Devant le rideau de fer baissé, deux maîtres-chiens montent la garde. L'un d'eux cadenasse le portail. Sur la boîte aux lettres défoncée, un petit bout de papier d'écolier indique que, derrière ces grilles, siège le mouvement Ni putes ni soumises (NPNS). Ou ce qu'il en reste. La Maison de la mixité, dans le 20e arrondissement de Paris, a perdu de sa superbe. Le 8 mars 2006, elle avait pourtant été inaugurée en grande pompe en présence du président Jacques Chirac et de sa fille Claude, du maire de Paris, Bertrand Delanoë, de Simone Veil... et du premier secrétaire du PS de l'époque, un certain François Hollande. Dix ans plus tard, la chute n'en est que plus amère. L'association a été expulsée de ses locaux le 15 novembre, pour cause de loyers impayés. Le montant de sa dette s'élève à près de 140 000 euros. « Quand on sait que nous n'avons obtenu que 19 400 euros de subventions en 2015, on comprend assez vite comment nous en sommes arrivés là », explique Stéphanie Rameau, l'actuelle présidente de l'association, élue en octobre dernier, depuis les bureaux de SOS Racisme, qui les héberge temporairement.

«  Introduire les mots “pute” et “soumise” dans un slogan, c’était un véritable coup de tonnerre. Cela réveillait le féminisme, qui, à l’époque, ronronnait. »

Que s’est-il donc passé ? Comment expliquer l’effondrement quasi invisible d’une association qui avait connu un succès fulgurant à sa création ? C’était en mai 2003. Sept mois plus tôt, la jeune Sohane Benziane, 17 ans, mourait à Vitry-sur-Seine, brûlée vive par un jeune garçon auquel elle se refusait. En réaction, Fadela Amara, issue des rangs de SOS Racisme, avait lancé une grande « Marche des femmes des quartiers contre les ghettos et pour l’égalité », dans plusieurs villes de France. « À Marseille, nous n’étions pas plus d’une quinzaine, se souvient Marie-Françoise Colombani, alors journaliste à ELLE. Mais c’était un moment extraordinaire. Introduire les mots “pute” et “soumise” dans un slogan, c’était un véritable coup de tonnerre. Cela réveillait le féminisme, qui, à l’époque, ronronnait. » La marche s’achève à Paris avec un défilé de 30 000 personnes. À l’époque, tout le monde se presse pour être sur la photo aux côtés de ces « filles des banlieues » qui veulent rompre avec « l’omerta des cités ». Et même si certains contempteurs les accusent de stigmatiser la figure du jeune arabo-musulman des quartiers, la liste de leurs soutiens est longue : la philosophe Élisabeth Badinter, l’actrice Isabelle Adjani, la photographe Kate Barry, le chanteur Benjamin Biolay… Des comités locaux se créent un peu partout en France et dans le monde, les subventions affluent, jusqu’à 500 000 euros par an. NPNS est devenue en quelques mois un incontournable du paysage féministe français. Trop vite, trop haut ? En 2007, Fadela Amara accepte la proposition de François Fillon et devient secrétaire d’État de son gouvernement d’ouverture. Trahison !

L’association explose. Des militantes de la première heure, comme Safia Lebdi et Loubna Méliane, partent fonder Les Insoumis-es. Les comités locaux se réduisent comme peau de chagrin. La nouvelle présidente, Sihem Habchi, se trouve à son tour dans la tourmente quatre ans plus tard, accusée de conflit d’intérêts et de notes de taxi trop salées. Elle finit par se faire, elle aussi, aspirer par la politique et devient porte-parole d’Arnaud Montebourg dans sa campagne pour les primaires du Parti socialiste.

