Enquête

Kab, le réfugié qui rêvait d’entrer à la Sorbonne

Depuis un an qu’il est entré en France sans papiers, il veut reprendre ses études. Mais les programmes de Normale Sup pour les demandeurs d’asile ne peuvent l’accueillir : il vient du Sénégal et parle le français. Et de rendez-vous manqués en incompréhensions, toutes les portes se sont fermées.
par Philippe Douroux
publié le 13 décembre 2016 à 17h06

Il appelle ça un «rendez-vous qui n'en finit pas». Cela fait un peu plus d'un an que Kab se trouve en France après avoir suivi le chemin de tant de réfugiés depuis les plages libyennes, à Lampedusa, l'île des premiers pas dans l'Union européenne.

Ce que veut Kab ? Reprendre des études abandonnées en quittant l'Afrique et s'inscrire dans une université française et la plus prestigieuse d'entre elle si possible, la Sorbonne. Beaucoup de ceux qui partagent son sort de clandestins espèrent du travail, ceux qui viennent de la corne de l'Afrique recherchent la sécurité ou la liberté, lui, est en quête de savoir. Son français perdu en chemin entre Dakar son point de départ, Tunis, la plage de Zouara sur la côte libyenne, Lampedusa, Bergame et Milan en Italie, doit s'améliorer, mais il lit tout ce qui lui tombe sous la main (les poèmes du Temple de Gnide de Montesquieu et Brassens sont dans son sac), et évoque son envie de s'installer sur les bancs de la Sorbonne pour suivre des cours de philosophie. De la Sorbonne, il est très loin, de la philosophie aussi, et depuis une année que nous le suivons (1), il n'a guère progressé depuis ses premiers pas en France.

Le billet de train de nuit avec lequel il est arrivé de Bergame, dans le nord de l'Italie, est comme neuf. Il le conserve comme s'il s'agissait d'un objet sacré : Trenitalia, 35 euros, carrozza 86, cuccetta 12, arrivée à 10 h 26, avec quelques minutes de retard, à la gare de Lyon, le 23 octobre 2015. Cette fois, il était attendu par Brahim, un ami de galère, qui s'était proposé de l'attendre devant un café situé en face de la gare. L'année précédente, il avait été arrêté au bout du quai pour un «simple» contrôle d'identité. Direction le centre de rétention de Vincennes, quarante-trois jours d'attente, d'incertitudes, de violences et retour en Italie.

Il y a un an, il ne connaissait pas encore les règles élémentaires de comportement que doit s’imposer le «sans-papiers». La première : ne jamais avoir son passeport sur soi ou chez soi, pour éviter un retour immédiat au pays. Ensuite, il faut éviter les gares, les lieux de grandes transhumances comme les couloirs du Châtelet ou de la gare du Nord, n’avoir aucun signe distinctif, même le plus banal. Il doit s’effacer.

Une dernière chose à savoir : plus que des policiers, ce sont les contrôleurs de la RATP qui tissent le filet le plus serré pour un clandestin. Avoir un ticket de métro valide devient vite un souci quotidien préalable à tout déplacement. Pour le logement, le travail ou les communications, Kab s’en sort comme les autres, plus ou moins bien selon les moments, mais pour l’arrêter, les forces de l’ordre devraient se positionner devant les universités ou les lieux d’entraide étudiants.

Arrivé à Paris le 23 octobre 2015, un vendredi, il se trouvait trois jours plus tard, le lundi 26 à la première heure devant le bureau des inscriptions de Paris-VIII, rue de la Liberté, ça ne s'invente pas, à Saint-Denis. Ce jour-là, il commence son «long rendez-vous» qui dure encore aujourd'hui. Kafka et Courteline l'accompagnent depuis sans le lâcher. «D'une université, à une ONG ou une association étudiante, je cours, et à chaque fois, j'ai l'impression d'arriver ou trop tôt ou trop tard. A chaque fois, la porte est fermée», dit-il sans colère, mais sans résignation. «Je suis arrivé dans une vague d'immigration clandestine, c'est vrai. Ça n'empêche, l'éducation est un droit. Et la France est le rêve de beaucoup de jeunes Africains quand on évoque les études après le baccalauréat.»

Le 26 octobre 2015, il est «trop tard», les inscriptions sont clauses depuis peu, et il entame l’apprentissage de «la pièce qui manque», du «détail qui cloche», de ce truc qui va l’empêcher systématiquement de rentrer dans une case ouverte.

Deux mois plus tôt, l’Ecole normale supérieure a lancé un mouvement d’accueil des réfugiés dans les grandes écoles et les universités. A l’initiative d’élèves qui ont passé l’été 2015 dans les centres d’hébergement plus ou moins improvisés ou les lieux publics investis ici ou là. Leur idée est de créer une carte d’étudiant invité, d’apporter une aide pour les démarches administratives et des cours de français. Mais fin octobre, tout paraît bouclé. Deux cases ne fonctionnent pas : l’association Migrens, qui gère les candidatures et suit la quarantaine d’étudiants réfugiés, demande deux ans d’études supérieures, et il ne faut pas maîtriser le français. Kab a dix-huit mois d’études supérieures en Tunisie, et un français parlé depuis l’enfance qui l’empêchent d’aller plus loin. L’étudiante qui le reçoit rue des Tournelles, à la Maison des initiatives étudiantes, le dit avec gentillesse, avec une compassion infinie, mais elle ne peut rien faire, les règles…

Qu’à cela ne tienne, l’Ecole des mines, les Arts-Déco, Sciences-Po Paris ont monté des programmes similaires… et là commence ce «rendez-vous sans fin» où tout recommence sans cesse. Un entretien, et puis plus rien, plus personne au rendez-vous, par deux fois, plus personne au bout du fil que des répondeurs qui sont autant d’impasses. Il y a de la bonne volonté, mais pas la volonté d’aller au bout, en tout cas, pas avec Kab, qui passe au travers des démarches comme s’il devenait invisible.

Quand en février, il dépose un dossier pour s’inscrire par dérogation dans une université parisienne, il demande dans l’ordre Paris-IV la Sorbonne, Paris-XIII Villetaneuse et Paris-VIII Saint-Denis. Il aurait sans doute dû choisir un autre classement, mais la Sorbonne représente un rêve sinon une illusion. Echec, refus et rejet des dossiers lui reviennent. En octobre, le Réseau universités sans frontières se propose de l’aider dans ses démarches. Rendez-vous un samedi pour une première visite à Tolbiac où se tient une permanence le samedi. Là, ce sont les horaires annoncés qui ne correspondent pas à la réalité. Rencontre avec un militant de l’Unef qui promet d’accompagner. Il faut aller à Saint-Denis, à la Maison des étudiants. Un rendez-vous où personne ne viendra, un autre qui arrive trop tard, quand les inscriptions sont terminées. Il fallait que le dossier soit déposé avant le 13 novembre à minuit. En catastrophe, un ami de Kab se propose de s’y mettre mais le 13 novembre est un dimanche, et il manque trop de pièces au dossier. Raté encore raté. Il faut organiser le prochain rendez-vous, et c’est sans fin. Cette fois, c’est vers le Conservatoire national des arts et métiers que l’on propose à Kab de se tourner. Un ami lui a dit que… peut-être.

Il faut ajouter que Kab a un handicap insurmontable, ineffaçable. S’il a fui l’Afrique, s’il est monté sur ces embarcations pneumatiques blanches, qui partent de la plage de Libye, après s’être fait dépouiller de tout objet de valeur, de billets de banque, de papiers d’identité, de téléphone portable, s’il a vu la mort de près, il est le ressortissant d’un pays démocratique, le Sénégal, dont les citoyens n’ont aucune chance d’obtenir le statut de réfugiés comme les Syriens, les Irakiens ou les Somaliens. Inutile de déposer un dossier à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), «réfugié culturel», ça n’existe pas, et il a une patrie. Pas la peine d’aller voir les avocats qui prennent les dossiers au vol à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Les militants d’associations des droits de l’homme qu’il a rencontrés lui ont dit et redit : ses chances sont égales à zéro, un zéro pointé de l’espoir, un zéro absolu en terme de droit.

«Parfois, j'ai l'impression de revivre le calvaire des onze jours que j'ai vécu sur la plage en Libye avant d'embarquer pour Lampedusa. Une torture oppressante que nous avons subie hommes et femmes sans exception pour débarquer sur le sol européen», dit-il pris par une colère sourde, étouffante. «Je vis dans une grande pauvreté et ma pauvreté n'a rien à voir avec l'argent. Je veux étudier et je n'y arrive pas. Cela ressemble à la sécheresse. J'en ai perdu le sommeil, je reste les yeux fixés au plafond avec une question : "Comment remplir le vide de mon existence ?"»

Alors, il continue à se déplacer en évitant les nœuds de circulation trop denses et trop fréquentés, il veille à toujours avoir un ticket de métro dans sa poche, et il espère, un jour que son «rendez-vous sans fin» avec le savoir français prendra fin, peut-être en février au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), ou ailleurs, à moins qu'il ne se retrouve un beau matin au centre de rétention de Vincennes pour un retour en Italie ou au Sénégal. En attendant, Kab écrit au Bondy Blog pour «assouvir le désir d'écrire».

(1) «Réfugiés : "Si nous faisons machine arrière, c'est la mort"», Libération du 5 mai.

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