Inde : La Bhagavadgita, l’action et le renoncement
Etre l’objet d’interprétations radicalement différentes, c’est le sort de tous les grands textes sacrés, comme on l’a vu au fil des siècles avec la Bible et, de façon aiguë aujourd’hui, avec le Coran. Peut-être est-ce la rançon du caractère universel de la Bhagavadgita, qui est « l’un de ces grands textes qui peuvent être lus partout dans le monde », comme l’explique Marc Ballanfat, docteur en histoire des religions et auteur de la traduction de la Gita publiée par les Editions Diane de Selliers. L’aura du poème dépasse largement la seule population de religion hindoue – pour qui il demeure fondamental : « la Gita reste globalement encore très connue des hindous, elle fait partie de leur éducation, poursuit l’universitaire. Même ceux des Indiens qui se montrent très critiques envers leurs traditions reconnaissent que la Gita a un message moral, éthique, très important. »
Acquérir une telle dimension spirituelle n’allait pourtant pas de soi pour un texte qui, à la base, ne constitue qu’un fragment d’un ensemble beaucoup plus vaste. Le Mahabharata est, avec le Ramayana, l’une des deux grandes épopées du monde hindouiste. Cet ouvrage colossal, beaucoup plus long que la Bible, raconte la guerre terrifiante qui oppose les Kaurava et les Pandava, deux familles cousines, pour le pouvoir. A l’approche du combat, le grand guerrier Arjuna consulte le cocher qui conduit son char, qui n’est autre que le dieu Krishna. Il lui explique son dilemme moral : il sait que son devoir de guerrier est de se battre mais il ne peut se résoudre à tuer ses cousins et ses amis qui sont dans le camp adverse et veut renoncer au combat. Le récit de la bataille est alors suspendu, le temps que Krishna livre à Arjuna son enseignement. Ce sont les 700 vers du discours de Krishna, sur les 100 000 que comprend l’ensemble de l’épopée, qui constituent la Bhagavadgita.
La réponse du dieu cocher aux interrogations d’Arjuna, c’est qu’il faut agir, mais agir avec détachement. « Quand on est au milieu de la société, dans des conflits, dans des combats, il y a un moment où l’action s’impose à nous, explique Marc Ballanfat. On ne peut pas choisir d’agir ou de ne pas agir, on est toujours dans l’agir. » Mais cette action doit s’accompagner de détachement : l’essentiel est d’agir en renonçant à tout bénéfice personnel. « Le paradoxe, c’est que plus on se détache de l’action que l’on doit accomplir, plus d’une certaine manière on l’accomplit de façon efficace », poursuit l’universitaire. Pour les Indiens, l’important, c’est d’« aller jusqu’au bout de son action », car « la bonne marche du monde repose sur les actions des hommes ». Krishna incite donc Arjuna à combattre, comme doit le faire un guerrier, mais à combattre sans en attendre de récompense.
Il peut sembler pour le moins paradoxal qu’un discours destiné à convaincre quelqu’un d’aller tuer ses cousins et ses amis ait pu être interprété par Gandhi comme une ode à la non-violence… En fait, explique Marc Ballanfat, « pour lui, la violence naît à partir du moment où l’individu investit dans l’action des pulsions qui n’ont pas à y être. Mais si l’on accomplit l’action avec un parfait détachement, d’une certaine manière on n’est plus dans la violence. » Et de fait, « Gandhi a agi toute sa vie mais en restant dans le détachement, en refusant la violence. Pour lui, l’interprétation au XXème siècle du détachement, c’est la non-violence. » A l’inverse, estime le traducteur de la Bhagavadgita, les fondamentalistes hindous « essayent de s’appuyer sur des textes fondateurs, ils détournent le sens de la Gita en la privant de son enseignement moral pour ne garder que l’aspect ‘produire des combattants, de vrais guerriers’… »
Même si ce texte « s’adresse à tous », il n’est pas pour autant « d’une lecture facile, reconnaît l’universitaire, car il a un vrai contenu philosophique ». D’où l’intérêt de disposer d’une édition comme celle publiée par Diane de Selliers, c’est-à-dire intégralement illustrée. Une entreprise qui n’allait pas de soi : il n’y a pas de tradition d’illustration de ce texte philosophique. Quand la même maison avait publié en 2011 une somptueuse version du Ramayana, la difficulté avait été de choisir entre les innombrables miniatures réalisées au fil des siècles par les artistes indiens pour illustrer chaque épisode de l’épopée. Cas de figure inverse dans le cas de la Bhagavadgita : la tradition ne représente guère que deux ou trois scènes du poème dont Arjuna sur son char écoutant Krishna. Le problème consistait donc, selon les mots de Diane de Selliers, à « mettre l’abstraction en images » en puisant dans l’immense corpus de l’imagerie traditionnelle indienne.
