Les époux Beltracchi, les plus grands faussaires de l’histoire de l’art, racontent tout

Wolfgang Beltracchi et sa femme Helene ont trompé le marché de l'art durant quarante ans. Pour Vanity Fair, ils reviennent sur les histoires les plus rocambolesques qui ont émaillé leur vie.
Les confessions des faussaires Beltracchi par Olivier Bouchara et Jrmie Maire
Wolfgang Beltracchi photographié dans son atelier en 2012 pour « Vanity Fair ».Matthieu Raffard pour Vanity Fair

Wolfgang Beltracchi est une légende vivante de la peinture. Durant des décennies, ce faussaire allemand ne s’est pas contenté de dupliquer les toiles de grands maîtres comme Fernand Léger, Heinrich Campendonk ou Max Ernst : il leur en a inventé de nouvelles, si crédibles qu’elles se vendaient plusieurs millions d’euros. Condamné à six ans de prison par un tribunal de Cologne en 2010 après avoir reconnu une trentaine de faux, Je n’ai pas de style et j’ai toujours refusé d’en avoir un, pendant l'exécution de sa peine, pour dévoiler certains de ses secrets de fabrication. Remis en liberté début 2015, il signe avec sa femme Helene Autoportrait (éditions de L’Arche, 580 pages). L'artiste et faussaire a beau avoir arrêté les faux, il n'a pas dit son dernier mot dans le monde de l'art avec lequel il a tant joué.

Vous avez passé quatre ans en prison. Que peut bien faire un faussaire une fois qu'il a été démasqué ?

Wolfgang Beltracchi : Il travaille dur. Avec ma femme Helene, nous poursuivons ce que nous avons commencé en prison. Nous avons participé à la production de Die Kunst der Fälschung (L’Art de la contrefaçon), un documentaire lauréat aux Lola, les César allemands, et qui figure dans la présélection pour l’oscar du meilleur documentaire. Nous venons aussi de finir Der Meisterfälscher (le maître faussaire), une série produite pour les télévisions suisse, autrichienne et allemande. Dans chaque épisode, je réalise le portrait d’une personnalité dans le style d’un peintre connu (Van Gogh, Matisse ou Rembrandt). Nous avons ainsi tourné un épisode avec l’acteur Christoph Waltz, qui m’a reconnu dans un bar à Berlin et qui voulait absolument un tableau de moi. « Pas de télévision, pas de tableau », lui ai-je dit. Lors d’une pause sur le tournage londonien du film Les Huits Salopards de Quentin Tarantino, il est resté deux jours avec nous et il est reparti avec son tableau sous le bras, une toile ambitieuse, où il est peint avec sa femme et Tarantino, à la manière de Max Beckmann, un expressionniste allemand.

Vous avez la réputation d'avoir peint des centaines de faux et de nombreux collectionneurs possèdent sans doute des Beltracchi sans le savoir. Ça ne vous ennuie pas ?

WB : Les experts ont identifié 70 faux. On prétend que 300 toiles environ ont été vendues. Remarquez qu'en quarante ans de carrière, ce n’est pas beaucoup ! En tout, je me suis frotté à une centaine de peintres, c’est déjà beaucoup en comparaison à l’un des plus grands faussaires du XXe siècle, le Néerlandais Han van Meegeren, qui n’a fait que trois peintres pour 15 tableaux. Pas très bien, en plus. On me demande souvent si certains tableaux sont les miens. Si c’est le cas, je dis « oui ». Je dis toujours la vérité. Mais entre nous, les autres faux qui circulent sur le marché sont souvent très mauvais. Je vais même vous faire une confidence, les faux Beltracchi valent désormais très chers : il est impossible d’en acheter un en dessous de 100.000 euros. Aujourd’hui, je ne peins plus de faux, mais pour mes tableaux signés, ma cote n'est pas mauvaise non plus. Elle oscille entre 20.000 euros pour un petit tableau et 150.000 euros. Depuis un an, à chaque exposition, toutes mes toiles s’écoulent en quelques jours.

Helene Beltracchi : En prison, nous avons énormément travaillé. Nous avons d’énormes dettes à rembourser. Et c’est le caractère de Wolfgang : s’il commence quelque chose, il faut qu’il arrive au top. Les créanciers en profitent.

