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Enquête

Ecole : les raisons d'un décrochage

Par Marie-Christine Corbier

Publié le 6 déc. 2016 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

La France affiche la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » au fronton de ses écoles. Mais elle figure parmi les pays les plus inégalitaires de l'OCDE, selon l'enquête internationale Pisa. C'est ce que révélera, une nouvelle fois, l'édition 2015, publiée aujourd'hui. D'autres pays ont, au contraire, su prendre à bras-le-corps la question des inégalités.

Non, on ne dit pas "coup de boule" à l'école, on dit : on s'est "cogné la tête" »; « Lilou, comment veux-tu que les engrenages de ton cerveau fonctionnent si tu n'écoutes pas et si tu ne regardes pas ? » Dans sa classe de grande section de maternelle, à l'école Curie de Saint-Brieuc, Laurence Le Corf envisage l'apprentissage du vocabulaire comme « un puissant levier » de lutte contre les inégalités linguistiques. L'expérimentation menée par cette directrice d'école fait presque figure d'exception dans un pays comme la France, où le déterminisme social est très fort, conduisant à de fortes inégalités - l'étude Pisa (Programme international de suivi des acquis des élèves) de l'OCDE, publiée aujourd'hui, le soulignera encore.

Depuis six ans, elle a mis en place un dispositif qui s'appuie sur les travaux de chercheurs, spécialistes de l'apprentissage de la lecture et de la lutte contre l'illettrisme. « Les écarts subsistent, car les bons élèves ont continué de progresser, mais ils se sont réduits, et c'était le but premier », commente Fanny de la Haye, maître de conférences en psychologie cognitive à l'Ecole supérieure du professorat et de l'éducation (ESPE) de Bretagne. Avec une psychologue scolaire, Marianne André, confrontée à des élèves en grandes difficultés de lecture et qui a puisé des idées chez Maria Montessori et aux Etats-Unis, l'enseignante a élaboré la méthode « deux mots par jour ». « Elle a rattrapé des élèves qu'on disait perdus », glisse Fanny de la Haye. Expérimenté dans cette classe de grande section, le dispositif a essaimé dans les Côtes-d'Armor, et un peu au-delà, de la petite section jusqu'au collège. Jean-Loup Colombi, qui en dessine les cartes et les jeux, l'a même exporté en Finlande, où il l'utilise dans une école française composée à 75 % de non-francophones. Et « ça marche », confie-t-il.

A quatre ans, un enfant pauvre a entendu trente millions de mots de moins qu'un autre issu d'un milieu favorisé, indiquait en 2014 une étude du think tank Terra Nova. Si rien n'est entrepris dès cet âge, les inégalités continuent de se creuser. Assis sur leurs coussins colorés face au tableau interactif, les élèves découvrent, chaque jour, deux mots nouveaux sous forme de devinette. Durant dix minutes, ils explorent, épèlent et s'imprègnent de mots soigneusement choisis dans une liste établie par un chercheur en sciences du langage, Philippe Boisseau. Rien n'est laissé au hasard : « Pour être acquis, un mot doit être entendu, dit et écrit au minimum une dizaine de fois dans des con textes différents, selon l'équipe de chercheurs qui suit le dispositif. Les élèves réinvestissent et réactivent les mots découverts lors de situations de jeu faisant appel à la phonologie, la morphologie, la catégorisation et l'apprentissage en contexte sous forme d'ateliers dirigés. » Ce matin-là, après la séance, Tymeo, Belnency et Léony font de la « production d'écrits ». Ils sélectionnent des mots dans les boîtes rouge, verte et bleue qui deviendront, à l'école élémentaire, verbes, noms et adjectifs. Une fois construites et illustrées, les phrases sont affichées dans la classe... en face d'un plan de coupe du cerveau et de ses « engrenages ». Laurence Le Corf l'a imaginé et dessiné pour expliquer aux enfants l'importance d'être attentif en classe. A d'autres moments de la semaine, les élèves feront les jeux reprenant le vocabulaire étudié, cette fois, à l'aide de tablettes. « Le numérique facilite la pédagogie différenciée et permet de s'adapter au rythme de chaque élève », assure Laurence Le Corf. De l'autre côté de la cour de récréation, une autre enseignante, Marielle Quéméneur, a adapté la méthode à sa classe de CE1-CE2. Les leçons d'orthographe ont remplacé les devinettes de la maternelle, mais l'approche reste ludique. Certains élèves feront une dictée dans le cahier du jour, d'autres, au tableau, d'autres encore, sur tablette. Les enfants en difficulté pourront, grâce au numérique, réécouter trois fois la phrase.