Ce travail a été mené à bien par Amina Taha-Hussein Okada, conservateur général du Musée national des Arts asiatiques Guimet, déjà responsable de l’iconographie du Ramayana. « C’était une gageure, explique-t-elle, car ce texte n’a jamais été illustré in extenso. On pensait même qu’il était non illustrable, parce que trop métaphysique, trop philosophique… » Mis à part la scène initiale, une autre scène-clé de la Gita a été fréquemment représentée : celle où Krishna révèle à Arjuna sa forme cosmique de dieu englobant l’univers tout entier. Coup de chance : cette scène donne lieu à de nombreuses variations très spectaculaires. Le livre reproduit donc une série de représentations de plus en plus complexes de ce thème, où l’on voit le corps de Krishna/Vishnu (le premier est un avatar du second) incorporant montagnes, forêts, animaux, hommes, dieux, villes, lune et soleil… Des variations éblouissantes du Visvarupa, forme cosmique de Vishnu « réceptacle infini de l’univers », qui justifient à elles seules cette édition.
Pour le reste, Amina Okada s’est livrée à un travail de fourmi en passant au crible les collections de miniatures du monde entier qu’elle avait déjà explorées lors de la réalisation du Ramayana pour y trouver des illustrations susceptibles de « coller » au texte de la Gita. Tout en cherchant à éviter quelques écueils : la répétition ou l’utilisation d’images décalées par rapport au texte. Par exemple, explique la conservatrice du musée Guimet, « il existe d’innombrables représentations de Krishna et Vishnu, mais ce n’est pas parce que l’on parle d’eux dans ce texte qu’on peut y mettre n’importe laquelle de celles-ci ». Son approche a consisté notamment à lire « cinq ou six fois la Gita en regardant mot à mot les termes utilisés susceptibles d’avoir été illustrés ». Parmi les images ainsi identifiées figurent de somptueuses représentations de la syllabe sacrée AUM qui inclut les trois dieux de la trinité hindoue, Vishnu, Brahma et Shiva. La Gita parle souvent des ascètes, sages et autres sâdhus, ce qui nous vaut une galerie de fascinants portraits de ces saints hommes, extraordinairement individualisés, au regard perdu dans leur contemplation intérieure.
« L’iconographie n’allait pas de soi mais elle était là, il suffisait de chercher », commente Amina Okada qui se félicite du caractère « novateur » de cette démarche. De fait, il y a peu de doubles pages, dans l’ouvrage finalement publié, qui ne comportent pas d’illustrations. Le livre se présente ainsi comme un recueil d’une centaine de miniatures mogholes, rajpoutes et autres, du XVIème au XIXème siècles, avec la qualité de reproduction qui caractérise les productions Diane de Selliers. Et l’apport de ces images, bien entendu, n’est pas uniquement décoratif : elles fournissent autant de points d’entrée dans le texte de la Gita et les notices détaillées qui les accompagnent aident fortement à la compréhension de l’ensemble.
Signalons enfin que parmi ses multiples richesses, la Gita est un texte fondateur de la discipline du yoga. Les Occidentaux qui placent le yoga quelque part entre la gymnastique suédoise et la zumba pourront lire avec profit la longue postface de Marc Ballanfat consacrée à « la saveur du yoga » : ils y découvriront que la finalité de cette discipline physique mais aussi et surtout spirituelle n’est rien moins que d’« éprouver une conscience différente du monde et de soi ».
A lire
La Bhagavadgita illustrée par la peinture indienne, 336 pages, 195 euros jusqu’au 31 janvier 2017, 230 euros ensuite. Voir le site des Editions Diane de Selliers.
Soutenez-nous !
Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.
Faire un don