WB : Nous n’avons pas fait de club de clients trompés. Dans le documentaire Die Kunst der Fälschung, on me voit discuter au téléphone avec Daniel Filipacchi, qui avait acheté un de mes Max Ernst. Il me déclare : « Votre tableau est génial, mais maintenant vous allez le signer de votre nom ! » Et il a gardé son tableau, qu’il aime beaucoup d’ailleurs. Il l’a acheté un peu cher, mais tout est possible dans l’art contemporain.

Avez-vous fini de payer l'amende de 9 millions d'euros infligée par la justice allemande ?

WB : En réalité, nous devions près de 20 millions d'euros parce que nous nous étions également engagés à rembourser les acheteurs floués qui se seraient manifestés – en tout, seule une dizaine d'entre eux nous a sollicités, peut-être que les autres ne voulaient pas savoir. Nous avons remboursé 7 millions d'euros avec la vente de nos biens, dont notre magnifique maison à Fribourg. Nous devons donc encore 13 millions, que nous remboursons avec la vente des tableaux et nos autres activités. Mes créanciers n'imaginaient pas que je vendrais autant de toiles. Nos affaires se portent bien. Rien que cette année, nous avons gagné 2 millions d’euros. Et j’ai encore des commandes et quatre expositions prévues pour 2016. Je me suis même retrouvé dans un épisode des Simpson. Le paroxysme du culte. Pour notre fille, c’était quelque chose !

L'épisode The War of Art voit l'histoire de Wolfgang Beltracchi adaptée aux Simpson, avec l'acteur Max von Sydow dans le rôle du fassaire.

Vous avez passé votre vie à emprunter le pinceau des autres. Quel est votre style aujourd’hui ?

WB : il avait reçu Vanity Fair. C’est trop répétitif. Jeune, j’ai fait un constat : si un peintre atteint un certain niveau de notoriété, sa créativité se bloque à cause de son galeriste qui veut toujours le même style. Au milieu des années 1970, j’ai peint trois toiles néosurréalistes, exposées à Munich. Elles se sont vendues à un bon prix pour l’époque. J'ai dépensé tout l'argent au casino. Mais j'ai compris une chose : un peintre, jeune ou vieux, se retrouve toujours obligé de peindre les 30 mêmes tableaux par an pour faire plaisir à son galeriste. J’ai dit « non » : je voulais être libre. Je ne peins pas « à la manière de », je prends la patte et l’écriture d’un peintre, c’est-à-dire le mouvement d’un pinceau sur une toile et je respecte le temps passé sur chaque trait. Je ne fais pas de copies, je crée de nouveaux tableaux. C’est une grande différence. Comme ça, je peux me mettre à la place de n’importe quel peintre. Personne ne peut reconnaître un Beltracchi. Même aujourd’hui, j'ai du mal à signer mes tableaux. Je change à chaque fois. Récemment, sur L’Amant de Mona Lisa, j'ai même fait un tag dans un coin. C’est le bordel.

L’amant de Mona Lisa, un tableau à la manière de De Vinci mêlé avec de la peinture moderne, a été signé par Beltracchi avec un tag, en bas à droite.

Vous avez « travaillé » une centaine de peintres venus de courants très différents durant vos années de faussaire : des artistes de la Renaissance, des Hollandais, des expressionnistes allemands, des surréalistes français, etc. Aujourd’hui, quel peintre vous intéresse ?

WB : Tout dépend des tableaux en fait. Avec la patte de Kees van Dongen, je me suis inspiré d’une nouvelle de l’écrivain russe Vladimir Nabokov, qui me rappelle les expressionnistes allemands et quelques fauvistes : une femme, dans son hôtel, joue de la guitare, quand un ange, envoûté par la mélodie, arrive dans sa chambre. Au bout d'un moment, elle se rend compte que c'est en fait l'ange de la mort. J'ai donc peint deux tableaux. L'un représente un ange blanc, une chambre bleue, et la jeune femme est nue. Dans le second, on comprend qui est l'ange : ses chairs sont transparentes et la femme ferme les yeux. Vous voyez qu'en plein milieu de mon travail, le style a totalement évolué, pour donner quelque chose d’unique. Quand je commence à réfléchir à un tableau, je cherche, dans la centaine de peintres que je connais bien, une écriture qui me permet de transmettre la meilleure idée. Puis je dessine assez précisément, pendant environ une heure. J'ajoute ensuite quelques couleurs, des pastels, des aquarelles.

