il s’est mué en service de musique légal, uniquement disponible aux États-Unis. Comme Napster, qui a finalement payé une amende avant de devenir une médiocre plateforme de streaming. Également attaqué par la justice, LimeWire n’est plus. Au contraire d’eMule, qui a survécu et végète encore sur le poste de quelques centaines de milliers d’utilisateurs. Soulseek, lui, n’a jamais vraiment été à la mode mais, paradoxalement, c’est le logiciel qui résiste le mieux. Son interface à l’ancienne et sa communauté d’utilisateurs pointus en font le dernier vrai survivant de cette époque dorée. On peut y trouver une compil’ de rock ouzbek mais pas le dernier tube de Rihanna. De quoi passer entre les mailles de la justice – les ayants droit se concentrent sur les titres les plus écoutés – et ne pas souffrir de l’arrivée des plateformes de streaming musical comme Deezer ou Spotify.

L’âne, symbole du logiciel eMule

Le torrent, décentralisation sans âme

Pour comprendre la mort de Napster et la survivance de Soulseek, il faut s’attarder un instant sur le concept même de peer-to-peer. L’histoire d’Internet est constituée par l’opposition entre des phases de centralisation (les données passent par un serveur, qui les centralise et les redistribue) et de décentralisation (les données passent directement d’un ordinateur à un autre). Pour Kavé Salamatian, chercheur à Polytech Annecy-Chambéry, « la centralisation améliore la performance, mais a aussi des effets néfastes en termes de sécurité. Les logiciels décentralisés sont moins performants mais garantissent plus de liberté  ». Or le P2P est l’essence même de la décentralisation, puisque son aboutissement est de se passer complètement de serveur central. Pourtant, à l’époque déjà, tous les logiciels de téléchargement n’avaient pas le même « degré » de peer-to-peer. « De nombreux logiciels étaient basés sur l’existence d’un serveur centralisé pour trouver le contenu, et ensuite on allait le chercher en pair à pair. Or à partir du moment où un système se fonde sur un annuaire centralisé, vous avez juste à fermer l’annuaire…  », précise Kavé Salamatian. D’où la disparition de Napster… et le succès à venir du torrent, organisé à partir d’annuaires de fichiers complètement distribués.

« Megaupload, face au P2P, c’est du téléchargement sale »

Au milieu des années 2000, le développement de nouvelles plateformes plus sécurisées pour l’utilisateur, comme le site Megaupload, annonce la mort à petit feu du téléchargement en P2P. C’est sans compter sur le développement du torrent, lui-même fondé sur le protocole peer-to-peer. « Les créateurs des premiers logiciels ont été attaqués car ils étaient connus et identifiables, raconte Laurent Chemla. Avec le torrent, c’est plus dur de trouver quelqu’un car il n’y a pas de centre. C’est tout le principe de la décentralisation » Mais le torrent casse l’esprit communautaire des premiers logiciels. Pour les nostalgiques, c’est la fin d’une époque : « Évincé par BitTorrent, qui est lui-même menacé par la domination du streaming, eMule n’est quasiment plus utilisé en Europe. Avec lui meurt l’idée la plus pure du peer-to-peer, et la philosophie qui l’accompagnait  », expliquait Guillaume Champeau, journaliste pour le site Numerama, dans un article publié en 2013.

Le partage de fichiers en peer-to-peer n’est pas juste une manière de télécharger de la musique gratuitement. C’est une manière « propre » de le faire. Benjamin Bayart confirme : « Megaupload, face au P2P, c’est du téléchargement sale. Philosophiquement, il y a quelque chose qui ne va pas quand des gens derrière s’en mettent plein les poches.  » Si Soulseek a encore si bonne réputation, c’est parce que l’utilisateur est « obligé » de donner pour recevoir, contrairement aux sites de streaming, voire à certains sites de torrent, comme ThePirateBay, qui rapportent un peu d’argent grâce à la publicité.

Entre 10 et 15 % des internautes

Le P2P n’a pas toujours été perçu comme la traduction technologique d’une certaine philosophie libertaire. Au départ, c’était juste un moyen efficace de télécharger. « Je ne suis pas certain qu’il y ait eu un engagement militant au début. On n’avait pas encore conscience des risques de centralisation d’Internet  », se souvient Laurent Chemla. Car si la multiplication des procès (merci Hadopi) a poussé les utilisateurs vers le torrent ou le streaming, elle a également politisé toute une génération aux enjeux du droit d’auteur, comme le confirme Maxime Rouquet, de La Quadrature du Net : « Cela fait seulement quelques années qu’il y a une forme de revendication politique autour du P2P. On préfère désormais utiliser des systèmes décentralisés car ils ne récupèrent pas nos données pour gagner de l’argent. »

(Oivind Hovland)

Une dimension politique qui ne suffit pas à booster le nombre d’adeptes du P2P, stable depuis quinze ans : « Le P2P représente entre 10 et 15 % des internautes depuis le début des années 2000. Il y a parfois des petites hausses ou des petites baisses, mais il est là, derrière, en permanence  », explique Patrick Waelbroeck, chercheur à Télécom ParisTech et spécialiste du téléchargement illégal. Le P2P sait se réinventer, d’où l’adage du phénix. À tel point que cette technologie s’immisce aujourd’hui un peu partout : Microsoft 10, Skype et même YouTube sont autant d’applications fondées en partie ou largement sur le peer-to-peer.

Certains l’utilisent parce que c’est une solution rapide et efficace (le torrent), d’autres car c’est la seule qui colle à leurs principes. Deux logiques économiques se développent : les logiciels grand public, qui se rémunèrent avec la publicité, et les sites communautaires, qui s’appuient sur des dons pour rembourser les frais de serveurs. Ces communautés, très fermées, souhaitent pour la plupart rester petites pour éviter d’attirer l’attention des pouvoirs publics. C’est le cas de What.CD : pour y accéder, il est nécessaire de connaître quelqu’un ou de passer un examen sur ses connaissances numériques. Sa particularité ? Le partage d’œuvres culturelles rares ou dans des formats d’excellente qualité, le bonheur de vivre caché, et un esprit libertaire rappelant les prémices du Web. Mais ces initiatives plus radicales, ce peer-to-peer souterrain – en opposition à son alter ego plus mainstream –, ne sont pas forcément du goût de tous. « Utiliser des méthodes pour se protéger, cela occulte les revendications politiques, et va à l’encontre de l’idée même du P2P  », estime Maxime Rouquet. « Plus une communauté est fermée, moins elle est politique  », estime quant à lui Benjamin Bayart. (ndlr : le site What.CD a été fermé par les autorités françaises en novembre 2016)

La blockchain, descendante du P2P

Aujourd’hui, la plupart des utilisateurs de ces logiciels considèrent leur appartenance à la « communauté P2P » comme le meilleur moyen d’écouter de la musique, mais aussi comme un engagement politique. Bérurier, rencontré sur Twitter, illustre cette nouvelle génération d’utilisateurs : « On ne va pas se mentir : la majorité des trucs que je télécharge sont trouvables ailleurs de manière légale. Pour moi, c’est un engagement afin de défendre la liberté d’accès à la culture.  » Dans le même temps, le protocole est devenu populaire, même auprès des grandes entreprises. Kavé Salamatian : « Le pair à pair est devenu tellement banal qu’il est utilisé sur un grand nombre d’applications professionnelles, comme Skype. Mais la référence idéologique au pair à pair est typique d’une certaine critique de la société. Elle est vue comme une façon de se différencier. »

Le téléchargement en peer-to-peer est notamment devenu le symbole d’une opposition farouche à la surveillance généralisée. On retrouve d’ailleurs l’argument de la sécurité des échanges au cœur des principes de la blockchain, héritière en droite ligne des logiciels P2P. « Une des descendances du peer-to-peer, c’est la blockchain  », explique Francesca Musiani, chargée de recherche au CNRS et auteure d’une thèse sur les services web en peer-to-peer. « Il s’agit d’un répertoire distribué : lorsqu’un système comme Bitcoin réalise une opération, par exemple une transaction monétaire, la blockchain est l’algorithme qui assure que tout se déroule de façon unique. C’est un algorithme égalitaire, décentralisé et directement évolué du peer-to-peer »

« L’avenir, c’est l’absence d’intermédiaire »

À terme, le peer-to-peer devrait encore repousser les frontières de la décentralisation. « À chaque évolution du P2P, on va vers un lien toujours plus direct entre les utilisateurs. L’avenir, c’est l’absence d’intermédiaire  », affirme Maxime Rouquet, qui imagine un futur où les utilisateurs hébergeront les fichiers individuellement, rendant les serveurs centraux inutiles. En attendant, le peer-to-peer tend déjà à devenir toujours plus anonyme, plus résistant, et surtout, plus politique. « Aujourd’hui, on voit émerger des acteurs qui n’ont aucune connaissance technique mais qui ont des enjeux politiques, comme la Ligue des droits de l’homme ou Amnesty », observe Benjamin Bayart. Les initiatives « P2P friendly » se développent à grande vitesse dans la société civile, comme celle du Software Heritage, qui vise à rendre accessible le code source de tous les logiciels disponibles publiquement. Solution pratique devenue idéologique avec le temps, le peer-to-peer devrait s’imposer à l’avenir comme un modèle toujours plus mainstream et plus radical. Son héritage, lui, est déjà là.

(Yime)

Les quatre familles de plateformes peer-to-peer

Les logiciels pionniers

Contrairement à Napster ou Kazaa, devenus des offres légales après de multiples déboires judiciaires, les logiciels pionniers du téléchargement en P2P ont pour la plupart survécu et peu évolué. La raison de leur résistance est simple : ils sont moins vulnérables car développés de manière communautaire, sans serveurs centralisés. Malgré tout, ils ont parfois fait face à la justice, ce qui a notamment coûté la vie à LimeWire, en 2007. Les derniers résistants, comme eMule ou Soulseek, sont peu utilisés aujourd’hui.

Le torrent et les annuaires publics

Les torrents ont peu à peu remplacé les logiciels pionniers. Leur succès rapide s’explique par une grande vitesse de téléchargement. Conçus sur une logique peer-to-peer, ils fonctionnent avec le protocole de transfert de données BitTorrent, créé en 2002 par Bram Cohen, et passent par des annuaires publics, dont le célèbre ThePirateBay. Extrêmement décentralisés, ils ne sont pas illégaux puisqu’ils n’hébergent aucun fichier, mais la justice a trouvé une parade en visant directement les utilisateurs, dont il est assez simple de retrouver l’adresse IP.

Les trackers privés

Les trackers privés utilisent eux aussi le protocole BitTorrent et fonctionnent avec des annuaires. Seule différence : ils ne sont pas ouverts à tous. Si les annuaires publics sont pratiques pour trouver des fichiers populaires (le dernier album de Rihanna, le dernier Star Wars, etc.), les trackers privés sont chéris par les internautes aux goûts plus pointus. Il en existe des centaines, comme What.CD ou t411. Chacun d’entre eux dispose d’un rituel d’entrée plus ou moins poussé, l’idée étant de rester le plus anonyme possible.

Les sites de streaming légal

Plus récents que les logiciels P2P, ils sont en passe d’écraser la concurrence. Apparues de manière illégale en 2003 avec Radio.blog, les offres de streaming se sont peu à peu légalisées et ont conclu des accords avec les ayants droit. Le plus connu, Spotify, revendique aujourd’hui 35 millions d’abonnés et 100 millions d’utilisateurs. Construits sur un système mi-payant mi-gratuit, Spotify et Deezer ont été rejoints par Napster et Kazaa, anciennes gloires du téléchargement illégal. Si quelques sites de streaming fonctionnaient au départ en peer-to-peer, ils ont progressivement tourné le dos à cette technologie.

Illustration de Une : Yime

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