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Patti Smith
Culture

Pourquoi Patti Smith a choisi « A Hard Rain’s Gonna Fall » pour son hommage à Bob Dylan

Jean-Pierre Naugrette revient sur la prestation de la chanteuse américaine lors de la cérémonie Nobel 2016.

On sait les polémiques ayant accueilli, le 13 octobre dernier, l’octroi du Prix Nobel de Littérature 2016 au chanteur américain Bob Dylan. Après une lignée composée de Rudyard Kipling, de William Butler Yeats, de François Mauriac, d’Albert Camus, de Samuel Beckett, de Saul Bellow, de Seamus Heaney, de Harold Pinter, de V.S. Naipaul et tant d’autres lauréats incontestables, les jurés Nobel n’avaient-ils pas pris un risque énorme ? D’autant que le lauréat, en concert à Las Vegas, s’était soigneusement abstenu de réagir, sauf pour laisser entendre qu’il ne se rendrait pas à la cérémonie du 13 décembre.

Même parmi mes amis et collègues universitaires les plus enthousiastes, a priori, pour l’auteur des albums magnifiques que sont Blonde on Blonde ou Blood on the tracks, qui avaient rythmé ma jeunesse, les jugements étaient réservés. Est-ce bien de la « littérature », avançait-on, même si la beauté des paroles forgées, parfois en une nuit, sur un bout de papier, dans une chambre d’hôtel, par l’intéressé, ne faisait aucun doute ? (On connaît le dialogue entre Bob Dylan et Leonard Cohen, récemment disparu : le premier affirme qu’il peut écrire cinq chansons en une nuit, le deuxième répond qu’il lui faut des années).

“Aux grandes questions que l’homme se pose dans sa vie, le chanteur répond avec sagesse : “The answer, my friend, is blowin’ in the wind.””

Personnellement, j’avais applaudi cette annonce courageuse des deux mains, malgré la déception d’un concert au Palais des Sports en 2015, où j’avais aperçu mon idole vieillie, ayant peine à se déplacer sur scène, massacrant allègrement ses plus grands succès comme on casse de la vaisselle coûteuse ou qu’on déchire un beau tableau. L’une des mes chansons-fétiches, « Tangled Up in Blue » (Blood on the tracks), était devenue méconnaissable, et avec elle sa deuxième strophe de légende : « She was married when we first met/Soon to be divorced ». J’avais dû me réfugier dans la superbe interprétation de la même chanson sur YouTube, avec un Dylan l’éternel chapeau vissé sur la tête, l’harmonica tout prêt, baigné dans un halo de bleu violet, le visage blafard, pour réentendre ce timbre si particulier, à la fois ironique, nasillard et tendre, qui fait le charme de ces chansons dans lesquelles la belle n’est plus, comme aujourd’hui, seul objet de conquête, mais souvent perçue sur le mode de la ballade mélancolique. Aux grandes questions que l’homme se pose dans sa vie, le chanteur répond avec sagesse : « The answer, my friend, is blowin’ in the wind ».

C’est dans ces conditions que Patti Smith, l’ancienne égérie de Robert Mapplethorpe, contactée dès septembre pour venir chanter à la cérémonie Nobel, est venue en quelque sorte représenter le lauréat, décidément absent de la scène – pourquoi ? Encore de nouvelles polémiques : s’estime-t-il injustement récompensé, ne mérite-t-il pas le Prix, ou bien méprise-t-il le Prix ? etc. – et seulement présent par un message lu par l’ambassadrice américaine en Suède.

Mais il était là, en quelque sorte incarné par Patti, cette grande prêtresse au profil de vieux sage indien, qui partage avec Bob une diction lancinante, une voix rauque qui descend très bas, presque une voix d’homme. Née en 1946, elle est de la même génération que lui (il est né en 1941), celle des enfants qui ont grandi avec la Guerre froide, la crise des missiles de Cuba en 1962, et la lutte contre le conflit armé au Vietnam.

“Cette chanson fut composée lors de la crise des missiles de 1962, où l’on était passé à deux doigts d’une Troisième Guerre mondiale.”