Les deux interprétations de Nabokov par Wolfgang Beltracchi.

Quand vous peigniez des faux, vous vous documentiez beaucoup : vous lisiez des biographies des grands maîtres et vous voyagiez même sur les lieux où ils avaient vécu. Est-ce encore le cas pour vos nouveaux tableaux ?

WB : Je ne suis plus obligé : je peux peindre avec la patte de n’importe quel peintre. Ils sont en moi. Ils ne se battent pas mais se mélangent parfois un peu. Je me mets à leur place. Récemment, j’ai fait six petits tableaux fauvistes (un Bracque, un Dufy, un Derain, un Matisse), d’une vue du Bec de l’Aigle à La Ciotat. Même s’ils n’ont jamais vécu là-bas, je me suis demandé à quoi ressemblerait leur interprétation. Puis, j’en ai sélectionné trois avec lesquels j’ai fait un grand tableau. Mélanger trois peintres sur une seule toile, c'est inédit. J’étais moi-même étonné du résultat très contemporain. Les six tableaux ont beaucoup plu. L’un d'eux figure dans la collection d’une collectionneuse norvégienne, un autre dans celle du petit-fils de Gunter Sachs.

Études de Dufy, Braque et Derain du Bec de l'Aigle à La Ciotat, par Wolfgang Beltracchi.

Choisissiez-vous toujours les peintres en regardant leur cote ?

WB : En fait, je n’ai jamais regardé si un peintre que je reprenais était cher. Molzahn, avec qui j’ai commencé, n’a jamais été cher, tout comme Campendonk. D’autres le sont devenus par la suite. J’ai rarement fait plus de trois tableaux d’un artiste, ça ne m’intéresse plus ensuite. J’ai choisi mes peintres pour leur aspect visuel. Il y a des peintres que j’ai abandonnés après des recherches parce que leur caractère ne me plaisait pas. Lorsque nous nous promenions dans les musées avec Helene et que j’étais frappé par quelque chose, je me posais des questions : « Qui est cet artiste ? Comment a-t-il vécu ? Quelle est son histoire ? Sait-on tout de sa biographie ? Y a-t-il des angles morts dans celle-ci ? » Si je repérais un espace, alors je m’y faufilais. S'il n'y avait pas de trou, ce n’était pas la peine, car il fallait bien que les experts tombent dans le panneau pour que je puisse ensuite vendre la toile.

Ernst, Léger, Braque, etc. En fait, vous vouliez vous confronter aux plus grands.

WB : Je n’aime pas parler de « petit » ou de « grand » peintre. Disons que certains ont fait de superbes tableaux, d’autres de moins beaux. À Berlin, un chirurgien esthétique voulait prendre des cours de peinture avec moi pour « améliorer son niveau ». Mais ce « niveau » n’existe pas en peinture. C’est bon pour le golf. Il y a des peintres très bons dans leur travail (notamment du XVe, XVIe, XVIIe siècle) parce que la peinture est alors une profession artisanale qui s’apprend. Malheureusement, aujourd’hui, c’est différent : l’art ne vient pas des connaissances de la matière, plus personne ne connaît vraiment le métier mais tout le monde veut peindre. C'est toute la différence avec la musique qui reste une discipline préservée : si vous n'apprenez pas les bases et si vous ne travaillez pas, vous n'arriverez jamais à jouer un concerto.

Dans votre livre Autoportrait, vous vous targuez d’avoir inventé des toiles « que le peintre aurait dû réaliser ». Vous ajoutez même avoir « comblé un vide dans son œuvre ou compléter une série ».

WB : Ce n’était qu’un constat. Max Ernst a réalisé deux séries : les Forêts et les Hordes. Il n’a jamais peint une Horde qui sort de la forêt. Je fais cette démarche intellectuelle pour être proche de Ernst. Cela avait du sens de lier les deux. Pourquoi ? Parce que cela manquait. Moi, je peins ce tableau.

L'interprétation de Beltracchi d'une Horde sortant de la forêt d'après Ernst.

Mais parfois, vous deveniez même votre propre référence. Quand vous vous attaquez à Auguste Herbin, vous faites des variations d’après Maternité, un tableau que vous avez inventé...

