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EnquêteAgriculture

Le fléau des algues vertes empoisonne toujours la Bretagne

Les algues vertes prolifèrent sur les côtes bretonnes. Nourries par les pratiques agricoles intensives, elles sont suspectées d’avoir causé la mort de trois hommes et de plusieurs dizaines d’animaux. Mais l’audience sur le décès de Thierry Morfoisse, mort en 2009 alors qu’il ramassait des algues, a encore été reportée, une manifestation aura lieu samedi 17 décembre à Morlaix pour protester contre ce fléau.

  • Baie de Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), reportage

En juillet 2009, Thierry Morfoisse, missionné pour ramasser les algues vertes sur des plages des Côtes-d’Armor, meurt au volant de son camion. L’audience qui était prévue ce jeudi 15 décembre au tribunal des affaires de sécurité sociale de Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor) relative à son décès va être reportée, la procédure judiciaire étant toujours en cours.

Les algues vertes (Ulva armoricana) envahissent les plages bretonnes dans huit de ses baies depuis plus de quarante ans de façon cyclique. Si le problème fait l’actualité au printemps et en été, quand les touristes sont nombreux, les algues vertes empoissonnent bel et bien la vie des locaux toute l’année. En entrant en putréfaction, elles dégagent de l’hydrogène sulfuré, un gaz mortel s’il est inhalé dans de fortes quantités.

Pour Haltes aux marées vertes et Sauvegarde du Trégor, deux associations mobilisées depuis des années contre la prolifération des algues vertes, ces dernières ont causé la mort de Thierry Morfoisse. Les deux associations ont porté plainte fin septembre contre l’État — représenté par son préfet —, pour mise en danger de la vie d’autrui. Les dirigeants associatifs, André Ollivro et Yves-Marie Le Lay, ont été entendus cette semaine par la gendarmerie. « En 1992, la mairie d’Hillion [Côtes-d’Armor] a fait des prélèvements dans le cours d’eau qui se jette dans l’estuaire du Gouessant et a parlé de ce cours d’eau comme d’un “jus toxique”, raconte André Ollivro. Le préfet a ensuite demandé de surveiller cet endroit. Ça fait plus de trente ans qu’on connaît la dangerosité de ces algues et que rien n’est fait. »

André Ollivro (en photo) et Yves-Marie Le Lay forment, avec leurs associations, un binôme incontournable de la lutte contre les marées vertes.

C’est dans ce même estuaire du Gouessant que Jean-René Auffray, un sportif chevronné de 50 ans, a été retrouvé gisant sur le ventre dans une vasière d’algues vertes, le 8 septembre dernier. Dans un premier temps, la thèse de l’arrêt cardiaque a été privilégiée. Il aura fallu la mobilisation des associations luttant contre les algues vertes pour qu’un pompier présent au moment de la découverte du corps parle et pousse le procureur de Saint-Brieuc à demander une autopsie du sportif, le 22 septembre. Les résultats ont été divulgués vendredi 9 décembre : le procureur a expliqué que « les causes de la mort ne peuvent être déterminées », mais « les médecins légistes n’ont pas formellement exclu un trouble du rythme cardiaque ni un décès d’origine toxique. […] Ils notent cependant que la position de la victime évoque un décès brutal ». Les associations environnementales, pour leur part, sont convaincues que ce sont les algues qui ont tué Jean-René Auffray dans l’estuaire du Gouessant. Elles appellent la population à se mobiliser samedi 17 décembre sur la place de la mairie, à Morlaix, à midi, pour dénoncer « ces manquements à la justice de la République ».

Un contentieux opposait la France et l’Union européenne depuis 2012 

Également convaincues de la responsabilité des autorités dans la prolifération des algues vertes, les deux associations avaient déjà poursuivi l’État devant les tribunaux à ce titre. En 2009, il a reconnu sa responsabilité dans le phénomène des marées vertes en Bretagne. L’année suivante, le premier plan de lutte contre les algues vertes a été mis en place, un deuxième a été défini jeudi 8 décembre pour la période 2017-2021. La préfecture de région se réjouit des bons résultats du premier plan : une baisse des apports en azote et une meilleure qualité de l’eau.

Huit baies bretonnes sont concernées par le plan de lutte contre les algues vertes.

En parallèle, un contentieux opposait la France et l’Union européenne depuis 2012 sur l’application de la directive nitrates. La Commission européenne a condamné l’Hexagone à plusieurs reprises pour ses eaux polluées. Le porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll, s’est félicité de voir ce contentieux clos, grâce à des taux de nitrates plus faibles dans les eaux bretonnes. Il a tenu à saluer « l’énorme travail accompli par les agriculteurs et les services de l’État ».

Trois personnes sont mortes et 39 animaux

Les algues vertes ont commencé à proliférer sur les côtes bretonnes dans les années 1970, d’abord de manière isolée, puis massivement. Et les premiers accidents sont survenus.

Les marées vertes apparaissent surtout à partir du printemps, mais il arrive, comme en ce début du mois de décembre, qu’elles soient encore présentes, comme ici dans la baie de Saint-Brieuc.