« Liquidation de la formation »

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« En France, les enseignants ont trop peu accès à des formations aux méthodes pédagogiques différenciées et à l'utilisation du numérique », estime Eric Charbonnier, expert éducation à l'OCDE, en faisant référence à ce qui a permis à d'autres pays d'améliorer leurs résultats. Plutôt que de se pencher sur les méthodes d'apprentissage, la France a fait le choix du quantitatif : les élèves français cumulent 864 heures pour apprendre à lire à l'école primaire, contre 804 en moyenne dans les pays de l'OCDE. Certaines méthodes d'apprentissage sont efficaces, d'autres, moins. « Dans une école de masse, l'idée que tous les élèves sont pareils est absurde, déplore le sociologue François Dubet. Comme, en France, on ne sait pas faire de pédagogie différenciée, on trie pour constituer des groupes homogènes. » La formation des enseignants « n'est pas à la hauteur de ce qu'est aujourd'hui l'exercice du métier », poursuit-il. La sacro-sainte liberté pédagogique est parfois « dévastatrice », lâche Fanny de la Haye. Depuis 2013, les ESPE ont succédé aux instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM). Après la « liquidation de la formation » du quinquennat 2007-2012, c'est mieux, juge François Dubet, mais les ESPE sont « une reproduction pas très réussie des IUFM ». « On n'accepterait pas que les ingénieurs et les médecins soient formés comme cela, s'agace-t-il. En disant à un étudiant : "Vous êtes bon en biologie, vous allez faire un petit séjour à l'hôpital et puis vous serez médecin"... »

A l'instar de l'expérimentation de Saint-Brieuc, les pays qui ont réduit les inégalités ont fait de la formation des enseignants un axe fort de leur politique, en s'attaquant au problème dès les premières années de l'enfance. La France fait l'inverse des autres pays de l'OCDE : elle dépense davantage pour le collège et le lycée que pour l'école primaire. Malgré la « priorité au primaire » affichée par le gouvernement depuis 2012, le rééquilibrage entre primaire et secondaire ne s'est fait que partiellement. Elle a aussi longtemps privilégié le redoublement, qui s'avère très cher et peu efficace. Et ses programmes scolaires sont peu adaptés aux 20 % d'élèves en difficulté. « Dans les pays qui réussissent le mieux, on va fixer aux élèves un objectif accessible, comme de courir le 100 mètres en 13 secondes, afin que chacun y parvienne, et on soutiendra celui qui va plus vite que les autres, relève François Dubet. En France, on leur demandera de courir le 100 mètres en 10 secondes, on aidera ceux qui n'y arrivent pas, mais ils ne courront pas plus vite pour autant... »