WB : Ah ah, je complétais simplement l’œuvre ! Avec Herbin, c'est vrai, j’ai ajouté un petit quelque chose qui n’existait pas. Ça me faisait plaisir. Quand Herbin séjourne en Corse vers 1907, il peint une quinzaine de tableaux, tous acquis par le collectionneur Wilhelm Uhde, premier acheteur de Picasso et découvreur du douanier Rousseau et de Séraphine. Mais ceux-ci ont été perdus pendant la guerre. Il était tout à fait plausible que Uhde en ait acheté 18, par exemple. Lors du séjour en Corse d’Herbin, le peintre n’avait pas réalisé de vue de la place du village ou du port de Bastia : j’ai ainsi ajouté ces toiles à son œuvre, pour la compléter. Au dos des tableaux, j’ai même écrit une notice à la main signée Wilhelm Uhde. On considérait mes tableaux comme les meilleurs de chacun des maîtres imités. Mais c’était plus facile pour moi que pour eux, j’avais cent ans de plus d’histoire de l’art, d’expérience et de regard. Je devais parfois me limiter pour ne pas faire un tableau trop beau. Il existe une limite ténue entre une œuvre trop belle pour être crédible et trop peu réussie pour être de la main de l’artiste. C’est sur cette limite, jamais dépassée par le peintre de son vivant, que je me tenais, comme un équilibriste. Mon vendeur, Otto, me disait souvent : « Fais gaffe, ce que tu fais est trop beau ! » Là résidait toute la difficulté. Le Campendonk qui sert de couverture à notre livre Autoportrait avait été désigné, par le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung, comme plus belle toile du peintre jamais vue. Ça m’a fait très peur.

Vous aviez peur d'être démasqué ?

WB : Lorsque j’ai rencontré Helene, je faisais ce travail depuis déjà vingt ans après tout et j’ai continué pendant vingt autres années. Alors, oui, plus que de la peur, il y a eu des moments de « kick », d'adrénaline. Dans mon livre, j'ai écrit un chapitre intitulé « Un rêve surréaliste ». C'est une rencontre entre Otto, mon vendeur, et un expert de Max Ernst, à qui il remet un faux catalogue de tableaux du maître. L’expert crie : « C’est trop ! Il ne peut y avoir autant de tableaux, personne ne me croira ! Non, ils ne peuvent être vrais ! D’où viennent-ils ? Ils viennent sûrement d’une bande de faussaires agissant au niveau international ! » et il conclut qu'il vaudrait mieux « brûler » les tableaux. Pour tout vous dire, ce rêve n'était pas loin de qui s'est vraiment passé. La dernière année, Helene et moi savions que nous allions être démasqués. Nous avons surtout eu un peu peur pour les enfants. Qu'allaient-ils devenir sans nous ?

HB : Wolgang a accepté d’être examiné par un psychanalyste, qui était aussi artiste et historien de l’art. Après quelques jours, ce docteur a conclu : « Artiste génial, dénué de toute peur aux énergies criminelles énormes. »

WB : Quand j’étais jeune, j’ai dessiné une feuille de cannabis sur mon passeport militaire. J’ai fait une semaine de prison pour ça.

Le faux Campendonk jugé plus beau qu'un vrai Campendonk par le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung.

Helene, vous racontez dans le livre un moment de panique, à tel point que vous avez abandonné un Matisse en pleine rue...

HB : La veille, Wolfgang avait reçu un appel d’Allemagne, lui signifiant que la police voulait l’entendre en qualité de témoin. Le lendemain matin, j'avais rendez-vous à Paris avec un galeriste spécialiste de Matisse. J’ai pris peur. Je ne doutais pas d’obtenir le certificat d’authenticité, mais j’ai eu un pressentiment, persuadée que si je gardais ce Matisse, nous aurions des problèmes avec la police. Dans le métro, je n’avais qu’une chose en tête : me séparer du tableau. Mais se débarrasser d’une telle chose en plein Paris est d’une extrême difficulté. Tout le monde vous regarde. J’ai passé la journée dans le métro avec cette toile très lourde, j’ai tenté de la laisser dans une rame ou aux puces de Clignancourt avant de la glisser, le soir venu, au milieu d’objets encombrants, à côté d’un SDF. Pendant des jours, nous avons regardé les journaux pour voir s’il n’y avait pas un titre du genre « Un Matisse inédit trouvé dans la rue ». On ne sait pas ce que le tableau est devenu. Peut-être a-t-il été trouvé et vendu à un marchand ?

