Moi JEune…

Six jeunes femmes racontent le sexisme ordinaire

Harcèlement de rue, mots déplacés, stéréotypes… Six jeunes femmes racontent ce qu’elles subissent au quotidien. Et leur ras-le-bol.
par ZEP Zone d'expression prioritaire
publié le 11 décembre 2016 à 18h06

Sophia, 23 ans, Marseille

«Les voir avec leurs poussettes en bas de chez moi me rend malade» 

«Comme souvent le week-end, je vais rendre visite à mes parents qui habitent ce que l’on appelle une "cité sensible", dans le sud de Marseille. J’ai grandi là. Seulement, dès que j’ai pu être assez autonome pour la quitter, j’ai pris mes jambes à mon cou et je suis partie à quelques kilomètres de là, dans le centre-ville. Quelque 2 000 personnes vivent là. Tout le monde connaît tout le monde. Nous sommes tous allés à l’école implantée au cœur même de la cité, au milieu des "blocs".

«Ce qui me chagrine, c’est qu’une grande partie de ces filles avec qui j’ai grandi, avec qui j’ai joué, sont aujourd’hui enceintes, voire déjà mères. Ce ne sont pas des cas isolés. Ces jeunes filles précocement mères sont légion dans une grande partie des cités marseillaises. Est-ce normal que ces jeunes femmes - ou plutôt ces jeunes filles pour la plupart - ne voient leur avenir qu’à travers leur statut de mère et n’aient pour autre objectif que d’enfanter et élever leurs petits ? Que la seule sécurité qu’elles trouvent, que leur seule voie de réalisation soient la construction d’une cellule familiale ? Je suis profondément triste, car les filles de mon quartier ont été à un moment mes amies. Nombre d’entre elles ont arrêté l’école au collège, au plus tard en classe de troisième.

«J’ai une profonde empathie pour elles mais les voir en groupe avec leurs poussettes dans les escaliers en bas de chez moi me rend malade. J’avoue que j’espérais vraiment pour elles une autre voie d’entrée dans la vie adulte.

«J’espérais que nous fassions notre chemin de vie plus ou moins en parallèle, comme le font tous les autres amis d’enfance qui fêtent leurs diplômes, leurs crémaillères et se présentent petit à petit leurs conjoints. Et, pourquoi pas, un jour, recevoir ou envoyer un faire-part de naissance.

«L’échec de l’intégration des quartiers populaires, mais aussi et surtout l’absence d’aide concrète aux enfants en échec scolaire, voilà la réalité. Je ne vois que la défaillance de l’Etat à protéger et à éduquer ses enfants ; les éduquer à avoir des ambitions, à avoir des projets et à être libres et à comprendre ô combien l’école est émancipatrice. A plus forte raison quand on est femme et femme des quartiers.»

Carole, 22 ans, étudiante, Poitiers

«Je ne suis pas ton jouet»

«Je suis une femme ET j'aime les femmes. Et alors ? Je suis bien d'accord, oui, quel est le problème ? Malgré le fait que j'ai deux fois plus de chances d'être discriminée, je supporte deux fois moins, et de moins en moins, le harcèlement de rue. "Harcèlement de rue" : trois mots sur des expériences quotidiennes ; des regards plus ou moins insistants, des blagues lourdes, des gestes déplacés, des stéréotypes qui t'abîment les tympans, du dénigrement et toute une liste d'attitudes oppressantes et répétées. Etre une femme n'est déjà pas évident dans l'espace public. Etre une femme homosexuelle, c'est pire. Alors je supporte encore moins, lorsque je suis avec ma copine dans des lieux publics comme un supermarché, un bar ou juste la rue, de subir le harcèlement d'hommes qui pensent réellement qu'on leur appartient, sous prétexte qu'on est des femmes jolies et souriantes, sous-entendu plutôt bandantes : "Je vous épouserais bien toutes les deux" ; "Quel jus de fruit vous me conseillez, les filles ? Parce que celui-là, il m'excite le matin."

«Mais mon petit gars, je ne suis pas ton jouet. Tu ne peux pas te permettre de rentrer dans ma bulle quand tu le souhaites. Je ne suis pas un pion dans ton terrain de jeu qu’est l’espace public. Et je t’emmerde. Profondément. Je sais que ma copine est jolie, j’en suis même dingue. Mais là, tu pénètres littéralement mon intimité sans mon consentement. En harcelant une femme, quelle qu’elle soit, tu rentres dans son cercle intime sans qu’elle t’y ait invité. Tu lui enlèves sa liberté. Sa liberté de marcher dans la rue sereine, de jour comme de nuit. Sa liberté de choisir des vêtements sans penser à ce qu’elle risque. Le risque. Sortir dans la rue est devenu un risque à prendre. Raser les murs. Ne pas se sentir à sa place. Faire semblant quand même. La guerre n’est pas déclarée. Mais arrête de me la faire à l’envers en prétendant que ce sont mes regards qui te donnent le top départ, mes cuisses trop voyantes ou mon sourire. Ma présence, en fait ? Si je te dérange, change de trottoir. Si tu veux essayer de me connaître, respecte-moi. Tu me mets les nerfs.