Ce n’est sans doute pas un hasard si elle a choisi d’interpréter, avec orchestre, « A Hard Rain’s Gonna Fall », extraite de The Freewheelin’ Bob Dylan, sorti en mai 1963, juste après la crise des missiles, et avant l’assassinat de J.F. Kennedy à l’automne. La couverture du disque représente le chanteur marchant dans des rues enneigées, tenu par le bras gauche par une jeune femme dont mes camarades de lycée se demandaient s’il s’agissait de Joan Baez, avec qui il avait vécu, ce à quoi je répondais toujours par la négative. On sait que cette chanson fut composée lors de la crise des missiles de 1962, où l’on était passé à deux doigts d’une Troisième Guerre mondiale. La « Hard Rain » en question n’est autre que le feu nucléaire risquant de tout détruire sur son passage. À la question que chaque strophe reprend avec des variantes,

« Oh, where have you been, my blue-eyed son ?
Oh where have you been, my darling young one ? »

le fils répond en énumérant des images de mort et de désolation. Cette poésie énumérative, qui permet de balayer l’espace américain, Dylan la tient du poète américain Walt Whitman, qui lui aussi aurait mérité le Nobel s’il avait vécu jusqu’à l’orée du XXème siècle.

L’auteur du magnifique album Banga (2012) se lance donc, dans une chanson qui dure près de sept minutes, qu’elle sait par cœur, devant un parterre de têtes couronnées et de savants prestigieux. On connaît la suite : au bout d’une strophe, elle s’arrête, la voix coupée, incapable de continuer. Elle regarde le chef d’orchestre d’un œil implorant, rien n’y fait. La salle, qui avait commencé à s’habituer à la manière dont elle psalmodiait le refrain, « It’s a hard raiiiiiiin’s a gonna fallllll… », n’en croit plus ses oreilles.

Dans un entretien publié sous le titre « How Does it Feel » par le New Yorker du 14 décembre, Patti explique que malgré les répétitions, toutes les précautions prises pour chanter cette chanson à la hauteur de Dylan, elle s’est sentie envahie par « une pléthore d’émotions » : elle pensait à son fils, qui lui aussi a les yeux bleus, à son mari défunt, à Dylan absent, et soudain, dans cette Stockholm envahie par la neige, devant un tel parterre, ses nerfs ont lâché, elle n’a pas pu continuer. Il faut préciser aussi que « Hard Rain » est inspirée, dans son thème et sa structure, d’une ancienne ballade anglaise, « Lord Rendal », dans laquelle la mère accueille ainsi son fils :

« O where have you been, Lord Rendal my son,
O where have you been, my jolly young man ? »

Le jeune homme répond qu’il s’en est allé dans les bois sauvages, et qu’elle devrait lui préparer son lit sans tarder : il est épuisé par la chasse, et n’a qu’une envie, se coucher. De fil en aiguille, par un jeu de questions et de réponses, la mère lui fait comprendre qu’il a été empoisonné par les poissons que lui a donné à manger sa bien-aimée, celle qu’il appelle son « true love », expression reprise avec ironie par sa mère. Est-ce le souvenir enfoui de cette ballade médiévale, le fait que c’est la mère qui connaît le destin de son fils, qui a pu aussi contribuer à cet arrêt ? Ou bien, encore, la sensation subliminale que cette chanson de fin du monde pouvait s’appliquer aussi au nôtre ?

La grande Patti s’est reprise. Elle a poursuivi son hommage à Dylan. Elle est allée au bout des sept minutes, d’une belle voix grave, encore un peu commotionnée. Dans la salle, les gens pleuraient.

(Photo : Patti Smith lors de la Cérémonie Nobel 2016 / Capture écran YouTube)

Jean-Pierre Naugrette

Jean-Pierre Naugrette

Ancien élève de l’École normale supérieure, Jean-Pierre Naugrette est professeur de littérature anglaise du XIXe siècle à l’université Sorbonne- Nouvelle Paris-III. Il est notamment l’auteur de "Pelé, Kopa, Banks et les autres… les héros de mon enfance", (éd. La Différence, 2014). Dernier ouvrage paru : “L'Aronde et le kayak - Une famille à Viroflay 1930-1960”, Les deux soeurs éditions, décembre 2019.

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1 Comment to "Pourquoi Patti Smith a choisi « A Hard Rain’s Gonna Fall » pour son hommage à Bob Dylan"

  1. Avatar
    Carcaly 9 octobre 2019 at 20 h 29 min

    La prestation émouvante de l’interprète pourrait rester dans nos mémoires “d’enfants de la guerre froide”, pas beaucoup plus, hélas, effet de l’obsolescence non programmée et combien rapide des cultures populaires.

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