Vous avez fait peindre à Molzahn un portrait du peintre, chorégraphe et mécène Oskar Schlemmer. Pourquoi ?

WB : Molzahn était un ami d'Oskar Schlemmer, mais il n'avait jamais peint un portrait de lui. Il fallait réparer cette injustice. Le portrait a été facile à réaliser car il existait déjà beaucoup de photos de lui, il était très connu dans l’Allemagne des années 1920-1930. C’était la même chose avec le galeriste juif allemand Alfred Flechtheim. J’ai fait plusieurs portraits de lui avec la patte de plusieurs peintres. J'étais étonné qu’il n’en existe pas. Alfred Flechtheim a énormément fait pour les artistes allemands et français. Mais il devenait dangereux pour eux de travailler avec cet homme, l’un des symboles de ce que les nazis appelaient « l’art dégénéré ». Il est mort seul, en Angleterre. Si j’ai fait ces portraits, c’était aussi pour lui rendre sa place dans l’histoire de l’art.

Vous vous êtes aussi servi de l’histoire d’Alfred Flechtheim et de sa proximité avec le grand-père maternel d’Helene, Werner Jägers, pour duper collectionneurs et experts.

HB : Les premiers temps, quand j'allais voir les experts avec les tableaux de Wolfgang, personne ne me questionnait sur leur provenance. Et puis un jour, cette question a surgi. J’ai répondu sans hésiter que ces toiles venaient de mon grand-père, Werner Jägers – comme il était décédé depuis longtemps, je ne lui faisais courir aucun risque. Plus tard, en 2003, on a commencé à me questionner : « Qui était votre grand-père ? Que lui est-il arrivé ? » J'ai répondu que c'était un grand collectionneur d'art, qui avait racheté la collection du galeriste Alfred Flechtheim. Cette histoire ressemble à la vraie… sauf que mon grand-père n’a jamais possédé de tableaux de grands maîtres ni de tableaux aussi chers. C'est pour cela que je n'étais pas gênée de m'arranger avec la réalité. Le fond de l’histoire était vrai : mon grand-père a réellement caché, dans sa résidence, des tableaux achetés à Flechtheim avant qu’il ne fuie l’Allemagne. Nous avons certes menti, mais il était encore plus étonnant de présenter ces tableaux peints par Wolfgang à des experts et de voir qu'ils étaient persuadés d'avoir affaire à des trésors inédits. On se prend à croire à la vérité qu'on invente.

Exemple de fausse étiquette, dessinée par Wolfgang Beltracchi et placée au dos d'un Campendonk.

Vous avez quand même été loin dans le stratagème. Helene, vous avez même posé, habillée comme votre grand-mère dans les années 1930, devant la fausse collection « Jägers ».

HB : C'est Wolfgang qui a eu cette idée : il m'a photographiée devant ses tableaux, avec un appareil d'époque pour vieillir le cliché et ainsi faire croire que ma grand-mère posait devant la collection de son mari. J’étais persuadée que ça ne marcherait jamais. Personne ne pouvait y croire. « Justement, m’a-t-il dit. Je veux tester les experts et voir s’ils sont vraiment forts. »

WB : J'ai fait ça au culot. Je considérais les photos d’Helene comme une performance artistique. Pour que ces photos aient l'air authentique, j'ai fait des recherches durant une année. Il y a vraiment eu des moments où j’ai pris goût un jeu. Pour fabriquer les étiquettes des tableaux de la collection Flechtheim, je découpais des pages dans un vieux livre de compte et je les faisais vieillir dans du thé ou du café. J’ai testé ce truc sur un tableau lors d’une vente chez Christie's. Ça a tellement bien fonctionné que la maison de ventes a reproduit ce label dans le catalogue. Puis il s’est retrouvé dans un autre livre, puis dans un autre. Et c’est ainsi que ces étiquettes sont entrées dans l’histoire de l'art. J’ai recommencé avec parcimonie : environ tous les deux ans, j’apposais une nouvelle étiquette au dos d'un tableau. J’ai peint Paysage avec personnage et oiseau, un tableau censé dater de 1914, inspiré d’un texte d’Else Lasker-Schüler, une poète de confession juive. Dans un petit coin de la toile, j’ai dessiné le portrait d’un petit monsieur avec une moustache et une mèche plaquée sur le côté. C’était Hitler. Il y avait aussi une étoile de David. Et personne ne l’a vu. C’était à la fois une folie et un test. J’ai toujours eu un peu d’irrespect pour le marché de l’art.

