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Manger en 2030 : salade recomposée

Les cendres de la cuisine moléculaire à peine refroidies, une nouvelle tendance a surgi, stimulant chefs et chimistes : le note à note. Ou comment mitonner des plats en mélangeant habilement des composés chimiques purs.
par Pierre Carrey
publié le 23 décembre 2016 à 19h36

Non, la nourriture de demain ne se limitera pas aux insectes grillés et au steak reconstitué. Pas plus que nous ne mangeons aujourd'hui les pilules ou le pétrole que nous prédisaient les savants (fous). Ce serait trop réducteur… D'ici une quinzaine d'années, notre cuisine sera à la fois déjantée et raisonnable. Elle proposera de nouveaux ingrédients (les algues, mais pas seulement) et emploiera de nouveaux outils, telle l'imprimante 3D (lire page 5). Mais il sera possible d'aller plus loin, avec des plats, des assemblages de goûts, formes, textures, odeurs et couleurs inédits, une alimentation issue de la chimie et transcendée par des as des fourneaux. Cette cuisine du futur qui suscite un intérêt croissant chez les chefs étoilés s'appelle le «note à note».

«Cette cuisine est géniale. Je pense que dans vingt ou trente ans, elle sera peut-être généralisée», nous explique l'un des premiers à avoir réalisé un banquet avec cette nouvelle technique, Pierre Gagnaire (c'était en 2009). Cette gastronomie donne des fruits déroutants mais, paraît-il, délicieux. Par exemple, cette étrange bouchée bleue servie dans une cuillère à Montréal en 2015. Le rouleau bleu avait une texture de poisson, de type turbot, mais un goût proche du concombre tout juste râpé. Il était accompagné d'un granité citronné, qui soulignait la fraîcheur du plat. Parmi les ingrédients, pas trace de végétal ni de poisson. Juste une combinaison de molécules chimiques.

Depuis septembre, les cuisiniers réclament des démonstrations. Ils y ont eu droit en septembre lors de leur congrès mondial à Thessalonique, en Grèce, puis en novembre au Chefs World Summit de Monaco. Deux jours plus tôt, un menu expérimental était concocté à Varsovie par Andrea Camastra, 36 ans, chef 2017 en Pologne pour le Gault & Millau - son «daim-charbon-citrouille-concombre» est resté dans les mémoires.

«Après la cuisine moléculaire, nous voici entrés dans la cuisine note à note», explique Hervé This, 61 ans, professeur à l'Institut national pour la recherche agronomique (Inra). Ce chimiste de renom sait de quoi il parle: il a inventé les deux. La première, qui a cartonné au début des années 2000 dans certains restaurants prisés, comme El Bulli, près de Barcelone, avec le chef catalan Ferran Adrià, s'appuyait sur de nouveaux ustensiles comme les siphons et tubes à centrifuger. Mais seule une élite en a profité et le «moléculaire» a disparu vers 2011 avec la fermeture de ses tables emblématiques. A l'inverse, la cuisine note à note se fabriquera non pas avec des machines mais avec des goûts (des «arômes» et autres extraits). Et elle poursuit cette ambition de nourrir tout le monde.

Musique de synthèse

Tout commence dans le laboratoire d'Hervé This. On le surprend de beau matin en blouse, le geste dandy mais le verbe rigoureux, affairé dans des calculs de courbes tout en écoutant du Haydn. Gastronomie moléculaire et musique sont cousines, selon lui: «La cuisine note à note, c'est l'exact homologue de la musique de synthèse. On part d'ondes pures que sont les composés. Alors que la cuisine traditionnelle est une musique qui part des violons et des trompettes que sont les ingrédients».

En poudre ou en liquide, This joue avec les quelque 7 500 composés odorants de nos aliments. Qu'il laisse aux cuisiniers le soin de combiner, afin de créer des plats. «Mais alors, on se nourrit de petites gouttes ? D'où vient la matière ?» interroge Libération. Une fois n'est pas coutume, This se lance dans une démo. Il verse dans un bol un quart de protéines en poudre, trois-quarts d'eau, un peu d'huile, c'est-à-dire la composition de la chair humaine ou animale. Pour obtenir un peu de couleur, il y ajoute du bêta-carotène (de la vitamine A) orangée. «Ça n'a pas de goût», dit-il en touillant. «Vous voulez un steak frites ?» lance-t-il en nous faisant sentir une fiole qui dégage une odeur de pommes de terre : c'est celle du méthional.

Quelques gouttes de cet extrait, quinze secondes au micro-ondes et voilà le steak de la cuisine note à note. Ou plus exactement un aliment à texture de steak et goût de patate crue. «Si vous voulez qu'il ressemble à une bavette, il suffit de l'étaler sur une plaque et de faire des stries au couteau…» A ce stade, et en attendant qu'un chef étoilé vienne interpréter la partition du maître, on peut encore préférer la viande de bœuf, la «vraie».

Les critiques, le professeur This les voit venir. La toxicité des fioles ? «Tout dépend de la quantité, rétorque-t-il. Boire trop d'eau peut aussi vous tuer». Accuse-t-on le note à note de ne pas cuisiner des aliments ? «Un aliment, c'est ce qu'on mange», rétorque-t-il. De bafouer le produit, alors ? «Les cuisiniers ont tort de parler de produits comme les paysans. Eux, ils utilisent des ingrédients. Et ceux qui se vantent de respecter le produit ont quand même une drôle de conception du respect… Vous avez vu comment ils respectent une carotte ?» Une cuisine du futur adossée à la chimie ? This tacle : «Qu'est-ce que la cuisine sinon de la chimie ? Un œuf à la coque, c'est déjà de la chimie».

Mais le Pierre Boulez de l'isothiocyanate d'allyle (le composé du wasabi, un piquant, presque pétillant) sait que sa nouvelle musique est une rupture violente avec la tradition, ou l'idée qu'on se fait de la nourriture. Ce que résume Jean-Philippe Derenne, cuisinier, médecin et écrivain : «La cuisine des molécules, c'est peut-être l'avenir de l'industrie alimentaire, mais c'est aussi l'inverse du retour à la nature et au produit qui est une tendance lourde et durable de la cuisine.» Avec le note à note, que devient, par exemple, l'éleveur de vache, déjà durement pénalisé par le circuit économique de la grande distribution ?

Aussi étonnant que cela puisse paraître, il y a plein de paysans dans le monde rêvé du note à note. Beaucoup plus que de chimistes, qui s'effacent après avoir élaboré les lois de cet univers. L'agriculteur «produit de la valeur ajoutée», déclare This, parce qu'il est le garant de ce patrimoine dont on extrait des composés. Le cantonnier aussi, d'ailleurs, dont les tontes d'herbe pourraient permettre de générer de nouveaux ingrédients (le gazon renferme des sucres et des acides aminés). Le boulanger mélangera pour sa part son eau non plus avec de la farine mais avec des poudres diverses et variées. Le cuisinier s'en donnera à cœur joie. Quant au consommateur, il pourra faire ses propres mélanges en toute simplicité. Des start-up françaises sont d'ailleurs sur le point de lancer des kits de cuisine note à note.

Possibilités créatives

D'autant qu'elle ne compte pas se limiter à quelques nantis des pays occidentaux mais voudrait alimenter la planète entière. «Attention, ne me faites pas dire que je veux nourrir l'humanité», précise Hervé This. Mais, c'est quand même une éventualité si l'on suit jusqu'au bout la logique du note à note. Le professeur a fait le calcul : «On sait nourrir aujourd'hui 6 milliards d'êtres humains. En 2050, la population passera de 8 à 11 milliards. Comment faire face à cette augmentation ? Par les OGM ? Par des plantes modifiées qui produisent une meilleure photosynthèse ? Je pense que la cuisine note à note à un rôle à jouer». This assure qu'il a déposé la méthode dans le domaine public pour éviter la privatisation de cette forme d'alimentation. Il ne manquerait plus que l'utopie de rassasier la planète tombe entre de mauvaises mains…

Pierre Gagnaire est emballé par cette nouvelle technique. L'artiste de la cuisine explique : «Plus que les insectes ou le bio qui a un prix, la cuisine note à note est une clé pour le futur.» Le chef français, eu égard à ses 66 ans et au style qu'il a forgé, ne veut pas d'un rôle d'ambassadeur pour la cuisine note à note. Ce pourrait être Andrea Camastra. Le chef italien installé en Pologne se dit prêt à abandonner sa cuisine actuelle pour ne composer qu'avec des notes chimiques : «Ce projet de nourrir l'humanité et non une poignée de privilégiés me tient beaucoup à cœur».

Au labo de chimie, il est bientôt l'heure de déjeuner. Hervé This conclut ses expériences et se remémore l'excellent accueil qui leur a été réservé au sommet de Monaco le mois dernier. «Dans cette belle ambiance, un chef avait rapporté un saucisson pur porc de chez lui, en Corse». Le chimiste redescend une seconde sur terre : «Et c'est tellement bon, le saucisson…»

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