«Pourtant, je ne suis pas du genre très énervée. Je suis de nature calme, tolérante. Il faut juste comprendre qu’au bout de la troisième ou quatrième fois dans la journée, depuis des années, ces qualités s’étouffent dans l’oppression que ton comportement provoque. Je ne le supporte plus. Et je ne continuerai pas à l’accepter. Alors change de regard, respecte les femmes et l’espace d’autrui. Je sais que tu en es capable.»

Andreea, 23 ans, étudiante, Ile-de-France

«Ce jour-là, j’ai mis une jupe…»

«Je travaille en tant qu'assistante pédagogique dans un collège classé REP +, à Nanterre. J'y côtoie une tranche de la population française que je vois de loin habituellement depuis ma fenêtre de banlieue reculée et de par mon statut d'étudiante en droit. Quand je suis arrivée ici, on m'a tout de suite collé l'étiquette de "babtou". On m'a "validée" physiquement et mise dans la case des "fragiles". Mais des "bonnes fragiles". Je suis roumaine. Mais vu que je suis blanche, que je ne porte pas de jogging, que j'ai un langage "soutenu", que je suis étudiante : je suis française. Française, blanche, fragile et bonne.

«Je ne porte pas de hauts amples, de pantalons larges, de tuniques pour cacher mes formes, comme les collégiennes et les surveillantes. Je ne vais pas mettre de décolleté et du moulant non plus. Disons que je m'habille plutôt "casual", avec des gros pulls, des choses confortables, et je me maquille régulièrement. Il peut m'arriver de mettre des talons, mais c'est rare. Les collégiennes me complimentent parfois, me disent que je suis belle ou bien habillée, ou encore que je sens bon. Je suis une "peu-fra". Je croyais que c'était une insulte mais non, je suis une frappe, une belle gosse, quoi. Ah. Tandis que les filles vont avoir tendance à être admiratives, les garçons auront le comportement de mecs "en chien".

«Un jour, comme je me préparais à passer un oral de recrutement, j'ai mis une jupe, un blazer, des talons. Je savais que la matinée serait difficile. Mais je me suis sentie nue, décortiquée. Quelques troisièmes sont entrés dans mon bureau pour me servir des "raaaaaïe", "t'es belle aujourd'hui, qu'est-ce qu'il t'arrive ?" etc. Les collègues surveillantes m'ont aussi jugée du regard. Je devenais parano. J'entendais des «shshshshhshshsh» sur mon passage. Les remarques, négatives ou pas, je les sentais. Je sentais le poids des regards. Je sentais le poids du collège. Je sentais le poids de la misogynie gratuite ("C'est une te-pu"). Ce jour-là, j'ai porté une jupe. Ce jour-là, j'ai éprouvé des sentiments d'homme : de la colère. Je suis en colère devant l'échec de l'Education nationale, de la société qui n'a pas su prendre dans ses bras tous ses enfants.»

Claire et Prisca, 16 ans, lycéennes, Nantes

«Viens là, petite pute !»

«Une fois, on était en train de se promener dans le centre-ville de Nantes, on avait 15 ans, on était habillées en jean-baskets-doudoune-écharpe, avec peu de maquillage. Deux garçons d'environ 17 ans sont venus derrière nous. Ils ont commencé à nous parler et ont touché les cheveux d'une d'entre nous, ils lui ont dit : "T'es belle, toi !" Légèrement paniquées, nous avons accéléré le pas.

«Une autre fois, dans le bus, j'étais assise à côté de la vitre et un jeune homme, bouteille de whisky à la main, qui paraissait saoul, vient s'asseoir de l'autre côté. Et puis il me passe le bras autour des épaules et dit avec un sourire malsain : "Ça va, ma chérie ?" Et il reste comme ça, pendant cinq minutes. Je ne peux pas bouger, coincée entre la vitre et lui. Quand il sort du bus, il me fait un clin d'œil et me dit : "On se retrouvera !" Parfois, il suffit d'un sifflement, d'un mot, d'une phrase. Comme "Wesh, t'es belle, toi". Ou "T'es bonne, mademoiselle". Ou encore "Viens là, petite pute !"

