Menu
Libération
Etats-Unis

Merry Kwanzaa !

Le contre-Noël imaginé par les militants noirs américains à l’acmé du Black Power fête ses 50 ans. Désormais institutionnalisée, cette célébration a un peu perdu la dimension révolutionnaire des origines, censée affirmer la singularité afro-américaine.
par Guillaume Gendron
publié le 25 décembre 2016 à 18h16

Le 26 décembre, dans certaines familles afro-américaines, on allume une bougie noire. On l'installe au centre du kinara, un chandelier à sept branches placé sur une étoffe aux motifs africanisants. On dispose autour des épis de maïs (un par enfant de la famille) et des fruits, ainsi qu'une petite coupe en bois, dite «coupe de l'unité». Dans le même temps, la Maison Blanche publie, comme chaque année, un communiqué souhaitant un «Joyeux Kwanzaa» à ceux qui prennent part à cette fête étalée sur sept jours.

Car aux Etats-Unis, où l’on ne manque jamais de glorifier un melting-pot qui a rarement autant semblé illusoire, après Hanoukkah et Noël, il y a Kwanzaa. Longtemps perçue comme au mieux une curiosité et au pire un réflexe communautaire voire une blague, cette alternative laïque et afrocentrique aux célébrations judéo-chrétiennes et consuméristes s’est, en un demi-siècle, imposée dans le calendrier festif du Nouveau Monde.

Si les estimations autour du nombre de ses pratiquants restent modestes (entre 1 % et 5 % de la population afro-américaine, soit entre 500 000 et 2 millions de personnes, plus quelques partisans au Canada), écoles, musées et collectivités locales multiplient les événements à cette occasion. L’histoire de Kwanzaa, de célébration militante à symbole multiculturel et institutionnel, raconte tout un pan des luttes civiques noires et leur récupération.

Malgré son esthétique panafricaine et son vocabulaire swahili, Kwanzaa a des racines résolument américaines. Sur la côte Ouest plus précisément, dans les ghettos militants de Los Angeles. «L'invention de Kwanzaa, en 1966, par Maulana Karenga et ses amis, étudiants californiens de UCLA [université de Californie] et militants du Black Power, est contemporaine du tournant identitaire et politique des mouvements noirs», rappelle l'historien Pap Ndiaye.

Sept préceptes

Maulana Karenga est né sous le nom de Ronald Everett en 1941, dans le Maryland. Fils d'un fermier qui officie comme révérend le dimanche, issu d'une fratrie de quatorze, Everett passe son adolescence à travailler dans les champs. Arrivé à la fin des années 50 en Californie, il s'impose comme un des leaders étudiants du mouvement pro-black local. A l'université, il adhère à la ligne radicale de Malcolm X qui appelle à «l'autosuffisance» et au rejet de la culture Wasp (White Anglo-Saxon protestant), héritière, selon lui, de celle des esclavagistes. L'année 1965 est un tournant. Malcolm X est assassiné en février et, durant l'été, Watts, le ghetto noir de Los Angeles, prend feu après une bavure policière. Durement réprimées, les émeutes font 34 morts. En réponse, Everett fonde l'organisation nationaliste noire et révolutionnaire Us («nous»), rivale du Black Panther Party de Huey Newton et Bobby Seale.

Si les Black Panthers arborent un look viriliste et militaire (béret, veste en cuir, lunettes de soleil), les membres de Us privilégient les tenues traditionnelles africaines et bricolent une esthétique panafricaine qu'ils opposent aux canons occidentaux. Ils choisissent d'apprendre le swahili, la langue la plus parlée d'Afrique, et changent leur nom. Ronald Everett devient ainsi Maulana Karenga («maître-professeur» et «gardien de la tradition» en swahili). Karenga élabore aussi ce qu'il nomme une «philosophie communautaire panafricaine», qu'il appuie sur sept préceptes : umoja (l'unité), kujichagulia (l'autosuffisance), ujima (le travail et la responsabilité collective), ujamaa (la coopération économique entre Noirs), nia (la détermination), kuumba (la créativité) et imani (la foi dans la communauté).

Fin 1966, il invite ses partisans à célébrer chacun de ces commandements durant chaque journée que durera la fête de Kwanzaa («premiers fruits») qu'il souhaite imposer comme une alternative au Noël des Blancs. Il imagine toute une série de rites - qu'il détaille encore aujourd'hui sur un site internet - et s'inspire du chandelier juif pour le kinara, où l'on allume successivement une bougie noire, trois vertes et trois rouges, en référence aux couleurs du drapeau panafricain de Marcus Garvey, leader jamaïquain du début du XXe siècle et figure tutélaire des luttes afrocentriques.

«Racines africaines»

Dans les années 70, seuls quelques militants de la côte Ouest fêtent Kwanzaa, alors que l’organisation Us, impliquée dans une guerre fratricide avec les Black Panthers et gangrenée par la drogue et les indics du FBI, s’écroule peu à peu. Rendu parano et mégalo, Karenga est condamné à quatre ans de prison en 1971 pour avoir torturé deux femmes membres de Us qu’il soupçonnait d’avoir essayé de l’empoisonner. Pendant longtemps, la personnalité controversée de Karenga et ses positions radicales refroidissent de nombreux Afro-Américains qui voient Kwanzaa comme une «fête factice», en opposition aux cérémonies chrétiennes auxquels ils sont pour la plupart attachés. D’autant que Karenga interdit à ses membres de fêter Kwanzaa et Noël en même temps.

Dans les décennies suivantes, alors que le mouvement Black Power décline, Kwanzaa est comme réhabilitée à mesure qu’elle se dépolitise et s’installe parmi les autres dates du calendrier de jours fériés alternatifs poussé par les militants afro-américains (et aujourd’hui largement officialisé), au côté du Martin Luther King Day le 15 janvier, du Black History Month en février, ou encore de Juneteenth, commémoration de l’abolition de l’esclavage en 1865, le 19 juin.

A la fin des années 80, avec l'émergence d'une classe moyenne noire de plus en plus politisée, Kwanzaa fait l'objet d'une nouvelle popularité, alors que Karenga, sorti de prison et devenu professeur d'université, assouplit ses règles (il concède qu'on puisse fêter Kwanzaa et Noël). L'heure est à la célébration du multiculturalisme, et d'un business potentiel. Des cartes «Happy Kwanzaa !» apparaissent dans les magasins et les tenues ethniques mixées aux codes hip-hop sont à la mode. En 1990, le New York Times estime que 13 millions d'Américains se retrouvent autour de Kwanzaa.

Sept ans plus tard, un timbre officiel à l'effigie de l'événement est commercialisé, et Bill Clinton est le premier président à adresser ses vœux aux pratiquants de Kwanzaa. Celui que Toni Morrison surnommait «le premier président noir» ajoute : «Alors que l'Amérique entre dans une phase de renouveau et de réconciliation, les sept principes de Kwanzaa sonnent justes non seulement aux oreilles des Afro-Américains, mais de tous les Américains.»

Depuis, chaque président a fait de même, mais on doute que le futur locataire du Bureau ovale prenne le relais. En 2011, Donald Trump, obsédé par l’idée de prouver que Barack Obama n’est pas un «vrai Américain», accuse la Maison Blanche d’avoir sciemment oublié de souhaiter un joyeux Noël à ses concitoyens en faveur de Kwanzaa (ce qui n’était pas le cas).

«Aujourd'hui, Kwanzaa a perdu sa dimension nationaliste et révolutionnaire, résume Pap Ndiaye. Institutionnalisée et commerciale, elle ajoute simplement une dimension multiculturelle à la séquence composite des fêtes de fin d'année. Il s'agit moins de remplacer Noël que d'ajouter un événement spécifique - de fait, la plupart des personnes concernées fêtent les deux.» Selon l'historien, Kwanzaa est surtout célébrée «par une petite partie de la population afro-américaine qui souhaite valoriser ses lointaines racines africaines et promouvoir une forme de panafricanisme culturel. On trouve parmi elles des militants associatifs, des universitaires et des artistes…» A commencer par Stevie Wonder, fervent partisan du calendrier afro, qui a baptisé en 2014 sa fille Nia, selon un des sept préceptes. Sa version de Happy Birthday est un des hymnes officieux de Kwanzaa. Le rappeur Chuck D., la diva Erykah Badu et l'acteur Jamie Foxx ont également affiché leur attachement à la fête.

«Coupe de l’unité»

Chaque soirée de Kwanzaa, les membres de la famille chantent et dansent au son de percussions africaines, lisent des poésies et devisent sur le précepte du jour en faisant tourner la «coupe de l'unité». Le 31, jour du festin de karamu, on fait bombance. A l'origine, on dégustait des plats d'inspiration éthiopienne mais, avec le temps, la cuisine caribéenne et la soul food s'y sont fait une place. Il n'est pas rare de manger du poulet frit, du chou (les fameux collard greens) et de la tarte à la patate douce. En principe, seuls les enfants reçoivent un cadeau, qui doit être soit un livre, soit fait-main - Kwanzaa doit rester, selon Karenga, un «mur de résistance au consumérisme».

Pour la majorité des Noirs américains, Kwanzaa est néanmoins plus une excentricité qu'une tradition. Mais, comme l'a résumé l'écrivain Ta-Nehisi Coates, comment ceux qui jouent le jeu du lapin de Pâques et du père Noël pourraient-ils se moquer de Kwanzaa? «Les Noirs aussi ont le droit d'inventer des trucs. Question d'égalité.» Et Joyeux Kwanzaa !

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique