Il faut bien dire une chose : La Joconde déçoit.

Vous avez quinze jours de vacances, vous avez parcouru des milliers de kilomètres, piétiné trois heures dans le Louvre. Vous êtes chinois, ouzbek ou chilien. Vous approchez, fourbu mais joyeux, d’un attroupement semi-circulaire dessiné par des barrières et là, derrière une forêt de bras brandissant des téléphones, encastrée dans une cloison spécialement dessinée pour elle, abritée derrière un vitrage épais, là, quoi ? La Joconde ? Pas tout à fait : un panneau de peuplier ridiculement petit, une peinture craquelée, noyée dans des vernis jaunis, à travers lequel, de fait, transparaît le fameux sourire…

L’autre soir, je suis retourné saluer cette pauvre Joconde, pour la cinquantième fois de ma vie, tout au plus ; c’est peu et c’est beaucoup. La première, comme tout le monde, me laissa fort désappointé. Que l’œuvre soit admirable, j’ai mis longtemps à le comprendre. Et je ne l’aurais pas compris seul : il m’a fallu bien des lectures savantes.

On me dira que le touriste peut se renseigner grâce aux audio-guides. Certes. Mais le voilà tiraillé entre le visible et l’intelligible. Alors, le touriste fait ce qu’il peut : il prend une photo. LaJoconde lui paraissait nettement plus lumineuse sur l’écran de son ordinateur ; et pour cause ! Elle l’était. L’habitude du rétro-éclairage change singulièrement notre contact avec les œuvres d’art. Emmenez des jeunes gens au musée voir in situ une œuvre étudiée en classe, donc à partir d’une reproduction projetée : ils seront d’abord déçus. Heureusement, ils entrent ainsi dans cette dialectique de la présence et de l’absence qui est au cœur de la culture.

Je suis partisan, d’ailleurs, contre les intégristes de la présence réelle, de lancer un programme non pas de reproduction de Mona Lisa – la pauvre figure déjà sur tant d’assiettes, de foulards et de briquets, sans parler de l’irrévérencieux traitement que lui fit subir Marcel Duchamp, non –, mais de restitution de ce qu’elle fut. Il faut rappeler ce qu’en dit un quasi-contemporain de Vinci, Giorgio Vasari : « Y étaient contrefaits les moindres détails qui se peuvent peindre avec subtilité : les yeux y avaient cet éclat et cette humidité qui se voient sans cesse dans la vie ; et, autour de ceux-ci, toutes ces nuances des chairs rougies ou pâles et les cils, qu’on ne peut faire sans une extrême subtilité ; l’implantation des cils (ou sourcils), épais par endroits et plus rares à d’autres, ne pouvait être plus naturelle ; le nez, avec ses narines roses et délicates, semblait vivant ; la bouche, avec sa fente et le passage fondu de l’incarnat des lèvres à celui du visage, paraissait vraiment de chair et non de couleur ; qui regardait le creux de la gorge y voyait le battement des veines. »

Le plus drôle, en l’espèce, c’est que Vasari n’a jamais vu ce fameux portrait ! Quel rapport entre l’œuvre entr’aperçue au Louvre, l’autre soir, et cette description éblouie ? Qui oserait dire qu’il a vu La Joconde ? Les touristes, eux, se livrent à un culte étrange, qui atteste non pas d’une diminution de l’aura de l’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique (selon la formule célèbre de Walter Benjamin), mais plutôt de son exacerbation. Il ne s’agit pas de « voir » ce tableau, de le goûter, de le comprendre, mais de « l’avoir vu ».

Cette formidable sacralisation, dont André Chastel a fait l’histoire (1), implique évidemment la tentation du sacrilège, depuis un peu plus d’un siècle. L’œuvre a subi de multiples attentats. Aujourd’hui, il semble qu’un spectateur sur deux entre au Louvre, d’abord, pour la voir… Et puis quoi ? Son sourire exaspère.

Comment revoir, c’est-à-dire voir, La Joconde ? Il faudrait peut-être la voler, comme le fit Vincenzo Peruggia, en août 1911. Ce peintre en bâtiment de formation, employé de l’entreprise chargée de mettre les tableaux sous verre (pour les protéger des agressions…) la garda deux ans. La police vint perquisitionner chez lui, mais mal, jugeant qu’un simple ouvrier ne pouvait être l’auteur d’un vol aussi grandiose. Sa peine de prison purgée, Vincenzo se maria et s’en revint à Paris, où il ouvrit un magasin de peintures. L’histoire ne dit pas s’il a été revoir sa Joconde.

Le vol paraît aujourd’hui impossible. Pour les honnêtes gens et pour les autres, il reste les livres, cette vieillerie dont on nous promet régulièrement la disparition. Lire, donc, dans le silence d’une bibliothèque, en consultant de bonnes reproductions, des images scientifiques ; tout ce qui, en somme, permet de refaire La Joconde, comme on dit « refaire le monde ». Ensuite, retourner au Louvre un soir de nocturne, juste avant la fermeture.

André Chastel, L’Illustre Incomprise (Gallimard, 1988).