Paysage avec personnage et oiseau d'après Heinrich Campendonk, daté de 1917. Sur le côté gauche, Wolfgang Beltracchi a placé un petit personnage. D'aucuns ont cru reconnaître Adolf Hitler. À raison.

Pourquoi ?

WB : L’art demeure quelque chose de mystérieux, comme la religion. Il suffit d'y croire pour qu'une chose existe. Partout dans le monde, on monte des cathédrales pour l’art, plus grandes et plus chères que de vraies églises. Dans ces musées, il faut être silencieux, encore plus que dans un lieu saint. Les marchands d’art, les conservateurs de musée, les artistes, tous travaillent sur ce mystère devenu très cher. Et pour être très cher, il faut savoir inventer des histoires, être très religieux et y croire. Tout ceci n’est qu’une blague. Il y a vraiment très peu de choses sérieuses dans l’art. Tout tourne autour de l’argent. Nous avons exploité cette faille. Des gens achètent sans cesse, transforment l’art en business, cherchent toujours un trésor ou quelqu’un d’encore plus croyant qu’eux. Les marchands d’art font croire que tout le monde est toujours gagnant mais, au bout de la chaîne, les acheteurs se font avoir. Et ils s'en rendent compte : ils accrochent alors le tableau chez eux et ne s’en sépareront jamais – ce serait se confronter à la réalité cruelle du marché de l’art. Le rêve accroché à un mur : c’est ça, le business de l’art.

HB : Dans tout ce marché, il y a tellement de fausses histoires qui circulent : certains catalogues officiels inventaient de toutes pièces des explications sur les tableaux de Wolfgang. Pour Der Blaue Mäher de Campendonk, un catalogue donnait des détails sur l’ancien propriétaire, la galerie de provenance, la date, etc. Tout était inventé. Pour quelqu’un qui connaît un peu l’histoire de l’art, tout ceci sonnait faux : la date d’ouverture de la galerie en question était postérieure à la mort de l’acheteur.

Der Blaue Mäher de Campendonk, peint par Beltracchi.

Sur ce marché de l'art, vous placez-vous du côté des profiteurs ou des fossoyeurs ?

WB : J’ai été un criminel durant quarante ans, voilà tout. J’ai fait de fausses signatures. Mais les tableaux, eux, étaient des originaux, personne ne peut me reprocher cela.

En fait, vous aviez envie que la farce se termine...

WB : Pas du tout, j’étais riche et bien tranquille. C'était le top, on ne pouvait pas faire mieux !

Comment expliquez-vous cette histoire à vos deux enfants ?

HB : Pour eux, ça n'a pas été facile. Ils ont été très forts. Tout ce que l’on fait aujourd’hui, nous le faisons pour eux. Notre fille est artiste et elle regarde notre histoire avec un œil d’artiste.

WB : Elle a arrêté la peinture pour le cinéma. Peut-être ne voulait-elle pas marcher dans les pas de son père. Mon fils est enseignant. C'est un garçon plutôt conservateur, très droit. Il trouve son père génial mais complètement fou. Un grand écrivain allemand m’a dit un jour que je n’étais pas « berühmt » (« célèbre » en français), mais « berüchtig » (« tristement célèbre »). Ça me va totalement.

Tout grand artiste laisse une trace dans le monde. Quelle sera celle de Beltracchi ?

WB : Eh bien, je m’en fous ! J’espère qu’il restera tout de même quelque chose pour les enfants. Mais la notoriété, même après la mort, ne m’intéresse pas. Je suis une personne qui a compté dans l’histoire de l’art. C’est la seule chose qui restera pour toujours car il n’y a jamais eu un faussaire comme moi. Jamais.

Propos recueillis par Olivier Bouchara et Jérémie Maire.