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Sihem Habchi, présidente de l'association de 2007 à 2011, lors d'une manifestation de soutien à Sakineh Mohammadi Ashtiani, condamnée à mort pour adultère en Iran. ©Abaca

« Le mouvement s'est transformé en une sorte de coquille vide aux actions illisibles »

Ni putes ni soumises, un tremplin pour de plus amples ambitions politiques ? D'anciens proches de l'association le déplorent. « C'est le manque de leadership qui a conduit NPNS à cette situation déplorable, regrette Chékéba Hachemi, présidente de l'association Afghanistan libre et marraine du mouvement à ses débuts. Dans ce genre de structure, il faut un capitaine pour tenir le cap et porter l'action en donnant 200 % de son temps. » Surtout quand on connaît un démarrage aussi intense. Pour Marie-Françoise Colombani, « personne n'a su transformer l'immense élan du départ en action sociale sur le terrain. Le mouvement s'est transformé en une sorte de coquille vide aux actions illisibles ». Certes, il y avait les ateliers dans les écoles ou encore la plateforme d'accueil des femmes victimes, mais très vite la machine s'est mise à tourner à vide. L'association est passée d'une quinzaine de salariés, au temps de sa splendeur, à zéro aujourd'hui. Certains jours, seule une stagiaire était en mesure d'accueillir les femmes venues demander conseil. De mai à octobre, la Maison de la mixité a complètement fermé ses portes. K.-O. faute de forces vives. « Faute de volonté politique aussi », dénonce la psychologue Asma Guenifi, qui a succédé à Sihem Habchi à la présidence du mouvement de 2011 à 2014 : « On veut museler et tuer une association qui dérange. À l'heure où l'on a plus que jamais besoin de lutter contre l'intégrisme religieux, pour la laïcité et pour l'égalité entre les hommes et les femmes, on coupe les subventions d'une association qui a précisément tout cela comme objet. À l'époque de mon mandat, sous un gouvernement de gauche, les subventions ont été réduites de moitié. La ministre des Droits de femmes ne nous a jamais soutenus. Et la Mairie de Paris a cessé de le faire. Pourquoi ? C'est un mystère. »

« Comment, dans une démocratie en situation d’urgence, une association comme celle-ci est-elle lâchée par l’Etat ? »

Mêmes interrogations chez Fadela Amara, qui, malgré les vicissitudes, est restée sympathisante du mouvement : « Comment, dans une démocratie en situation d'urgence, une association comme celle-ci est-elle lâchée par l'État ? Pourquoi la Mairie de Paris s'est-elle désengagée ? Je n'arrive pas à comprendre. Enfin, si. Ce que je vois, c'est que les obscurantistes, les Zemmour, Ménard et autres, ont le vent en poupe. Et que, dans le camp des progressistes, nous n'obtenons aucun soutien, seulement du mépris. » Contactée à la veille de la Journée internationale contre les violences faites aux femmes, la ministre des Droits des femmes, Laurence Rossignol, n'avait malheureusement pas de temps pour évoquer le sort de NPNS. Presque aucun politique ne s'est d'ailleurs exprimé sur la situation critique du mouvement. Seule Valérie Pécresse, la présidente LR de la Région Île-de-France, a signifié son soutien en proposant d'héberger l'association et de lui accorder une subvention de 25 000 euros. Malgré tout, les militantes et sympathisantes continuent d'y croire, convaincues d'avoir semé des graines dans les esprits. « Dans n'importe quelle chronologie féministe, à la date de 2003, il y a la création de Ni putes ni soumises, observe Loubna Méliane, aujourd'hui conseillère régionale d'Île-de-France. Même si le mouvement n'a plus de locaux, ses idées ont infusé. Une génération de filles a pris conscience de l'importance de la laïcité, de l'égalité entre les filles et les garçons. On a gagné là-dessus. C'est déjà énorme. »

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Fadela Amara, le 28 avril 2009 ©Abaca

NPNS EN 4 DATES

4 octobre 2002 Sohane Benziane est brûlée vive à Vitry-sur-Seine.

2003 Marche des femmes des quartiers contre les ghettos et pour l'égalité. Fondation de l'association Ni putes ni soumises.

2007 Fadela Amara intègre le gouvernement Fillon.

2016 Expulsion de Ni putes ni soumises de ses locaux du 20 e arrondissement.

Cet article a été publié dans le magazine ELLE du 2 décembre 2016. Abonnez-vous ici.