Discrimination négative

Le sociologue explique que cette pédagogie adaptée aux élites est ancrée depuis longtemps dans notre système scolaire. Depuis que Napoléon, dans un pays ayant éliminé ses élites naturelles issues de l'héritage du sang et de la noblesse avec la Révolution, a construit un lycée dédié à « préparer les élites scolaires qui allaient sauver le pays ». L'école continue aujourd'hui à produire des élites de manière précoce. « La France a un rapport incroyable à son école, qui serait tenue de former des citoyens, de forger la nation, de fabriquer des élites, d'élever le niveau culturel du pays, de lutter contre l'obésité, d'intégrer les immigrés, observe, non sans ironie, François Dubet. Chaque fois qu'on a un problème, l'école est censée nous sauver. Ce rapport à elle nous paralyse. On l'a tellement sacralisée qu'y toucher devient impossible. » Pendant ce temps, du Portugal à la Pologne en passant par l'Italie, les réformes de l'école s'enchaînent pour s'attaquer aux inégalités, de manière pragmatique, par la formation des enseignants et l'aide massive et ciblée aux établissements en difficulté.

La France a, certes, elle aussi une politique d'éducation prioritaire. Mais elle est régulièrement critiquée pour son inefficacité. Le Conseil national d'évaluation du système scolaire (Cnesco) l'a même récemment jugée porteuse de « discrimination négative ». Cette appréciation a déclenché un tollé chez les acteurs de l'éducation prioritaire, qui regrettent que le pays n'ait pas mis des moyens massifs pour soutenir ces établissements. Le gouvernement a pourtant donné davantage de moyens aux établissements les plus défavorisés. Il a aussi doublé l'indemnité annuelle des enseignants qui y travaillent, la portant à 2.312 euros. Mais on est loin de l'Estonie, qui a fortement augmenté le salaire des enseignants dans les établissements difficiles afin d'y attirer les plus expérimentés, relève-t-on à l'OCDE. « En France, les établissements défavorisés sont aussi ceux où les enseignants sont les plus inexpérimentés », souligne Julien Grenet, chercheur à l'Ecole d'économie de Paris et spécialiste de la mixité sociale. La ministre de l'Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, relevait toutefois à la rentrée 2016 une inversion de tendance : 12 % des enseignants ont été volontaires pour aller travailler en éducation prioritaire, contre 6 % l'année précédente. Pour le reste, la diminution de la taille des classes n'est pas assez massive pour produire des effets, tranche Julien Grenet : « Cela fonctionne quand on divise les effectifs par deux, pas quand on les baisse de 10 %. » La mixité sociale par l'affectation des élèves, telle qu'elle se pratique en Belgique, en Espagne, dans les pays scandinaves ou au Royaume-Uni, est encore très peu répandue en France. Quant à la réforme de l'allocation des moyens mise en place par le ministère pour donner plus à ceux qui ont moins, certains disent qu'elle est parfois détricotée au niveau local, notamment lorsqu'il y a menace de fermeture de classe et que le rapport de force instauré par le maire l'emporte sur les principes énoncés par l'Education nationale.

Des chercheurs réclament une autonomie accrue des établissements... et un allégement de l'administration de l'Education nationale. « Najat Vallaud-Belkacem a tenté de corriger les mécanismes de reproduction des inégalités, mais ce n'est pas suffisant, s'emporte un haut responsable. Si l'Education nationale était concentrée sur les derniers travaux de la recherche en matière d'apprentissage et sur les différentes manières d'agir pour rééquilibrer les chances, au lieu de vouloir tout gérer, cela fonctionnerait mieux. L'Education nationale, c'est le Soviet suprême qui s'occupe de tout. Il faut la transformer. » Un point de vue qui nourrit bien des controverses.

Les points à retenir

En France, où le déterminisme social est très fort et conduit à de fortes inégalités, l'éducation se veut quantitative plutôt que qualitative. Avec une pédagogie conçue pour les élites, les programmes scolaires y sont peu adaptés aux 20 % d'élèves en difficulté.

A contrario, les pays qui ont réduit les inégalités ont fait de la formation des enseignants un axe fort de leur politique, en s'attaquant au problème dès les premières années de l'enfance et en privilégiant la formation des enseignants et l'aide massive et ciblée aux établissements en difficulté.

Des chercheurs réclament une autonomie accrue des établissements français et un allégement de l'administration de l'Education nationale.

Marie-Christine Corbier

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