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Chronique «Médiatiques»

Canal + et le sketch raciste : sketch ? Quel sketch ?

L’affaire «Gad Elmaleh-Kev Adams» montre que là où les intérêts d’un groupe commencent, la liberté de dénonciation s’arrête.
par Daniel Schneidermann
publié le 25 décembre 2016 à 18h06

Rétablissons les choses. On a beaucoup parlé des émissions supprimées par Bolloré sur Canal + : Guignols, Zapping et, surtout, émissions d'investigation, incompatibles avec la logique corporate de Vivendi. On a moins parlé des émissions qui restent tolérées par le big boss. Et à quel prix elles restent tolérées. L'affaire «Elmaleh-Adams» est l'occasion de se rattraper, en explorant la notion de «marge de manœuvre». Résumons.

Fin novembre, M6 diffuse le spectacle de deux humoristes parmi les plus populaires du moment en France, Gad Elmaleh et Kev Adams. Dans ce spectacle, dix minutes de clichés hilarants sur les Asiatiques, du registre «il y a du chien dans les nems, ah ah ah». Trois semaines plus tard, Anthony Cheylan, rédacteur en chef de Clique.tv – une plateforme de Canal + lancée par le présentateur du Gros Journal, Mouloud Achour – et lui-même d'origine vietnamienne, fait part dans un long texte de sa «honte» au visionnage dudit spectacle. En rappelant (honte dans la honte) que les Asiatiques, face aux agressions racistes de toutes sortes, se défendent moins efficacement que les juifs, les Noirs se défendent ou les Arabes. Pourquoi trois semaines plus tard ? Allez savoir.

Anthony Cheylan tape peut-être à côté. Si on en avait le courage, il faudrait regarder en détail en quoi consiste la totalité du spectacle Elmaleh-Adams. Comprenait-il les mêmes blagues sur les Noirs ? Sur les Arabes ? Sur les juifs ? Il faudrait analyser en détail les clichés anti-asiatiques sur lesquels jouent les dix minutes fatales. Ainsi, «il y a du chien dans les nems» est un cliché, certes, mais pas exactement du même registre que «les Asiatiques ont toujours du cash sur eux». Le premier n’est que stupide, quand le second est stupide et dangereux. Quand quelques milliers d’Asiatiques parisiens sont descendus dans la rue, cette année, pour protester contre les agressions, c’était plutôt au second cliché qu’ils en avaient. Bref, le texte se trompe peut-être un peu de cible, mais ce n’est pas le sujet.

Le sujet, ce sont les suites de ce cri de honte. Dès le lendemain de sa mise en ligne, il disparaît du site. A sa place, apparaissent deux autres textes du même Cheylan et de son chef, Mouloud Achour. Tous deux expliquent que, bien entendu, Adams et Elmaleh ne sont pas, ne sauraient sous aucun prétexte être soupçonnés de racisme. Peut-être ont-ils été maladroits, peut-être leurs blagues ont-elles dépassé leur pensée, mais comment les soupçonner, eux, irréprochables pourfendeurs du racisme et de l’antisémitisme ?

Réplique immédiate des antiracistes des réseaux sociaux, fustigeant Achour et Cheylan pour ce rétropédalage. Et, dans la foulée, contre-rétropédalage d’Achour, qui remet en ligne le texte initial de Cheylan (mais antidaté, afin qu’il reste dans les profondeurs du site) et s’excuse platement d’avoir pu laisser penser qu’il avait pu désavouer celui qui avait lui-même laissé penser qu’Elmaleh et Adams pouvaient être racistes. Non, il n’a pas désavoué Cheylan. Lequel d’ailleurs n’avait nullement laissé penser qu’Adams et Elmaleh étaient racistes.

A lire aussiMonsieur Achour, le racisme n'est pas un jeu, mais un enjeu

Tout va bien. Circulez. Une affaire ? Quelle affaire ? Un sketch ? Quel sketch ? Kev Adams ? Quel Kev Adams ? Dans cette opération d'étouffement dans l'œuf de cette bouffée de rebellion contre la stupidité raciste, la logique d'entreprise l'a emporté. Car il y a deux sortes de dérapages racistes : ceux des bankables et ceux des misérables. Les dérapages anonymes sur les «rézosociaux» (à censurer, à modérer, et plus vite que ça, que fait la police ?). Et des stupidités identiques, proférées sur la scène de Bercy. Même si Achour le dément, tout laisse penser que la maison Canal lui a rapidement fait sentir où s'arrêtait sa liberté de dénonciation. Le fameux rétropédalage a été retweeté par Canal + en pleine nuit. Il faut dire qu'Elmaleh et Adams sont de la maison. Adams, le mois dernier, a parrainé une émission de Canal +. Mieux : le spectacle d'Elmaleh et Adams est vendu en VOD sur le site de Canal +.

Morale : on a le droit de dénoncer le racisme, mais pas les humoristes auteurs de sketches racistes. Allez savoir pourquoi, on repense à Christine Lagarde, reconnue coupable de négligence dans l’affaire de l’arbitrage Tapie, et dispensée de peine, en raison de sa «stature internationale».

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