En 1989, le corps d’un joggeur de 26 ans a été retrouvé dans des algues vertes sur la plage de Saint-Michel-en-Grève (Côtes-d’Armor). Dix ans plus tard, Maurice Brifault a fait un malaise au volant de son véhicule après avoir ramassé des algues vertes sur la même plage. Il s’est réveillé à l’hôpital de Saint-Brieuc après trois jours de coma. En 2008, une habitante a vu ses deux chiens mourir sur la plage d’Hillion (Côtes-d’Armor). L’année suivante, Thierry Morfoisse est donc mort au volant de son véhicule après sa tournée de ramassage des algues vertes. Une semaine plus tard, sur la plage de Saint-Michel-en-Grève, un cheval a succombé et son cavalier est resté dans le coma plusieurs jours. En 2011, 36 marcassins ont trépassé en une semaine sur les plages de Morieux, en face d’Hillion, de l’autre côté de l’estuaire du Gouessant. En septembre 2016, c’était donc au tour de Jean-René Auffray de perdre la vie dans cet estuaire. Au total, trois personnes décès et 39 animaux morts sont liés au dossier des algues vertes.

Dans les cas des marcassins et du cheval, la toxicité des algues vertes a été établie comme cause de la mort. Le tribunal administratif de Nantes a reconnu en 2014 la responsabilité de l’État dans le décès du cheval.

Remonter les cours d’eau jusqu’aux exploitations agricoles 

Il y a l’image d’Épinal de la Bretagne : les vagues, l’air pur et l’odeur typique des algues. Et puis, il y a l’envers de la carte postale : les marées noires, les marées vertes et leur gaz toxique. Si la présence des algues n’a rien de surprenant ni de nocif en soi — elles sont naturellement présentes dans l’environnement —, elles sont aujourd’hui beaucoup trop nombreuses, colonisant l’espace marin et étouffant les autres espèces. Cela pose un problème de biodiversité, en particulier dans des lieux comme l’estuaire du Gouessant, classé réserve naturelle. Le duo associatif Haltes aux marées vertes et Sauvegarde du Trégor a montré (Rapport en PJ) que cet espace, bien que protégé, « est un estuaire mort », comme l’assène Yves-Marie Le Lay.

Acrochées au rocher, ces algues vertes sont en putréfaction. Cela se voit à leur couleur, mais aussi au halo blanchâtre dans l’eau. Si la couche supérieure sèche, l’intérieur restera humide et gorgé d’hydrogène sulfuré, un gaz mortel.

Pour comprendre l’origine du phénomène des algues vertes, il est nécessaire de remonter les cours d’eau et les sols jusqu’à la surface, en l’occurrence celle des exploitations agricoles — notamment porcines dans les Côtes-d’Armor. Les excréments des porcs contiennent de l’azote — un engrais —, qui pénètre le sol et se transforme en nitrates. Ceux-là descendent les rivières, dégradant au passage la qualité de l’eau et terminent leur course dans les baies. Gorgées de cette grande quantité de nitrates, les algues reçoivent une forte dose d’engrais, qui gonfle leur croissance. Et elles trouvent dans la baie de Saint-Brieuc, ensoleillée, chaude et peu profonde, une configuration optimale pour une prolifération détonante.

Des panneaux alertent les promeneurs des dangers des algues vertes à l’entrée des plages.

En 2011, l’Anses (l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) a publié un rapport montrant la toxicité des algues vertes. Dans les huit baies bretonnes concernées par le plan de lutte contre les algues, des panneaux préviennent dorénavant les promeneurs. Sans un mot, néanmoins, sur l’origine agricole de ce risque sanitaire.

« Un changement profond des pratiques agricoles »

Car, entre un pouvoir agricole très fort en Bretagne et un enjeu de santé publique, les préfets sont écartelés. En 2009, celui des Côtes-d’Armor, Jean-Louis Fargeas, avait rédigé un rapport confidentiel, où il écrivait : « En conclusion, la diminution visible et notable de ce phénomène ne pourra passer que par un changement profond des pratiques agricoles sur les secteurs concernés, ce que la profession agricole n’est pas prête à accepter pour le moment. Il s’agit de révolutionner, sur ces secteurs, [...] les pratiques agricoles et changer complètement le modèle économique existant. Cette évolution n’est pas envisageable pour le moment, le phénomène des algues vertes ne peut donc que perdurer. »

La campagne de France nature environnement placardée dans le métro parisien en 2011.

Deux ans plus tard, en 2011, la situation n’avait pas évolué. La campagne d’affichage dans le métro parisien de l’association France nature environnement a été attaquée en justice par les organisations agricoles, qui ont échoué à la faire interdire. Le dialogue était alors très difficile, comme en témoigne ce documentaire audio réalisé à l’époque, et qui n’a pas pris une ride.

« La Bretagne enlisée dans les marées vertes », reportage de mai 2011 de Julie Lallouët-Geffroy (16’52’’).

Yves-Marie Le Lay, de Sauvegarde du Trégor, note cependant un changement en cette année 2016 : « Le monde agricole a été silencieux sur ce nouveau décès : on ne les a pas entendus. »

Yves-Marie Le Lay, de l’association Sauvegarde du Trégor.
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