“La Turquie est devenue la plus grande prison du monde pour les journalistes”, Christophe Deloire, de RSF

Mort du journaliste britanno-algérien Mohamed Tamalt en prison, répression massive d’Ergodan en Turquie… 2016 a été une année noire pour la liberté de la presse. Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières, commente le sombre bilan dressé par son association.

Par Richard Sénéjoux

Publié le 14 décembre 2016 à 18h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h24

Attrapé entre deux vols Paris-New York, où il se rendait pour demander un représentant spécial pour la sécurité des journalistes à l’ONU et assister au concert de Richard Galliano en soutien à son association, le secrétaire général de Reporters sans frontières Christophe Deloire revient sur une année 2016 très dure pour la liberté de la presse. Avec la répression à l’œuvre en Turquie, le nombre de journalistes professionnels emprisonnés a bondi de plus de 20 %.

Vous venez de publier votre bilan annuel pour 2016. Quelles leçons ?

L’année 2016 est bien sûr marquée par tout ce qui se passe en Turquie. Avec la répression initiée par Recep Tayyip Erdogan, qui avait débuté avant même le coup d’Etat raté de juillet dernier, ce pays est devenu la nouvelle grande prison pour les journalistes. Plus de cent confrères y sont incarcérés aujourd’hui. La Turquie se transforme en nouvelle Chine ! Notre représentant à Ankara, Erol Önderoglu, avait été arrêté et placé en détention provisoire en juin dernier. Nous avons réussi à le faire libérer, son procès a lieu en ce moment à Istanbul [reprise de l’audience le 11 janvier, NDRL]. Can Dündar, du quotidien d’opposition Cumhuriyet, avait été emprisonné peu de temps après avoir reçu le prix 2015 pour la liberté de la presse, en novembre 2015, et condamné à plusieurs peines de prison à vie. Là aussi, on a obtenu sa libération [il vit depuis en exil, NDRL]. Aucun chef d’inculpation n’est aujourd’hui nécessaire pour jeter un journaliste en prison. Erdogan est en train d’anéantir tout pluralisme médiatique !

Pourquoi un tel silence de la diplomatie européenne ?

Il y a eu des réactions en Allemagne de la part de la chancelière Angela Merkel et du président de la République fédérale, Joachim Gauck, mais elles ont été tardives. Quand Can Dündar est venu en France, le mois dernier, il n’a été reçu que par Harlem Désir, le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes… C’est trop peu. Aujourd’hui, on se rend compte qu’il n’y a pas beaucoup de pays vers lesquels se tourner. Il est temps que l’Union européenne soit à la hauteur de son modèle démocratique et se remette à défendre la liberté de la presse.

“Comment expliquer qu’on ait laissé l’état de santé de Mohamed Tamalt se dégrader sans rien faire ? Il faut ouvrir une enquête.”

En Algérie, le journaliste britanno-algérien Mohamed Tamalt vient de mourir en détention, du jamais vu dans ce pays…

Nous sommes évidemment très choqués. Correspondant du journal algérien El Khabar à Londres, Mohamed Tamalt était un journaliste très engagé, très provocateur. Il avait été condamné à deux ans de prison pour avoir publié des vidéos et des poèmes sur sa page Facebook. C’est terrifiant de se retrouver en prison pour ça !  Il s’était mis en grève de la faim pour s’opposer à sa condamnation. Comment expliquer qu’on ait laissé son état de santé se dégrader sans rien faire ? Il faut ouvrir une enquête. Cela est d’autant plus insupportable que la liberté de la presse a été renforcée dans la constitution algérienne en février dernier (1). L’Algérie est 129e sur 180 dans notre classement annuel, ce qui montre bien la gravité de la situation. Nous publierons d’ailleurs la semaine prochaine un rapport précis sur l’état de la liberté de la presse dans ce pays.

“Les GAFA doivent mettre eux aussi en place des dispositions qui favorisent l’information crédible et pluraliste.”

Que change l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis ?

Le prochain président américain critique violemment les journalistes et tente d’imposer l’ère de l’info manipulée ou dictée par des intérêts partisans, ce que certains appellent la postvérité. Ces contenus se propagent beaucoup plus vite que les informations dignes de ce nom grâce aux réseaux sociaux, avec des algorithmes qui favorisent l’enfermement dans des « bulles filtrantes ». Les médias doivent lutter contre ce phénomène et instituer des nouvelles règles de fonctionnement et de vérification de l’info. Les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) doivent mettre eux aussi en place des dispositions qui favorisent l’information crédible et pluraliste. Tout le monde doit se battre pour rétablir la confiance du public. 

Que vous inspire le conflit qui s’est déroulé à iTélé, le plus long de l’audiovisuel français depuis 1968 ?

Comme nous l’avons relevé dans une étude, beaucoup d’oligarques font leur shopping dans les médias. Ça vaut en Turquie, en Inde, mais aussi en France, où certains hommes d’affaires font passer leurs intérêts au-dessus de l’info. Il ne faut pas laisser penser qu’au nom du droit à la propriété, chacun peut faire ce qu’il veut dans ses médias et imposer sa vision du monde. Le combat des iTélé dépassait largement le cadre de leur chaîne. Le résultat obtenu n’est certes pas satisfaisant mais leur lutte était largement préférable au silence. Il faut réinstaurer des rapports de force dans les médias. Même insuffisante, la loi Bloche qui vise à garantir l’indépendance des médias permet quelques avancées.

(1) L’article précise en outre que « le délit de presse ne peut être sanctionné par une peine privative de liberté ».

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