«A chaque fois, tu cherches une solution pour t'échapper et tu te demandes quelquefois si c'est la fin de ta vie. Tu n'oses pas répondre, de peur que ça continue, mais tu te dis que si tu ne réponds pas, ils vont le faire à d'autres filles. Et puis quand tu rentres chez toi, le soir, tu te questionnes : est-ce que c'est de ta faute ? Est-ce que tu étais habillée trop sexy ? Est-ce que tu as eu un comportement trop provocant ? Tu te remets en question pendant longtemps, mais tu n'as vraiment rien à te reprocher. De temps en temps, tes proches te disent : "C'est normal, t'as vu comment t'étais habillée ?" Ou, pour les grands frères, c'est : "Je vais aller leur péter la gueule !" On passe d'une réaction "blasée", qui considère que c'est toi la coupable, à une réaction violente. Alors on n'ose pas tout raconter, car certains te disent : "Bah pourquoi tu le prends mal ? C'est un compliment !" Mais le harcèlement, même sans violence physique, que certains jugent anodin, reste gravé dans nos têtes.»

Léna, 19 ans, étudiante, Lyon

«Tu ne trouveras jamais de travail si tu ne t’habilles pas comme une fille» 

«Un jour, je me suis retrouvée dans un atelier de professionnalisation obligatoire où j'étais censée apprendre à établir le CV parfait, la lettre de motivation parfaite et surtout apprendre à réussir n'importe quel entretien d'embauche. Ma formatrice m'a alors dit : "Tu ne trouveras jamais de travail si tu ne t'habilles pas comme une fille !" Donc je devais m'habiller "comme une fille" ! Mais si jamais je décroche un boulot, ce ne sera pas pour mes compétences mais pour l'excitation que je créerais chez le recruteur ? Et puis, ça veut dire quoi "comme une fille", d'abord ? Elle sait qu'aujourd'hui les femmes aussi portent des pantalons ? On s'est tellement moqué de moi quand j'avais eu l'audace de porter une robe que j'avais arrêté, pour qu'on m'oublie un peu. Et là, on venait me répéter que je devais porter une jupe et des talons pour trouver une place en entreprise. On me demandait de nier la personne que j'étais et je m'en savais totalement incapable.

«Pourtant, une semaine plus tard, je suis arrivée à ma simulation d’entretien d’embauche fagotée comme cette fille que je n’avais jamais été, vacillante sur des talons horriblement inconfortables et mal à l’aise dans une jupe que j’avais toujours trouvée un peu trop courte. J’ai joué le jeu, la mascarade qu’on me demandait et voilà qu’on trouvait un autre problème : mon CV ne valait rien. Je n’avais pas su mettre en valeur mes expériences. Moi, je connaissais le vrai problème : du haut de mes 19 ans, je n’avais aucune expérience qui méritait qu’on s’y intéresse. Et c’était bien normal. Je venais déjà de mentir sur mon apparence, je refusais de mentir sur ce que j’avais fait. Principalement parce que j’étais fière de ce que j’avais déjà fait, surtout de mon été passé à l’usine, à travailler pour me payer cette année d’étude où on m’apprenait de telles stupidités.

«Alors, j’ai quitté la simulation. Si le système dans lequel j’évoluais jusque-là ne voulait pas de moi, très bien, je ne voulais pas de lui non plus. En retrouvant mon appartement, ce jour-là, j’ai balancé ma jupe à la poubelle, j’ai rangé mes escarpins dans un coin de mon placard et j’ai apprécié cinq minutes de silence, cinq minutes d’existence pure loin du monde hypocrite.

«Cette journée a rendu les choses différentes. J’ai bien évidemment été gratifiée d’une mauvaise note à mon atelier de professionnalisation mais, pour la première fois de ma vie, un 9/20 me faisait plaisir, parce que j’avais su être honnête avec moi-même et désormais je savais très bien ce que j’allais faire de ma vie. Et ce n’était sûrement pas vendre une personne que je n’étais pas.

«Six mois plus tard, je quittais ma grande école et ses formations. Sans regret. J’aurais aimé que la formatrice assiste aux vrais entretiens que j’ai réussis depuis. Juste pour qu’elle voie que la personne que j’étais, que ma motivation et mon expérience vécue étaient suffisantes pour une jeune étudiante de 19 ans. Et que je n’avais pas besoin de ma jupe.»

Zep et «Libé»

En publiant ces textes, Libération poursuit l'aventure éditoriale entamée depuis janvier 2015 avec la Zone d'expression prioritaire. La ZEP, média participatif déjà associé à l'Etudiant, à l'émission Périphéries sur France Inter et à l'Association de la fondation étudiante pour la ville (Afev), est un dispositif original développé par une équipe de journalistes pour déployer l'expression des jeunes. Le principe : inciter les lycéens, étudiants, travailleurs, chômeurs, urbains, ruraux à se raconter et à témoigner sur l'actualité et les sujets qui les concernent (école, fac, emploi, argent, santé, amour…) en les accompagnant. Ces récits, à découvrir sur La-zep.fr, dressent un panorama inédit et bien vivant des jeunesses de France.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus